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Section II.1 La question de recherche : Quel modèle de capital investissement pour les pays émergents?

II. Appliquer la théorie financière au capital investissement

1. Rappels sur le couple rentabilité/risque

1.1. L’hypothèse structurante des marchés efficients

Notre analyse se fonde sur la théorie moderne du portefeuille, développée par Harry Markowitz, et qui reçut le Prix Nobel d’Economie en 1990. Dans son article fondateur « Portfolio selection110 » publié en 1952, l'auteur aborde les relations entre risque et rentabilité des actifs, explicitant la manière dont chaque investisseur peut choisir le portefeuille le plus proche de ses objectifs (en minimisant le risque pour une rentabilité donnée ou en maximisant la rentabilité pour un risque donné). La construction du risque, selon la théorie financière, relève de l’accumulation d’un risque macroéconomique (systématique) et d’un risque microéconomique (spécifique). La théorie moderne du portefeuille est fondée sur le principe d’efficience des marchés financiers. Selon le lexique financier figurant dans l’édition électronique de l’ouvrage de référence « Finance d’entreprise – Vernimmen », un marché est efficient lorsque « le prix des titres financiers y reflète à tout moment toute l'information pertinente

disponible. Dans un tel marché, il est impossible de prévoir les rentabilités futures, et un titre financier est à tout moment à son prix. Un tel marché est également appelé marché à l'équilibre ou marché parfait111 ». Cette théorie établit plus particulièrement que seul le risque systématique (ou non-diversifiable) doit être rémunéré, dans la mesure où le risque spécifique (ou diversifiable) à chaque actif peut être réduit jusqu’à disparaître, à mesure de l’accumulation d’actifs décorrélés au sein d’un portefeuille.

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Cette approche a considérablement transformé les pratiques de gestion de portefeuille : à partir de ces travaux, il est devenu possible de déterminer le prix d'un actif en évaluant son risque par rapport au risque moyen du marché. La popularité de cette approche, à travers son modèle de CAPM (Capital Asset Pricing Model), n’a cessé de croître depuis sa formulation, malgré l’annonce régulière de sa disparition dans des articles de recherche tels que « Is Beta Dead Again?112 » en 1993 ou « Is Beta Dead or

Alive?113 » en 2000.

1.2. Le risque : un élément clivant des start-ups et des pays émergents

Nous présentons ici les risques particuliers qui frappent (i) les start-ups technologiques comparées aux sociétés matures d’activités traditionnelles et (ii) les pays émergents comparés aux économies avancées.

Le risque spécifique de la start-up technologique est plus élevé que celui d’une société mature évoluant dans des activités traditionnelles.

Cette première assertion, conforme à l’approche intuitive, est fondée sur les travaux de Tian Luo et Amar Mann, économistes à l’U.S. Bureau of Labor Statistics. Dans leur article de recherche de 2011 intitulé « High-Tech Business Survivorship: An Analysis

By Organization », les auteurs recensent 10 contributions de recherche, qui étayent

leur analyse en ces termes : « Previous studies have found, in general, that survival

rates over a finite period tend to increase with the age of a firm. Furthermore, a vast pool of literature shows that survival rates are sensitive to a variety of firm and environmental characteristics. Many have found that larger start-up size tends to 111

Site Internet Vernimenn.net. Lien :

http://www.vernimmen.net/html/glossaire/definition_marche_efficient.html 112

GRINOLD, R. Is Beta Dead Again? (cover story). Financial Analysts Journal, Juillet 1993, 49(4),28.

113

CHI-CHENG, H. FULLER, B. CHEN, B. Is Beta Dead or Alive? Journal of Business Finance & Accounting, Avril 2000, 27(3/4):283-311

increase the survival rates of firms. However, Agarwal and Audretsch show that this relationship deteriorates for technologically intensive industries (Agarwal & Audretsch, 2001)114 ».

Le risque systématique des pays émergents est plus élevé que celui des économies développées.

Cette seconde assertion, elle aussi conforme à l’approche intuitive, est développée par Joao Neiva de Figueiredo dans sa recherche « Unique characteristics of Cross-

Boarder Emerging Market Private Equity: implications for investors and managers »,

parue en 2008. L’auteur y distingue deux raisons majeures d’un risque systématique supérieur dans les pays émergents comparés aux pays développés. La première raison est la forte volatilité des cycles économiques : « Emerging markets are characterized

by a higher level of macroeconomic volatility, raising the levels of uncertainty and perceived risk in any investment (historically, as a general rule and for various reasons, economic cycles have been more pronounced and changes in trends have occurred more often and more abruptly in emerging markets than in developed economies) ». La seconde raison exposée par l’auteur est la faible maturité des

institutions : « In general, emerging markets are characterized by lower levels of

institutional maturity (…). The existence of less mature institutions in emerging markets frequently leads to lower levels of investor protection, to uncertain contract enforceability, and to vulnerability due to vague or ever-changing ‘rules of the game’115 ».

