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Vers une démocratie participative et égalitaire

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 128-131)

L’objectif central des bons pour l’égalité démocratique est de promouvoir une démocratie participative et égalitaire. Actuellement, l’importance des financements privés biaise de façon considérable les processus politiques.

C’est le cas en particulier aux États-Unis, où les réglementations publiques (qui au demeurant ont toujours été insuffisantes) ont été balayées par la jurisprudence de la Cour suprême au cours des dernières décennies. Mais c’est également le cas dans les démocraties électorales des pays émergents, comme l’Inde et le Brésil, ainsi qu’en Europe, où les règles en vigueur sont également insatisfaisantes, et parfois totalement scandaleuses. On le voit notamment en France, où les dons politiques des personnes privées aux partis sont autorisés à hauteur de 7 500 euros par an et par contri-buable, et de surcroît donnent lieu à une réduction d’impôt égale aux deux tiers du don réalisé (soit 5 000 euros sur un don de 7 500 euros).

En pratique, on constate sans surprise que ce sont principalement des contribuables très aisés, en particulier au sein du centile supérieur de la répartition des revenus, qui s’approchent de ces plafonds. Autrement dit, les préférences politiques des plus riches sont directement et explicitement subventionnées par le reste de la population. Les sommes en jeu sont loin d’être négligeables : le montant total des réductions d’impôt pour dons aux partis et organisations politiques avoisine les 60-70 millions d’euros par an, soit approximativement les mêmes ressources que la totalité du financement public accordé officiellement aux partis politiques en France (en proportion des voix et des sièges obtenus lors des dernières élections législatives)1. Concrètement, le régime actuellement en vigueur en France

1. Voir J. Cagé, Le Prix de la démocratie, op. cit. De façon générale, il est frappant de constater à quel point chaque pays a bricolé des ensembles de dispositifs incohérents sur ces questions, sans vraiment chercher à apprendre de l’expérience des autres. Par exemple, la France a interdit les dons des personnes morales, mais a imaginé ce système invraisemblable de subvention directe des préférences politiques des plus riches (qui existe dans d’autres pays sous forme de déductions du revenu imposable, mais en général de façon moins extrême).

revient à consacrer environ 2-3 euros par an et par citoyen au financement officiel des partis, et à ajouter à cela des réductions d’impôt allant jusqu’à 5 000 euros pour subventionner les préférences des plus riches. Les bons pour l’égalité démocratique permettraient de supprimer totalement les réductions d’impôt liées aux dons politiques et de réutiliser l’ensemble des sommes d’une façon égalitaire. Par comparaison au système actuel fondé sur les résultats aux dernières élections, la proposition permettrait en outre une participation plus réactive des citoyens et un plus grand renouvellement des partis et mouvements politiques.

Comme le suggère Julia Cagé, la logique des bons pour l’égalité démo-cratique pourrait également être appliquée pour d’autres questions que le financement de la vie politique. En particulier, un tel dispositif pourrait remplacer les systèmes existants de réductions d’impôt et de déductions fiscales pour les dons, qui reviennent eux aussi à faire subventionner par le reste des contribuables les préférences culturelles ou philanthropiques des plus riches. Autrement dit, on pourrait partir des sommes actuellement consacrées à ces diverses réductions d’impôt et déductions fiscales, et les allouer sous forme de bons d’un même montant pour tous les contribuables.

La question de savoir quelle serait la liste des associations et fondations et des secteurs d’activité (santé, culture, lutte contre la pauvreté, éducation, médias, etc.) susceptibles de recevoir ces dons mériterait une très large délibération. Ce mécanisme offre également une piste pour repenser la question épineuse du financement des cultes1.

À l’inverse, l’Allemagne a innové dans l’après-guerre en mettant en place un système nova-teur de financement public des partis et des fondations pluralistes rattachées à chaque parti et consacrées à la production d’idées et de programmes politiques. Dans le même temps, l’Allemagne a omis d’interdire les dons des personnes morales, si bien que toutes les grandes entreprises allemandes subventionnent tous les partis, ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec les positions observées sur des sujets comme les exportations et la taille de l’excédent commercial du pays.

