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L’histoire comme lutte des idéologies et comme quête de la justice

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 146-149)

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes », écrivaient Friedrich Engels et Karl Marx en 1848 dans le Manifeste du parti communiste. L’affirmation reste pertinente, mais je suis tenté à l’issue de cette enquête de la reformuler de la façon suivante : l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des idéologies et de la quête de la justice. Autrement dit, les idées et les idéologies comptent dans l’histoire. La position sociale, aussi importante soit-elle, ne suffit pas à forger une théorie de la société juste, une théorie de la propriété, une théorie de la frontière, une théorie de l’impôt, de l’éducation, du salaire, de la démocratie. Or sans réponses précises à ces

questions complexes, sans une stratégie claire d’expérimentation politique et d’apprentissage social, les luttes n’ont pas de débouché politique bien défini. Cela peut parfois mener après la prise du pouvoir à des construc-tions politico-idéologiques encore plus oppressantes que celles que l’on entendait renverser.

L’histoire du xxe siècle et du désastre communiste oblige aujourd’hui à une étude minutieuse des régimes inégalitaires et de leurs justifications, et surtout des dispositifs institutionnels et des modes d’organisation socio-économique permettant réellement l’émancipation humaine et sociale.

L’histoire de l’inégalité ne saurait se réduire à un éternel affrontement entre les oppresseurs du peuple et les fiers défenseurs de ce dernier. Elle repose de part et d’autre sur des constructions intellectuelles et institutionnelles sophistiquées, qui ne sont certes pas toujours exemptes d’hypocrisie et de volonté de perpétuation de la part des groupes dominants, mais qui méritent néanmoins d’être examinées de près. À la différence de la lutte des classes, la lutte des idéologies repose sur le partage des connaissances et des expériences, le respect de l’autre, la délibération et la démocratie.

Personne ne détiendra jamais la vérité absolue sur la propriété juste, la fron-tière juste, la démocratie juste, l’impôt ou l’éducation juste. L’histoire des sociétés humaines peut se voir comme celle de la quête de la justice. Seules la confrontation minutieuse des expériences historiques et personnelles et la délibération la plus étendue peuvent permettre de faire des progrès dans cette direction.

Pour autant, la lutte des idéologies et la quête de la justice reposent aussi sur l’expression de positions clairement définies et d’antagonismes assumés. Sur la base des expériences analysées dans ce livre, je suis convaincu qu’il est possible de dépasser le capitalisme et la propriété privée et de mettre en place une société juste, sur la base du socialisme participatif et du social-fédéralisme. Cela passe notamment par l’établissement d’un régime de propriété sociale et temporaire, reposant d’une part sur le pla-fonnement et le partage des droits de vote et du pouvoir avec les salariés dans les entreprises, et d’autre part sur un impôt fortement progressif sur la propriété, une dotation universelle en capital et la circulation permanente des biens. Cela implique également un système d’impôt progressif sur le revenu et de régulation collective des émissions carbone permettant de financer les assurances sociales et le revenu de base, la transition écologique et la mise en place d’un véritable droit égalitaire à l’éducation. Cela passe enfin par le développement d’une nouvelle forme d’organisation de la

mondialisation, avec des traités de codéveloppement plaçant à leur cœur des objectifs quantifiés de justice sociale, fiscale et climatique, et condi-tionnant à leur réalisation la poursuite des échanges commerciaux et des flux financiers. Cette redéfinition du cadre légal exige la sortie d’un certain nombre de traités en vigueur, en particulier les accords de libre circulation des capitaux mis en place depuis les années 1980-1990, qui empêchent la réalisation de ces objectifs, et leur remplacement par de nouvelles règles reposant sur la transparence financière, la coopération fiscale et la démo-cratie transnationale.

Certaines des conclusions obtenues peuvent sembler radicales. En réalité, elles se situent dans la lignée d’un mouvement vers le socialisme démo-cratique qui est en route depuis la fin du xixe siècle au travers de trans-formations profondes du système légal, social et fiscal. La forte réduction des inégalités observée au milieu du xxe siècle a été rendue possible par la construction d’un État social reposant sur une relative égalité éducative et sur un certain nombre d’innovations radicales, comme la cogestion germanique et nordique ou la progressivité fiscale à l’anglo-saxonne. La révolution conservatrice des années 1980 et la chute du communisme ont interrompu ce mouvement et ont contribué à faire entrer le monde depuis les années 1980-1990 dans une nouvelle phase de foi indéfinie dans l’auto-régulation des marchés et de quasi-sacralisation de la propriété. L’incapacité de la coalition sociale-démocrate à dépasser le cadre de l’État-nation et à renouveler son programme, dans un contexte marqué par l’internationa-lisation des échanges et la tertiarisation éducative, a également contribué à l’effondrement du système gauche-droite qui avait permis la compression des écarts dans l’après-guerre. Mais face aux défis posés par la remontée historique des inégalités, le rejet de la mondialisation et le développement de nouvelles formes de repli identitaire, la prise de conscience des limites du capitalisme mondial dérégulé s’est accélérée depuis la crise financière de 2008. Les réflexions visant à mettre en place un nouveau modèle éco-nomique, à la fois plus équitable et plus durable, ont repris leur cours.

Les éléments rassemblés ici sous l’étiquette du socialisme participatif et du social-fédéralisme ne font dans une large mesure que reprendre des développements visibles dans différentes parties du monde et remettre ces évolutions dans une perspective historique plus large.

L’histoire des régimes inégalitaires étudiée dans ce livre montre cepen-dant à quel point de telles transformations politico-idéologiques ne sau-raient être envisagées de façon déterministe. De multiples trajectoires sont

toujours possibles, en fonction de rapports de force impliquant à la fois des logiques événementielles de court terme et des évolutions intellectuelles de plus long terme, qui apparaissent souvent comme autant de répertoires d’idées dans lesquels les moments de crise peuvent aller puiser. Le risque d’une nouvelle vague de concurrence exacerbée et de dumping fiscalo- social est malheureusement bien réel, avec à la clé un possible raidissement nationaliste et identitaire, qui est d’ailleurs visible aussi bien en Europe et aux États-Unis qu’en Inde, au Brésil ou en Chine.

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 146-149)

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