114

TIAN, L. MANN, A. High-Tech Business Survivorship: An Analysis By Organization Type. Journal Of

Business & Economics Research. October 2011; 9(10):1-15

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FIGUEIREDO (DE), Joao Neiva. Unique characteristics of Cross-Boarder Emerging Market Private Equity: implications for investors and managers. Journal of International Finance and Economics, 2008, Volume 8, Numéro 3, 42-55

2. L’hypothèse du risque spécifique non-diversifiable en capital risque

La littérature retient l’hypothèse d’une inefficience du capital investissement, à travers les mécanismes singuliers de fixation du prix des transactions. Ces mécanismes s’avèrent largement influencés par des éléments exogènes, c’est-à-dire indépendants de la séquence des cash flows actualisés par le consensus de marché à l’endroit de l’actif concerné.

Dans les études présentées ici, le capital risque est conçu comme un cas particulier du capital investissement, plus durement frappé d’inefficience que ne le sont les autres segments du métier, et notamment les LBO.

2.1. L’inefficience du capital investissement dans la littérature

L’hypothèse du « Money chasing deals » : le prix de l’entreprise non cotée matériellement influencé par le montant des fonds levés par le fonds d’investissement. En 2000, Paul Gompers et Josh Lerner ouvrent la voie à une application partielle de la théorie moderne du portefeuille au capital investissement, à cause de l’inefficience qui frappe cette industrie – bien supérieure à celle des marchés de capitaux auxquels elle est originellement destinée. Leur article de recherche « Money chasing deals? The

impact of fund inflows on private equity valuations » marque une étape dans la

littérature sur le sujet, si bien que la « ‘money chasing deals’ hypotesis » se trouve relayée dans des contributions ultérieures qui y font désormais référence (voir paragraphes suivants).

Gompers et Lerner présentent ainsi leur hypothèse de travail : « We explore the

empirical implications of the view that financial markets are perfect. We then consider the alternative suggestion, that exogenous increases in inflows into venture funds

affect valuations due to the segmentation of this market from other financial sectors. Finance theory teaches that the value of a firm should equal the discounted value of its expected future cash flows (…). If markets are perfect, inflows of money into venture capital funds should be unrelated to the valuations of private companies (…). The alternative view is motivated by the possibility that the venture capital market is segmented from other asset classes. In this case, exogenous increases in venture capital commitments may have a dramatic effect on prices. Because partnership agreements typically require that venture funds invest almost exclusively in private companies, increases in the supply of venture capital may result in greater competition to finance companies and rising valuations ». Et de conclure : « (First), the analysis shows that inflows to venture capital funds have had a substantial impact on the pricing of private equity investments116 ».

Au delà de cette conclusion, il est notable que le cas du capital risque – que nous retenons comme référent dans nos travaux – soit présenté par les auteurs comme une situation où l’inefficience est exacerbée au sein du private equity, dont traite majoritairement l’article cité.

L’hypothèse complémentaire au « Money chasing deals » : le prix de l’entreprise non cotée matériellement influencé par la qualité de la gestion et le risque propres au fonds d’investissement.

En 2008, une recherche intitulée « What Drives Private Equity Returns? – Fund

Inflows, Skilled GPs, and/or Risk? » est menée par Christian Diller et Christoph

Kaserer. Elle se propose de compléter les travaux réalisés 8 ans plus tôt par Gompers et Lerner sur l’inefficience du capital investissement – qui s’en trouve confirmée, en pointant à nouveau plus spécifiquement le segment du capital risque. Selon les auteurs, la rentabilité de cette classe d’actifs ne saurait être uniquement expliquée par le risque systématique : le risque spécifique serait partiellement diversifiable en capital

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GOMPERS, P. LERNER, J. Money chasing deals? The impact of fund inflows on private equity valuations.

investissement, et ne le serait pas en capital risque, ce que la recherche exprime en ces termes : « In frictionless and perfectly competitive capital markets, returns on

investments in private equity funds should be determined by systematic risk only. Neither the personal skills of the management team, nor the inflow of money into private equity funds, nor the funds’ characteristics (insofar as they are not related to systematic risk) should have an impact on the performance of these funds. Due to the specific characteristics of the private equity asset class, e.g. the illiquidity of the investment, the stickiness of fund flows, the restricted number of target companies and the segmentation from other asset classes, the market may be far from being frictionless and perfectly competitive, at least in the short run ». Et de conclure : « It was the aim of this paper to document that the ‘money chasing deals’ hypothesis also explains a significant part of variation in private equity funds’ returns. This is especially true for venture funds, because they are more affected by illiquidity and segmentation than buy-out funds(…); we corroborated the importance of fund flows for explaining the funds’ returns. Moreover, we were also able to show that GPs’ skills, as well as the stand-alone investment risk of a fund, have a significant impact on its returns117 ».