1. Actuellement, certains pays comme l’Italie pratiquent un système où les contribuables peuvent indiquer à l’État à quelle religion ils souhaitent voir consacrer une fraction de leurs impôts (en l’occurrence égale à 8 ‰), alors que, dans d’autres pays comme l’Allemagne, l’administration fiscale aide à collecter l’impôt cultuel, au sens où les contribuables rattachés à une religion paient un supplément d’impôt pour la religion au moment de leur déclaration (cela s’ajoute donc à leurs impôts, contrairement au système italien). On notera que la reli-gion musulmane est dans les deux cas exclue du système (et que, dans le système italien, les musulmans paient de facto pour subventionner les autres cultes), officiellement au motif que les pouvoirs publics n’ont pas identifié d’organisation adéquate. Voir F. Messner, Public Funding of Religions in Europe, Ashgate, 2015. Voir également J. Cagé, Le Prix de la démo-cratie, op. cit., p. 77-78. En France, le système est particulièrement hypocrite : les religions ne

La question de l’ampleur des moyens qu’il serait justifié d’allouer à un tel système est tout aussi centrale, et il ne m’appartient pas de la trancher ici. Si les sommes en jeu représentaient une fraction importante des prélèvements obligatoires, alors il s’agirait d’une forme élaborée de démocratie directe, permettant aux citoyens de décider eux-mêmes d’une part substantielle des budgets publics. Il s’agit là d’une des pistes les plus prometteuses conduisant à une réappropriation citoyenne d’un processus démocratique qui apparaît souvent peu réactif aux aspirations populaires1. En pratique, le système de délibération parlementaire fournit toutefois un cadre indispensable pour décider de la grande majorité de l’allocation des fonds publics. Ces décisions méritent une délibération approfondie et contradictoire, au grand jour, sous le regard des citoyens et des médias.

Le champ de la démocratie directe doit être étendu, par la voie du budget participatif et des bons égalitaires comme par celui du référendum2. Mais il paraît peu probable qu’il puisse remplacer purement et simplement le cadre délibératif associé à la démocratie parlementaire. L’esprit des bons pour l’égalité démocratique est plutôt de rendre la démocratie parlementaire plus dynamique et participative en permettant à tous les citoyens, quels que soient leurs origines sociales et leurs moyens financiers, de participer

reçoivent officiellement aucun financement public, sauf les lieux de culte construits avant 1905 (qui se trouvent être essentiellement des églises catholiques) et les écoles, collèges et lycées privés déjà en place (qui se trouvent être catholiques dans leur immense majorité). Précisons enfin que le régime spécifique des cultes et de leur financement par les contribuables toujours en vigueur en Alsace et en Moselle ne concerne pas le culte musulman qui se trouve, comme dans le régime général, exclu du système.

1. On notera également à quel point le système actuel d’incitation fiscale aux dons politiques et philanthropiques revient de facto à donner plus de poids aux plus riches dans la définition du bien public et s’apparente à une forme de système censitaire. Le passage à un système à base de bons égalitaires constituerait une amélioration décisive. Les citoyens-contribuables ne souhaitant pas choisir de cause philanthropique pourraient également se voir offrir la possibilité que leur bon soit alloué de la même façon que ceux qui font un choix, ou bien de la façon de l’allocation moyenne des fonds publics établie par l’Assemblée parlementaire.

2. Nous avons toutefois noté dans le cas du Brexit ainsi que dans celui de débats complexes et essentiels comme l’annulation des dettes à quel point le référendum ne pouvait jouer un rôle utile que si des alternatives précises sur les différentes formes de mises en œuvre possibles avaient au préalable été formulées, ce qui en soi exige une délibération approfondie dans un cadre approprié. En pratique, l’illusion de la démocratie directe spontanée, sans assemblée ni intermédiaire, peut aisément conduire à des confiscations du pouvoir encore plus extrêmes que celles auxquelles on pense remédier. Il faut notamment prendre soin de définir des modes de financement concernant les campagnes référendaires, faute de quoi elles peuvent être capturées par les lobbies et les intérêts financiers. Toutes ces questions sont surmontables, mais doivent être pensées soigneusement.

en permanence au renouvellement des mouvements politiques et des organisations collectives permettant de concevoir des plates-formes et des programmes électoraux, qui feront ensuite l’objet de délibérations et de décisions dans le cadre des assemblées élues1.

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 128-131)

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