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La démocratie juste : les bons pour l’égalité démocratique

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 124-128)

Toutes les trajectoires historiques étudiées dans ce livre montrent à quel point la structure des inégalités est intimement liée à la forme du régime

1. Sur ce point, voir chapitre 11, p. 627, et T. Piketty, Le Capital au xxie siècle, op. cit., chapitre 12, tableau 12.2, p. 716.

2. Afin de bien situer le contexte, rappelons que les universités étatsuniennes les plus élitistes admettent davantage d’étudiants au sein des 1 % les plus riches que parmi les 60 % les plus pauvres de la répartition des revenus. Voir chapitre 15, p. 942-943.

3. S’il s’agit de fondations au service de familles ou d’individus privés, alors il est bien évident qu’elles doivent être imposées comme des propriétés privées. La frontière n’est toutefois pas toujours simple à définir, et c’est pourquoi il importe pour échapper à l’impôt sur la pro-priété de droit commun de définir des règles précises, concernant notamment la gouvernance des fondations en question (et le fait qu’elles ne sont pas à la main de leur généreux donateur).

politique en place. Qu’il s’agisse des sociétés trifonctionnelles anciennes ou des sociétés de propriétaires qui s’épanouissent au xixe siècle, ou bien encore des sociétés esclavagistes ou des sociétés coloniales, c’est bien le mode d’organisation du pouvoir politique qui permet à un certain type de régime inégalitaire de perdurer. Depuis le milieu du xxe siècle, on s’imagine parfois que les institutions politiques des sociétés occidentales auraient atteint une espèce de perfection indépassable sous la forme de la démocratie électorale et parlementaire. En réalité, ce modèle est éminemment perfectible, et il est d’ailleurs de plus en plus contesté.

La plus évidente parmi ses limites est son incapacité actuelle à faire face à la montée des inégalités. J’ai tenté de montrer dans ce livre que ces diffi-cultés devaient être replacées dans le cadre d’une histoire politique et idéo-logique longue et complexe, celle des régimes inégalitaires. Leur résolution exige également des transformations importantes des règles politiques en vigueur. Par exemple, nous avons noté plus haut que la mise en place de la propriété sociale et temporaire, par le partage des droits dans les entreprises et l’impôt progressif sur la propriété, pouvait demander des modifications du cadre légal et constitutionnel. Ce fut d’ailleurs le cas dans le passé pour ces mêmes questions, en particulier avec la Constitution allemande de 1949 rendant possibles la cogestion et la propriété sociale des entreprises, et avec l’amendement de 1913 à la Constitution étatsunienne autorisant la création d’un impôt fédéral sur le revenu et sur les successions, qui allait devenir le plus progressif de l’histoire. D’autres modifications des règles politiques jouèrent un rôle tout aussi important dans la réduction des inégalités dans les autres pays. Il fallut mettre fin au droit de veto de la Chambre des lords au Royaume-Uni, lors de la crise constitutionnelle de 1910-1911, faute de quoi le développement de l’impôt progressif n’aurait pas pu voir le jour.

En France, les réformes sociales et fiscales de 1945 et de 1981 auraient eu beaucoup de mal à être adoptées si le Sénat avait conservé le droit de veto qui était le sien sous la IIIRépublique, et contre lequel les socialistes et les communistes se sont battus d’arrache-pied en 1945-1946. S’imaginer qu’il en ira différemment à l’avenir serait un leurre : la transformation du régime politique et celle de la structure des inégalités continueront d’aller de pair.

S’interdire de changer les règles au motif que cela serait trop compliqué reviendrait à ignorer les enseignements de l’histoire et à empêcher tout changement réel. Nous avons déjà évoqué dans le chapitre 16 la question de la règle de l’unanimité sur les questions fiscales en Europe et le besoin d’une refondation sociale-fédéraliste de la construction européenne. Plus

généralement, nous reviendrons plus loin sur la nécessité de transformer la nature des règles et des traités régissant l’organisation économique et sociale des relations entre États.

Il est un autre aspect du régime politique auquel il est urgent de s’inté-resser davantage : celui du financement de la vie politique et de la démocratie électorale. En théorie, le suffrage universel repose sur un principe simple : une femme (ou un homme), une voix. En pratique, les intérêts financiers et économiques, soit directement au travers du financement des partis et des campagnes, soit indirectement au travers des médias, des think tanks ou des universités, peuvent avoir un effet décuplé sur les processus politiques. Nous avons déjà évoqué plus haut le cas des sociétés de médias à but non lucratif, qui pourraient devenir la norme pour organiser la production d’informa-tions, ce qui permettrait de placer les organes de presse et d’information dans une situation de beaucoup plus grande indépendance face à leurs financeurs (et en particulier face aux actionnaires les plus importants, grâce au plafonnement des droits de vote)1. Il faut aussi considérer la question des financements politiques directs, qui peuvent pour des raisons évidentes biaiser les priorités des partis et mouvements politiques, et compliquer considérablement l’adoption de mesures adéquates pour lutter contre les inégalités, compte tenu par exemple de l’hostilité souvent radicale des personnes les plus aisées à la mise en place d’une fiscalité plus progressive.