Christian Diller et Christoph Kaserer, reprenant l’argument de l’article de Gompers et Lerner de 2000 auxquel ils font explicitement référence, insistent sur la situation particulière du capital risque au sein du private equity : « This seems to suggest that

segmentation and stickiness is present to a greater extent in the venture industry than in the buy-out industry ».

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DILLER, C. KASERER, C. What Drives Private Equity Returns? – Fund Inflows, Skilled GPs, and/or Risk?

2.2. L’inefficience du capital risque dans la littérature

D’autres contributions de la littérature confortent cette singularité du capital risque en se focalisant sur les spécificités de son modèle. Par des approches différentes des articles présentés supra, mais dont les conclusions convergent, elles démontrent l’inefficience du capital risque, qui rend inopérantes les vertus de la diversification.

L’hypothèse d’une neutralisation des bénéfices entre diversification et spécialisation en capital risque.

La littérature analyse que la diversification est inopérante dans les portefeuilles de capital risque. En effet, une telle diversification se ferait au détriment de la spécialisation nécessaire à l’accompagnement interventionniste (« hands-on ») des jeunes sociétés technologiques, érodant ainsi les bénéfices attendus d’une sélection et d’un accompagnement spécialisés (A. Knill, 2009 ; S. Matusik, M. Fitza, 2012 ; H Jo, 2008). Les investisseurs en capital risque financent de jeunes sociétés technologiques dont les besoins en gouvernance et en accompagnement stratégique sont en effet très élevés (voir une revue de la littérature en Partie III, infra). Ainsi, les fonds de capital risque doivent-ils arbitrer entre : d’une part, la spécialisation industrielle qui permet de maximiser leur espérance de retour par l’accompagnement et les conseils qu’ils apportent aux sociétés en portefeuille (démarche entrepreneuriale) ; d’autre part, la diversification inter-industrie qui permet de maximiser leur espérance de retour par la baisse du risque du portefeuille ainsi diversifié.

A. Knill, dans son article de septembre 2009 intitulé « Should Venture Capitalists Put

All Their Eggs in One Basket? Diversification versus Pure-Play Strategies in Venture Capital », conclut à l’inefficacité de la diversification en capital risque : « Managing the different companies in which they invest while at the same time performing

portfolio optimization for themselves, venture capitalists position themselves as a pure-play or diversified conglomerate through their cumulative portfolios (…). I find that neither strategy optimizes both venture capital growth and time to entrepreneurial exit, which highlights a need for institutional investors to clarify fund objectives at the time a fund is established118 ».

S. Matusik S et M. Fitza, dans leur recherche publiée en avril 2012 sous le titre « Diversification in the venture capital industry: leveraging knowledge under

uncertainty », concluent également à l’absence d’effet de la diversification sur les

portefeuilles de capital risque - à cause de son effet d’éviction sur la création de valeur attendue de la spécialisation des équipes de gestion. Ce que les auteurs résument en ces termes : « We examine diversification in the context of venture capital firms.

Drawing on the knowledge and organizational learning literature, we hypothesize that firms benefit from either low levels of diversification because of efficiencies in processing knowledge or high levels of diversification because of access to broad information that facilitates solving complex problems and the ability to direct a portfolio company down different trajectories. Consistent with our hypotheses, we find a U-shaped relationship. Firms benefit from either low or high levels of diversification; moderate levels yield the poorest results. When uncertainty is highest (i.e., early stage investing, no coinvestors), the effects are most pronounced119 ».

H. Jo répond de façon identique à la question de l’effet de la diversification en capital risque, dans un article publié en octobre 2008 sous le titre « Why do private equity

funds of funds grow? ». Il y écrit : « The evidence presented in this paper suggests that the diversification dimensions that could undermine the expertise role in the VC/PC120

118

KNILL A. Should Venture Capitalists Put All Their Eggs in One Basket? Diversification versus Pure-Play Strategies in Venture Capital. Financial Management (Blackwell Publishing Limited). September 2009; 38(3):441-486.

119

MATUSIK, S. FITZA, M. Diversification in the venture capital industry: leveraging knowledge under uncertainty. Strategic Management Journal. April 2012; 33(4):407-426.

120

relationship are the most harmful to these young companies. This supports extant literature that finds that venture capital investment has value in the hand holding that it provides its investment companies121 ».

