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La résistance des chercheurs et ses enjeux : intérêts stratégiques ou accord normatif ?

NANOBIOTECHNOLOGIES - Permettent d’ame liorer les connaissances sur les

2.3 La résistance des chercheurs et ses enjeux : intérêts stratégiques ou accord normatif ?

Selon la théorie de J. Habermas, la remise en cause du système suppose la mobilisation d’arguments reposant sur la défense d’ « exigences universalisables » (Chaskiel et Suraud, 2014), et la formation d’un consensus le plus large possible dans l’espace public de la société civile.

Nous pouvons formuler ici notre problématique : dans quelle mesure les « nanos »

représentent-elles un levier d’évolution de l’organisation de la recherche ? Sont-elles un vecteur de transformations des rapports entre les chercheurs et le système politique et économique ?

53 Selon J. Habermas, l’autonomie est « la capacité d’engager sa propre volonté en vertu d’une idée morale » (Habermas, 1999, p. 46). Aussi, en nous intéressant à la défense de l’autonomie de l’activité de recherche, nous serons attentive au sens donné à cette notion d’autonomie. Quel en est l’enjeu ? S’agit-il de défendre des intérêts personnels et professionnels, ou s’agit-il de défendre des valeurs ?

Dans une perspective habermassienne, il s’agit de mettre au jour la formation, ou non, d’une entente entre les chercheurs autour d’une remise en question de l’action du système. En nous intéressant aux motifs qui fondent l’entente, nous pourrons ensuite caractériser son degré de formalisation. En effet, Habermas distingue entre un « sens faible » et un « sens fort » de l’entente, ce dernier mode correspondant à une situation d’accord. Ainsi, il peut y avoir entente entre les chercheurs sur la nécessité de résister aux injonctions systémiques qui soit fondée sur des intérêts personnels ou professionnels, on est alors dans ce cas en présence d’une entente au « sens faible », c’est-à-dire qu’elle « s’étend aux faits et aux raisons des acteurs motivant les expressions unilatérales de leur volonté » (Habermas, 1999, p.62).

En revanche, si les motifs qui fondent l’entente dépassent le cadre des intérêts particuliers pour se construire autour de valeurs partageables par le plus grand nombre, alors il est possible de parler d’accord, qui constitue le « sens fort » et qui apparaît « dès lors que l’entente s’étend aux raisons normatives elles-mêmes au nom desquelles on choisit ses fins. Les intéressés se réfèrent alors à des valeurs intersubjectivement partagées qui engagent leur volonté par-delà leur préférence. Dans ce cas on présuppose le libre arbitre, mais également l’autonomie au sens de la capacité à engager sa propre volonté en vertu d’une prise de conscience normative » (Habermas, 1999, p.62). Ainsi, J. Habermas fait une différence entre l’accord et l’entente.

« L’accord au sens rigoureux n’est réalisé que si les intéressés peuvent accepter une prétention à la validité, chacun pour les mêmes raisons, tandis qu’une entente est réalisée, même si l’un voit que l’autre, compte tenu de ses préférences, a de bonnes raisons d’avoir l’intention qu’il déclare avoir, autrement dit des raisons bonnes pour lui, sans que l’autre doivent les faire siennes à la lumière de ses propres préférences. Les raisons qui sont indépendantes de l’acteur admettent un mode d’entente plus fort que celles qui lui sont relatives » (Habermas, 1999, p.57).

Le mode « faible » de l’entente est fondé sur des raisons « publiquement intelligibles », qui diffèrent des raisons « universellement acceptables » (Habermas, 1999, p.58). « Dans l’activité communicationnelle au sens faible, les acteurs n’attendent pas encore les uns des autres qu’ils agissent en fonction de normes ou de valeurs communes et qu’ils reconnaissent des obligations réciproques ». Dans le

54 cas d’une « activité communicationnelle au sens fort », les parties prenantes atteignent l’accord normatif, de façon explicite ou bien implicite (Habermas, 1999, p.63).

Cette distinction est importante afin d’identifier la portée de la résistance manifestée par les chercheurs. Une prétention à la validité, selon Habermas, n’est intersubjectivement reconnue que si tous les intéressés sont convaincus de l’énoncé pour les mêmes raisons, c’est-à-dire « des raisons indépendantes des acteurs » (Habermas, 1999, p.57).

C’est pourquoi nous nous attacherons à mettre au jour, à côté des formes de la résistance des chercheurs, les motifs de cette résistance. L’accord normatif n’est atteint que lorsque les raisons qui fondent l’entente sont les mêmes pour tous les participants.

« L’accord normatif ne s’étend pas seulement aux prémisses, relatives à l’acteur, au nom desquelles il poursuit des fins arbitrairement choisies, mais encore à la modalité du choix des fins légitimes, qui est, quant à lui, indépendant de l’acteur »(Habermas, 1999, p.64).