Or on constate que cette question des financements politiques n’a jamais été véritablement pensée de façon cohérente. Certes de nombreux pays ont mis en place des éléments de législation permettant de fixer des limites au pouvoir de l’argent privé en politique, et parfois d’instaurer de timides systèmes de financement public, comme en Allemagne dès les années 1950, aux États-Unis et en Italie dans les années 1970 et 1980, ou encore en France dans les années 1990. Mais il est frappant de constater à quel point ces tentatives ont été morcelées, incomplètes, et surtout ne se sont pas vraiment appuyées les unes sur les autres. Contrairement à d’autres domaines peut-être plus visibles de la législation des États, où les

1. Voir J. Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, op. cit. Le soutien apporté au développement de nouveaux médias citoyens et participatifs devrait également s’accompagner d’une prise de contrôle publique (ou tout du moins d’une régulation publique extrêmement forte) des plates-formes digitales en situation de quasi-monopole et de l’imposition de règles extrêmement strictes permettant de lutter contre les contenus sponsorisés et l’extension sans limites de la publicité (qui pollue désormais jusqu’aux devantures des monuments historiques) et de promouvoir l’épanouissement d’une délibération démocratique et égalitaire.

effets de diffusion et d’apprentissage mutuel ont été plus rapides (comme dans une certaine mesure pour l’impôt progressif, pour le meilleur et pour le pire), les dispositifs touchant au rôle de l’argent en politique semblent avoir été conçus de façon presque complètement indépendante dans les différents pays. Les travaux récemment réalisés par Julia Cagé ont pourtant permis de montrer à quel point un examen méticuleux de cette histoire mouvementée était riche d’enseignements. Notamment, l’analyse des différentes mesures qui ont été expérimentées jusqu’ici suggère qu’un système particulièrement prometteur serait celui des « bons pour l’égalité démocratique »1.

Pour résumer, l’idée serait de donner à chaque citoyen un bon annuel d’une même valeur, par exemple 5 euros par an, lui permettant de choisir le parti ou mouvement politique de son choix. Le choix se ferait en ligne, par exemple au moment où l’on valide sa déclaration de revenus et de patrimoine. Seuls les mouvements obtenant le soutien d’un pourcentage minimal de la population (qui pourrait être fixé à 1 %) seraient éligibles.

S’agissant des personnes choisissant de ne pas indiquer de mouvement politique (ou de celles indiquant un mouvement recueillant un soutien trop faible), la valeur de leurs bons annuels serait allouée en proportion des choix réalisés par les autres citoyens2. Ce dernier point est important, car l’absence d’une règle de ce type a conduit à l’effondrement de systèmes de financement public expérimentés notamment aux États-Unis, compte tenu du très grand nombre de citoyens choisissant de ne pas contribuer au financement public des partis. Or la démocratie n’est pas une option : si certaines personnes ne souhaitent pas s’engager, cela ne doit pas réduire le financement public envisagé (au demeurant peu considérable). Le système de bons pour l’égalité démocratique s’accompagnerait par ailleurs d’une interdiction totale des dons politiques des entreprises et autres personnes morales (comme cela est déjà le cas dans de nombreux pays européens, par exemple en France depuis 1995) et d’un plafonnement radical des dons et cotisations des individus privés (que Julia Cagé propose de limiter à 200 euros par an). Ce nouveau régime de financement de la vie politique

1. Voir J. Cagé, Le Prix de la démocratie, op. cit. Je précise à l’intention du lecteur intéressé que Julia Cagé est ma compagne, ce qui ne l’empêche pas d’écrire d’excellents livres, et ce qui ne m’empêche pas de lire ses travaux avec un esprit critique.

2. Afin de favoriser l’émergence de nouveaux mouvements, on pourrait aussi imaginer que les citoyens expriment deux choix, le premier s’appliquant si le mouvement en question dépasse le seuil de 1 %, et le second prenant le relais dans le cas contraire.

s’accompagnerait également d’obligations extrêmement strictes à l’égard des partis et des mouvements politiques souhaitant présenter des candidats aux élections, à la fois en ce qui concerne la publication de leurs comptes et la transparence sur leurs statuts et leurs règles de gouvernance interne, qui sont parfois extrêmement opaques.

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 124-128)

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