La surperformance des investisseurs interventionnistes sur les investisseurs financiers. Les contributions citées supra concluent, pour le capital risque, à une équivalence d’efficacité économique entre spécialisation et diversification des portefeuilles. Mais d’autres recherches vont plus loin, qui montrent, sur l’étude d’un panel de fonds américains entre 1996 et 2006, que les fonds de capital investissement dits « Interventionnistes » (non-diversifiés et « hands-on ») affichent des performances doubles comparées au fonds dits « Investisseurs financiers » (diversifiés et agissant sur les leviers de la finance et de la gouvernance). Pour les auteurs, les « Interventionist

Investors » refusent la diversification du portefeuille, et la spécialisation industrielle

qui en découle leur permet un management stratégique de leur portefeuille au-delà de la seule gestion financière (D. Klier, M. Welge, K. Harrigan, 2009).

Dans leur article de 2009 « The Changing Face of Private Equity: How Modern

Private Equity Firms Manage Investment Portfolios », D. Klier, M. Welge et

K. Harrigan définissent une taxonomie des acteurs du capital investissement : « Today's private equity landscape is characterized by two very different management

models: one, the ‘Financial Investor’, represents the traditional form of private equity, maintaining a strong focus on financial engineering and selective changes in the governance model of portfolio companies; the other, the ‘Interventionist’, represents a modern form of private equity with active involvement in decision making and a focus on value creation through active ownership ». Les points communs et les differences

de modèle entre les deux groupes sont précisés par les auteurs, qui valorisent l’absence

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JO, H. Why do private equity funds of funds grow? Journal Of The Academy Of Business & Economics. October 20, 2008, 8(3):8-18.

de diversification des fonds « Interventionnistes » : « Both private equity management

models share a strong common basis and apply financial engineering, governance engineering, and active portfolio management. However, only Interventionists engage in active ownership to improve performance. At the same time, they require more talent and risk flexibility, accountability, and tradability of their investment portfolios by establishing rigid links between their assets. On the positive side, Interventionists take advantage of the effects of related diversification and experience. By focusing the overall private equity firm to a larger extent on related businesses and by implementing a stronger industry orientation in the professional team, Interventionist firms are able to exploit the benefits of industry relatedness122 ».

2.3. Un retour d’expérience personnelle sur la pratique du capital risque

Notre propre expérience pratique du capital risque vient corroborer la revue de la littérature présentée : en effet, ce métier consacre la grande spécialisation des fonds de capital risque par industrie (technologies de l'information, biotechnologie), et le plus souvent sur certains segments. C’est ainsi le cas du fonds d’investissement Banexi Ventures qui affiche une spécialisation – et donc une expertise – dans le financement de start-ups Internet positionnées sur des modèles B2C (vente à des particuliers). Les bonnes pratiques professionnelles du capital risque écartent largement l’idée d’une gestion « statistique » du portefeuille, considérée comme incompatible avec la nature- même des entreprises sous-jacentes en demande d’un accompagnement particulièrement attentif, du fait de leurs caractéristiques : jeunesse, technologie, vulnérabilité et équipes lacunaires.

122

KLIER, D. WELGE, M. HARRIGAN, K. The Changing Face of Private Equity: How Modern Private Equity Firms Manage Investment Portfolios. The Journal of Private Equity, Automne 2009, 12(4), 7-13.

3. Notre approche sous l’hypothèse du risque spécifique non-diversifiable en capital risque

Nous retenons l’hypothèse d’un risque spécifique non-diversifiable en capital risque. En conséquence, ce risque devrait être rémunéré au même titre que le risque systématique. Nous estimons ainsi que l’équivalence de profil de rentabilité/risque entre capital investissement dans les pays émergents et capital risque dans les pays développés, peut fonder notre raisonnement analogique.

Notre approche pose l’équivalence des risques micro et macroéconomiques du capital investissement dans les pays émergents et du capital risque dans les pays développés. Notre hypothèse d’un « risque spécifique non-diversifiable » en capital risque, hétérodoxe par rapport à la théorie financière qui pose que le risque spécifique est toujours diversifiable (dans un marché efficient), nous encourage à adapter l’application du couple rentabilité/risque au cas du capital risque.

Nous considérons que le couple rentabilité/risque ressort élevé à la fois pour une PME rentable des pays émergents et pour une start-up technologique des pays développés. A l’inverse, le couple rentabilité/risque apparaît faible pour une PME rentable dans les pays développés. Dans la suite de nos développements, nous utiliserons les notions plus larges de « systémique » (et non « systématique ») et de « spécifique », pour marquer une application ad hoc de la grille de lecture rentabilité/risque au capital investissement. La mise en parallèle de la start-up technologique en pays développé avec la PME rentable des pays émergents, que nous recommandons, résulte alors d’un système de vases communiquant, jouant à la fois pour la rentabilité et pour le risque : pour la start-up technologique des pays développés, l'élément spécifique est élevé et l'élément systémique est faible ; tandis que pour la PME rentable des pays émergents, l'élément spécifique est faible et l'élément systémique est élevé.