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NANOBIOTECHNOLOGIES - Permettent d’ame liorer les connaissances sur les

TENDANCES FORTES DE LA POLITIQUE SCIENTIFIQUE

3.4 Vers une perte de l’autonomie professionnelle ?

Des sociologues se sont intéressés au chercheur en tant que professionnel confronté depuis les années 1970-1980, comme les professionnels de nombreux autres secteurs, « à la mise en place de nouvelles formes de régulation et de contrôle de leur travail » (Barrier, 2011). Julien Barrier entend « saisir finement quelles formes concrètes prennent les contraintes qui pèsent sur les professionnels et comprendre comment elles redessinent le contenu de leurs activités et les contours de leur autonomie en situation de travail » (Barrier, 2011).

UNE CONCURRENCE ACCRUE ENTRE LES CHERCHEURS INDIVIDUELS

Julien Barrier choisit d’étudier l'évolution des modes de financement de la recherche publique afin de saisir les reconfigurations dans le travail des chercheurs. Il s'intéresse en particulier aux conséquences de l'augmentation des financements sur projets(FSP) : « ces changements affectent les logiques professionnelles des chercheurs sous le double rapport des moyens et des finalités de leur activité ». Les FSP affectent le rapport aux moyens car ce mode de financement intensifie les logiques de concurrence. Les FSP affectent aussi le rapport aux finalités parce que « les chercheurs sont indirectement incités à s’aligner le plus possible sur les objectifs définis par les financeurs, publics ou privés ».

Bien que les scientifiques gardent une place centrale dans le processus d'allocation des ressources (les comités d'évaluation sont composés de pairs), Julien Barrier note que la part croissante des industriels dans la définition des priorités de financement et la sélection des projets, ainsi que les logiques gestionnaires dans la gestion des programmes de recherche « remettent potentiellement en cause l’autonomie des chercheurs dans la définition et l’orientation de leurs recherches, norme cardinale de la profession académique ».

Aussi, l'article propose d'envisager les conséquences des financements sur projets comme nouvelle forme de pilotage des activités de professionnels du secteur public, qui « renvoie directement à la question de l’encadrement des pratiques des professionnels par des normes gestionnaires ou des appareils bureaucratiques ». Il insiste sur la spécificité du mode d'action des financements sur projets qui « passe par des mécanismes de mise en concurrence pour l'accès à des

85 ressources et non par des injonctions hiérarchiques directes ». La concurrence pour les financements peut être considérée comme le vecteur de « contraintes externes ».

Dans le même temps, il propose de saisir les activités des chercheurs par rapport à l'offre des financements sur projets. La question pour lui n'est pas tant de comprendre si les chercheurs conservent ou non leur autonomie, mais de comprendre « comment les évolutions auxquelles ils sont confrontés redéfinissent les conditions d’exercice de leur autonomie et comment cela s’articule, en retour, à l’économie de leurs pratiques ».

Ainsi, il montre que les financements sur projet « mettent bien en jeu de nouvelles formes de contrôle externe sur le contenu des recherches, appuyées sur des dispositifs gestionnaires », mais que « celles-ci sont étroitement imbriquées à des mécanismes de mise en concurrence » (Barrier, 2011).

DIVERSIFICATION DES RESSOURCES ET DIVERSIFICATION DES RECHERCHES

Bonneuil et Joly s’intéressent à la « remise en cause de la collégialité et de l’autonomie professionnelle » (Bonneuil et Joly, 2013, p.35). Ainsi les chercheurs estiment qu'avec la généralisation des appels à projets, il est plus difficile de « prendre des risques ». Ils sont amenés à diversifier les projets pour élargir leur potentiel de financement, ils développent plusieurs projets, mettant ainsi en avant auprès des différents financeurs plusieurs types de compétences. Cependant, « si la diversification des ressources est plus ou moins contrainte par la nécessité, elle est aussi un ressort permettant aux chercheurs de dégager des marges d’autonomie » (Barrier, 2011 ; Jouvenet, 2011). Ainsi, les chercheurs tentent de dégager une part des crédits issus de contrats « alimentaires » pour mener d'autres projets « en perruque ». Ils cherchent également à compléter les contrats les plus « contraignants » par d'autres qui laissent un plus large espace de liberté dans l'utilisation des crédits.