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ONCLUSION DU CHAPITRE

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Dans ce chapitre nous avons présenté le cadre théorique de notre analyse. Nous proposons de nous intéresser à l’articulation de la politique scientifique et de l’activité de recherche. Les chercheurs, porteurs de valeurs et de normes spécifiques à leur activité, sont confrontés à des injonctions de la part des politiques de recherche. Face à une politique scientifique qui tend à guider l’activité de recherche prioritairement vers des enjeux économiques, quelle capacité, ou quels moyens, ont les chercheurs de maintenir une activité non soumise aux seuls enjeux économiques ? La spécificité de notre travail réside dans la dimension communicationnelle de notre analyse. En nous positionnant du côté d’une théorie de la communication, nous souhaitons nous démarquer des théories de l’action qui placent l’acteur et ses motivations au centre de l’analyse, pour nous intéresser aux conséquences de l’action et des processus observés.

Nous avons choisi d’inscrire notre analyse dans le cadre de la théorie développée par J. Habermas qui permet de mettre en lumière le clivage entre la politique de recherche, instrument de régulation de l’activité scientifique, d’un côté, et les pratiques de recherche, ressources pour la résistance des chercheurs, de l’autre.

Selon la théorie de J. Habermas, les actions sociales peuvent être distinguées en fonction de mécanismes de coordination de l’action, suivant qu’une relation sociale repose uniquement sur des situations d’intérêts ou également sur un accord normatif. L’auteur propose le concept d’activité communicationnelle pour analyser le processus de rationalisation sociale. Il part d’une classification des actions développée dans la théorie de l’action de Max Weber, en distinguant les actions sociales d’après deux orientations d’action : les actions peuvent être coordonnées par des situations d’intérêts ou par un consentement normatif.

Toutefois, la sphère de la recherche présente une particularité dans le schéma

habermassien, puisqu’elle ne peut être ramenée strictement ni à un agir stratégique, ni à un agir communicationnel.

La recherche est une activité en partie soumises aux régulations du système politique dans le sens où les politiques de recherche déterminent les orientations de la recherche. Cependant, la défense du principe d’autonomie s’oppose à la tendance systémique à imposer à l’activité de recherche des contraintes de résultats.

Nous souhaitons identifier les leviers et les motifs de la résistance des chercheurs aux nouvelles exigences de la politique de recherche. Les chercheurs défendent-ils des intérêts

56 stratégiques (de carrière par exemple) ? Ou la résistance des chercheurs prend-elle appui sur un accord normatif ?

Dans une perspective habermassienne, il s’agit de mettre au jour la formation, ou non, d’une entente entre les chercheurs autour d’une remise en question de l’action du système. L’entente entre les chercheurs peut porter sur la nécessité de résister

aux injonctions systémiques pour répondre à des intérêts personnels ou professionnels. En revanche, si les motifs qui fondent l’entente dépassent le cadre des intérêts particuliers pour se construire autour de valeurs partageables, alors la résistance est fondée sur un accord normatif. C’est pourquoi il faut mettre au jour, à côté des formes de la résistance des chercheurs, les motifs de cette résistance. L’accord normatif n’est atteint que lorsque les raisons qui fondent l’entente sont les mêmes pour tous les participants.

Nous proposons d’étudier le champ des « nanos » dans sa dimension de révélateur des tensions entre les chercheurs et la politique de recherche. Les chercheurs défendent les spécificités de la recherche, en tant qu’activité porteuse de normes, de valeurs et d’une forme d’organisation particulière, tandis que la politique de recherche est de plus en plus tendue vers des enjeux économiques. Le soutien politique au développement des « nanos » s’accompagne d’une volonté de réorganisation de la recherche publique en vue de favoriser l’innovation et le développement économique (chapitre 1). Or, les chercheurs remettent en cause la généralisation d’une politique scientifique orientée prioritairement vers des enjeux de développement économique.

Notre problématique est d’identifier si les « nanos », en tant que levier des évolutions de l’organisation de la recherche, favorisent le renforcement de la dépendance de l’activité des chercheurs aux exigences de la politique scientifique.

La résistance des chercheurs passe en particulier par la défense de la valeur d’autonomie de l’activité de recherche par rapport aux intérêts économiques du secteur industriel, ainsi que par la défense d’un fonctionnement « traditionnel » de l’activité de recherche, caractérisée entre autres par des financements récurrents et une organisation disciplinaire. L’autonomie de la recherche peut-elle se maintenir dans le cadre d’une politique scientifique qui tend à renforcer les liens entre recherche et enjeux économiques ?

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C

HAPITRE

3. I

NTERDISCIPLINARITÉ ET

COLLABORATIONS INDUSTRIELLES

:

DES

TENDANCES FORTES DE LA POLITIQUE

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