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Repenser la propriété juste, l’éducation juste, la frontière juste

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 55-58)

Nous tenterons de comprendre de façon approfondie les origines et les implications de cette transformation de la structure des clivages politiques et électoraux depuis les années 1950-1970. Disons-le d’emblée : il s’agit d’une évolution complexe, qui peut s’analyser à la fois comme cause et comme conséquence de la montée des inégalités, et qui nécessiterait de nombreux autres travaux et matériaux que ceux que j’ai pu rassembler dans ce livre pour pouvoir être appréhendée de façon totalement satisfai-sante. On peut tout d’abord voir cette évolution comme la conséquence de la « révolution conservatrice » des années 1980 et du mouvement de dérégulation sociale et financière qui en a découlé, et auquel les sociaux-démocrates ont fortement contribué, faute d’avoir suffisamment pensé un modèle alternatif d’organisation de l’économie-monde et de dépas-sement de l’État-nation. C’est ainsi que les anciens partis et coalitions

sociaux-démocrates ont progressivement abandonné toute ambition forte en termes de redistribution et de réduction des inégalités, en partie du fait de la concurrence fiscale croissante entre pays et de la libre circulation des biens et capitaux (qu’ils ont eux-mêmes participé à mettre en place, sans contrepartie en termes de nouvelles règles fiscales et sociales communes), si bien qu’ils ont perdu le soutien des électeurs les moins favorisés, et ont de plus en plus concentré leur attention sur les plus diplômés, qui étaient les premiers gagnants de la mondialisation en cours.

On peut également considérer que c’est la montée des clivages raciaux et ethno-religieux, d’abord aux États-Unis à la suite du mouvement des Civil Rights dans les années 1960, puis en Europe quand les conflits autour des questions migratoires et postcoloniales ont commencé à se durcir dans les années 1980-1990, qui a provoqué l’apparition de divisions fortes au sein des classes populaires, et qui a conduit à l’éclatement progressif de la coa-lition égalitaire des années 1950-1980, avec le départ graduel d’une partie des classes populaires blanches ou autochtones vers des votes xénophobes et nativistes. Selon la première explication, les sociaux-démocrates auraient abandonné les classes populaires ; selon la seconde, c’est le contraire qui se serait produit.

Ces différentes explications ont sans doute chacune leur part de vérité, mais l’analyse des multiples trajectoires et chronologies suggère qu’elles peuvent être englobées dans un même facteur : l’incapacité de la coalition égalitaire sociale-démocrate de l’après-guerre à approfondir et à renouveler son programme et son idéologie. Plutôt que de blâmer la mondialisation libérale (qui n’est pas tombée du ciel) ou le supposé racisme populaire (qui n’a rien de plus spontané que celui des élites), il est plus constructif d’expliquer ces évolutions par l’idéologie, et en l’occurrence par la faiblesse idéologique de la coalition égalitaire.

Cette faiblesse concerne notamment l’incapacité à penser et à organiser la redistribution et la progressivité fiscale à l’échelle transnationale, ques-tion qui avait été largement évacuée par les sociaux-démocrates à l’époque de l’État-nation redistributif triomphant de l’après-guerre, et dont ils ne se sont jamais véritablement saisis jusqu’ici, en particulier dans le cadre de l’Union européenne, et plus généralement au niveau mondial. Cela concerne aussi les difficultés rencontrées pour intégrer dans la réflexion sur l’inégalité sociale la question de la diversité des origines, question qui ne s’était, à dire vrai, jamais véritablement posée avant les années 1960-1970, dans la mesure où les personnes issues de différentes origines

continentales, raciales ou ethno-religieuses ne se croisaient guère dans les mêmes sociétés, si ce n’est par l’intermédiaire des relations interétatiques et des dominations coloniales. Au fond, ces deux faiblesses posent une même question : celle de la frontière de la communauté humaine à laquelle on se rattache pour organiser la vie collective, et en particulier pour réduire les inégalités et bâtir une norme d’égalité acceptable par le plus grand nombre. Le mouvement général de mise en contact des différentes parties du monde, du fait notamment des progrès des technologies de transport et de communication, oblige à revoir en permanence le cadre d’action, et à envisager la question de la justice sociale dans un cadre explicitement transnational et mondial.

Nous verrons également que le programme social-démocrate n’a jamais véritablement pensé les conditions d’une propriété juste depuis l’échec communiste. Les compromis sociaux-démocrates de l’après-guerre ont été bâtis à la hâte, et les questions d’impôt progressif, de propriété temporaire et de diffusion de la propriété (par exemple au moyen d’une dotation universelle en capital, financée par un impôt progressif sur la propriété et les successions), de partage du pouvoir et de propriété sociale au sein des entreprises (cogestion, autogestion), de démocratie budgétaire et de propriété publique, n’ont jamais été examinées et expérimentées de façon aussi globale et cohérente qu’elles auraient pu l’être. Le fait que l’ensei-gnement supérieur ait cessé d’être réservé à une mince élite, excellente évolution en soi, a également transformé les conditions d’une éducation juste. À l’âge de l’enseignement primaire puis secondaire, il existait un programme égalitaire relativement simple en matière éducative : il suffisait de consacrer les moyens nécessaires pour amener la totalité d’une généra-tion à la fin du primaire, puis à la fin du secondaire. Avec l’enseignement supérieur, il est devenu plus complexe de définir un objectif égalitaire. Des idéologies prétendument fondées sur l’égalité des chances, mais visant en réalité surtout à glorifier les mérites des gagnants du système éducatif, se sont développées à vive allure avec pour conséquences des répartitions particulièrement inégalitaires et hypocrites des places et des ressources (voir graphique  0.8 plus haut). L’incapacité des sociaux-démocrates à convaincre les classes défavorisées qu’ils se souciaient de leurs enfants et de leur éducation autant que de leurs propres enfants et des filières éli-tistes (peu étonnante au demeurant, puisqu’ils n’ont jamais véritablement développé de politique juste et transparente en la matière) explique sans doute pour une large part pourquoi ils sont devenus le parti des diplômés.

Je tenterai dans la dernière partie de ce livre d’analyser sur ces différentes questions les leçons qu’il est possible de tirer des expériences historiques disponibles, et les dispositifs institutionnels permettant d’aborder les conditions d’une propriété juste, d’une éducation juste et d’une frontière juste. Ces conclusions doivent être prises pour ce qu’elles sont : quelques leçons imparfaites, fragiles et provisoires, permettant de dresser les contours d’un socialisme participatif et d’un social-fédéralisme fondé sur les leçons de l’histoire. Je veux surtout insister sur ce qui est l’un des principaux enseignements du récit historique qui va suivre et qui constitue la trame principale de ce livre : les idées et idéologies comptent dans l’histoire, mais elles ne sont rien sans le truchement des logiques événementielles, des expérimentations historiques et institutionnelles concrètes, et souvent de crises plus ou moins violentes. Un point paraît certain : compte tenu de la transformation profonde de la structure des clivages politiques et électoraux depuis les années 1950-1980, il est peu probable qu’une nouvelle coalition égalitaire puisse un jour émerger sans une redéfinition radicale de ses bases programmatique, intellectuelle et idéologique.

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 55-58)

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