Les équipes se voient ainsi contraintes de diversifier leurs recherches, d'autant plus nécessaires que les conditions d'allocation de ressources des financements sur projets imposent souvent la preuve de la faisabilité d'un projet de recherche et des résultats préliminaires. Cela entraîne une « bureaucratisation du travail des chercheurs » (Hubert et Louvel, 2012). Dans ce cadre, les chercheurs sont constamment en train d'arbitrer en termes d'équilibre à trouver entre la nécessité de financement, qui peut passer par des contrats industriels ou avec la recherche privée, et la nécessité de publier, qui reste une finalité essentielle, notamment en vue de l’évaluation de leur carrière. En effet, l’une des contraintes qui peut peser sur les équipes de recherche lors de partenariats avec un industriel est l’obligation de confidentialité que ce dernier peut imposer, et qui entre alors en tension avec la mission première des chercheurs qui est celle de la publicisation de leurs résultats.

86 AUGMENTATION DU TRAVAIL ADMINISTRATIF

Autres conséquences de l’augmentation des financements sur projets, les analyses sociologiques font ressortir l'accroissement du temps consacré par les chercheurs au travail administratif ; l’augmentation du travail « d'articulation », qui consiste pour les chercheurs à consacrer un temps important à la veille auprès des différents guichets sur les opportunités de financement, ainsi qu'à développer et entretenir des opportunités de coopérations avec différents partenaires (académiques ou industriels). De plus, la rédaction des justifications scientifiques et financières à intervalles réguliers durant un contrat prend énormément de temps aux coordinateurs de projets.

Avec la généralisation des FSP, les équipes de recherche sont amenées à multiplier les contrats, ce qui peut amener à une dispersion, ou à une diversification de leur activité. Or, suivant les cas, celle-ci peut entraîner une évaluation positive ou négative. En effet, il peut arriver que le HCERES87 souligne le caractère « dispersé » de l’activité d’un laboratoire, perçu comme un signe négatif. Il s’agit ici d’un autre exemple de tension entre une politique qui généralise les FSP et une activité de recherche évaluée selon des critères qui restent « traditionnels ».

RECONFIGURATION DU MODE DORGANISATION DANS LES LABORATOIRES

Enfin, le mode de financement par projets entraîne une reconfiguration des modes d'organisation et de division du travail au sein des équipes de recherche et des laboratoires (Barrier, 2011 ; Jouvenet, 2011 ; Hubert et Louvel, 2012). Traditionnellement, « le laboratoire dispose aussi d’une capacité d’orientation stratégique et d’une capacité à réallouer ses ressources sur des thèmes ou sur des projets » (Vinck, 2007, p.106). Or aujourd’hui, on assiste d’abord à un affaiblissement de la division verticale du travail, chacun étant appelé à chercher des financements, il y a une perte d’influence de la figure et du rôle du directeur de laboratoire, une « perte de capacité stratégique des laboratoires »88 (Hubert et Louvel, 2012) et un renforcement à l’inverse de « l’autonomie des individus chercheurs » (Jouvenet, 2011).

Par ailleurs, une nouvelle division du travail s'organise aussi entre les doctorants et leurs directeurs de thèse. La programmation de la recherche et le ciblage des financements sur des thèmes jugés prioritaires accélère la transformation des hiérarchies professionnelles (Hubert et Louvel, 2012). « On assiste à une redéfinition du contenu et des contours du professionnalisme des chercheurs académiques, mais pas au déclin des principes d’action qui sont au cœur de

87 Le HCERES (Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur) a remplacé l’AERES par la loi relative à l’enseignement et à la recherche du 22 juillet 2013.

88 La division du travail dans le laboratoire et l’organisation de la répartition des tâches entre directeur du laboratoire, chercheurs « seniors » et chercheurs « juniors » avait notamment été mise en avant par Terry Shinn en 1988.

87 leur professionnalisme » (Barrier, 2011). J. Barrier insiste sur l'attachement des chercheurs « aux normes et aux pratiques d'une science autonome ». Cependant, cette autonomie professionnelle « s’éloigne de l’idéal type d’une autonomie garantie par des dispositifs institutionnels, pour se rapprocher d’une forme d’autonomie plus « individualisée » et plus « relationnelle » » (Henkel, 2005). La construction de l'autonomie repose de plus en plus « sur la capacité des chercheurs à gérer de multiples contraintes externes en situation de travail » (Barrier, 2011)

D'autres auteurs rejoignent et complètent cette analyse sur la transformation du métier de chercheur à travers l'augmentation des tâches administratives, ou encore la façon de présenter leur activité à travers la mise en avant des applications potentielles ou l'implication d'industriels (Hubert et al. 2012). Ainsi le chercheur doit acquérir de nouvelles compétences comme celle de déposer un brevet, ou de savoir expliquer (et donc prévoir) les retombées attendues de leurs recherches en cours (Hubert et al., 2012).

PAIRS, EXPERTSEX-PAIRS »89 ?

Catherine Vilkas s'est intéressée aux « nouveaux experts en gestion de la recherche », dont elle souligne l'influence croissante dans le cadre des transformations du mode de régulation de la recherche et qui contribuent, selon elle, « à la fragilisation du modèle professionnel sur lequel la recherche française s’est construite ». En effet, « derrière l’apparente neutralité des analyses et instruments proposés, s’opère un déplacement de l’évaluation et de la décision qui échappent en grande partie aux instances collégiales ainsi qu’aux hiérarchies scientifiques des organismes » (Vilkas, 2009).

La place prise aujourd'hui par les nouveaux « experts » dans la définition, l'orientation et la sélection des priorités de recherche va à l'encontre du principe de l’évaluation par les pairs, et entraîne une réduction de l'autonomie des chercheurs. Le fonctionnement de l'ANR est ainsi caractérisé par l'utilisation d'outils gestionnaires, qui « contribuent à affaiblir la régulation autonome, « par les pairs », propre au milieu professionnel de la recherche » (Vilkas, 2009). Aussi, il apparaît que « la colonisation du milieu académique par des logiques managériales remet en cause d’autres valeurs, des valeurs non instrumentales dont les chercheurs en tant que profession sont les garants » (Bonneuil et Joly, 2013, p.35).

89 Robert Boure, « Les instances de l’évaluation : de l’AERES au HCERES (episode 2) », Mondes Sociaux, juin 2015, En ligne : https://sms.hypotheses.org/4410

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ONCLUSION DU CHAPITRE

3

Dans ce chapitre nous avons montré que la dernière décennie (un mouvement amorcé dès les années 1980) a été marquée par le passage d’une organisation « traditionnelle » de la recherche, entendue comme un modèle de la recherche publique financée de manière récurrente, à une « nouvelle » organisation de la recherche, caractérisée par les financements sur projets, qui tend à se généraliser. Pour répondre aux appels à projets et pouvoir y prétendre, les équipes de recherche doivent se soumettre à un certain nombre d’exigences. Parmi celles-ci, les deux principales sont les collaborations entre la recherche publique et le secteur industriel, et le renforcement de l’interdisciplinarité, perçue comme un vecteur essentiel de l’innovation. Ces deux exigences relèvent d’une politique de l’innovation qui vise à assurer le transfert des résultats de la recherche en applications pour le secteur industriel.

Les études sociologiques tendent à montrer que la généralisation des financements sur projets (depuis la création de l’ANR en 2005), entraîne une diminution, ou du moins une reconfiguration, de l’autonomie professionnelle des chercheurs. Cette évolution s’accompagne de reconfigurations dans l’organisation interne

des laboratoires et des équipes de recherche, entraînant une nouvelle forme de division du travail entre chercheurs confirmés et doctorants. A cela s’ajoute un renforcement des capacités d’action des chercheurs individuels et une baisse de la capacité stratégique d’orientation par les laboratoires.

Enfin, à un niveau plus général, la place de plus en plus importante prise par les « experts » au détriment des « pairs » dans les instances de gouvernance et d’évaluation de la recherche va dans le sens d’une perte d’autonomie des chercheurs par rapport aux intérêts politiques et économiques.

Face à la volonté politique de réorganisation de la recherche, un mouvement de remise en cause se fait sentir du côté des chercheurs. Au cœur de la résistance des chercheurs se trouve la défense de l’ « autonomie », qui était garantie en partie par le modèle « traditionnel » de financement de l’activité de recherche. La défense de l’autonomie, en tendance revendiquée par les chercheurs, s’oppose à la tendance systémique à imposer aux chercheurs des contraintes de résultats, d’autant plus lorsque ceux-ci sont définis a priori.

L’autonomie peut se définir comme la capacité pour les chercheurs à déterminer librement l’objet et le contenu de leurs recherches. Un idéal-type qui suppose « l’affirmation

89 de la valeur en soi de la poursuite désintéressée du savoir » (Barrier, 2011). L’autonomie de la recherche est remise en cause par une politique scientifique qui tend à imposer des critères de rentabilité économique en tant que finalité de la recherche, ainsi que par le remplacement des pairs par des experts dans les instances d’évaluation et de décision de la recherche. En effet, l’une des caractéristiques essentielles au fondement de l’autonomie de la recherche est le principe de l’évaluation par les pairs, qui elle-même dépend de l’existence et de la reconnaissance de communautés disciplinaires.

Les instances dirigeantes ont un effet sur l’organisation et l’évolution des champs disciplinaires. Toutefois, il ne faut pas survaloriser l’influence des institutions, la dynamique épistémique des champs de recherche se construisant avant tout par la pratique quotidienne de la recherche (Jack, 2002 ; Berthelot et al., 2005). À travers l’exemple de l’Itav, nous mettrons au jour les ressorts des tensions entre les formes institutionnelles de la recherche, relai des exigences systémiques, et la pratique de la recherche. L’exemple de l’Itav nous permettra d’établir en quoi les « nanos », et particulièrement les « nanobio », redéfinissent les rapports entre la politique scientifique et les chercheurs.

Nous avons montré dans ce chapitre que le mode « traditionnel » de la recherche évolue sous l’effet d’abord de la nécessité de rechercher des financements extérieurs aux instances scientifiques, ainsi que sous l’effet des exigences de la société. Le nouveau modèle de la recherche correspond à la Triple Hélice (Leydesdorff et Etzkowitz, 1997). L’innovation et la science se construiraient désormais au carrefour des relations entre les universités et organismes de recherche, les entreprises privées et l’État. L’État favorise les regroupements des universités, organismes de recherche et entreprises (grandes sociétés ou start-ups) dans le but de créer un environnement propice à l’innovation.

Nous avons montré dans le premier chapitre que la politique des « nanos » met en jeu un lien renforcé entre la recherche scientifique et le développement économique. Nous avons rappelé dans le présent chapitre que la Convergence NBIC pesait lourdement dans l’injonction politique à l’interdisciplinarité. Comme le relève Bernadette Bensaude-Vincent, la convergence ne se réduit pas à une dynamique des savoirs, elle implique également un but qui est assigné à la production de savoir par le politique. Dans ce mouvement, il semble que les SI soient favorisées car les mieux à même de répondre à ce type d’injonctions.

Nous allons dans notre prochain chapitre nous intéresser à la spécificité de la thématique des « nanos » dans ce mouvement de réorganisation de la recherche pour répondre à des enjeux économiques.

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HAPITRE

4. L

A SPÉCIFICITÉ DU THÈME DES

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NANOS

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4.1 Les « nanos », un vecteur des exigences de la

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