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repenser le social-fédéralisme à l’échelle mondiale

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 131-135)

Venons-en maintenant à ce qui constitue sans nul doute la question la plus délicate pour définir la société juste : celle de la frontière juste. L’organi-sation actuelle du monde repose sur des postulats auxquels nous sommes tellement habitués qu’ils nous paraissent parfois indépassables, mais qui en réalité correspondent à un régime politico-idéologique très spécifique. On considère d’une part que les relations entre les pays doivent être organisées sur la base de la libre circulation la plus absolue des biens, des services et des capitaux, et que des pays qui refuseraient ces règles s’excluraient quasiment du monde civilisé. On considère d’autre part que les choix politiques à l’intérieur des pays, notamment en termes de système fiscal, social ou légal, ne concernent que ces seuls pays et doivent faire l’objet d’une souveraineté strictement nationale. Le problème est que ces postulats conduisent immédiatement à des contradictions dont l’ampleur n’a fait que s’accroître au cours des dernières décennies, et qui menacent de faire exploser le cours actuel de la mondialisation. La solution est d’organiser cette dernière différemment, c’est-à-dire en remplaçant les actuels accords commerciaux par des traités beaucoup plus ambitieux visant à promouvoir un modèle de développement équitable et durable, incluant des objectifs communs vérifiables (notamment sur l’impôt juste et les émissions carbone) et au besoin des procédures de délibération démocratique adaptées (sous forme d’assemblées transnationales). Ces traités de codéveloppement d’un type nouveau pourraient inclure si nécessaire des mesures visant à faciliter

1. La proposition s’accompagne également de la création de quotas sociaux de manière à assurer une meilleure représentation des différentes origines sociales au sein des assemblées parlementaires, à la façon de ce qui se pratique en Inde. Voir J. Cagé, Le Prix de la démo-cratie, op. cit. Le tirage au sort peut également permettre une participation sociale diversifiée à des assemblées délibératives, sans le stigmate possiblement associé aux quotas, mais au prix d’une renonciation à notre capacité collective à choisir les personnes les mieux à même de nous représenter (y compris au sein d’une origine sociale donnée), ce qui serait relativement nihiliste si cela devait s’appliquer à grande échelle.

les échanges. Mais la question de la libéralisation des flux commerciaux et financiers ne doit plus en être le cœur. Le commerce et la finance doivent devenir ce qu’ils auraient toujours dû être : un moyen au service d’objectifs plus élevés.

L’une des contradictions les plus évidentes du système actuel est que la libre circulation des biens et des capitaux est organisée d’une façon telle qu’elle réduit considérablement les capacités des États à choisir leurs politiques fiscales et sociales. Autrement dit, loin de fournir le cadre neutre qu’elles prétendent apporter, les règles internationales actuellement en vigueur poussent à l’adoption de certaines politiques et contraignent direc-tement les souverainetés nationales. En particulier, nous avons vu que les accords sur la libéralisation des flux de capitaux mis en place depuis les années 1980-1990 ne comportaient aucun dispositif de coopération fiscale et de transmission automatique d’informations permettant de garder la trace des actifs transfrontaliers et de leurs propriétaires1. C’est notam-ment le cas en Europe, qui a, dans une large mesure, mené ce mouvenotam-ment mondial et qui a mis en place des règles qui empêchent de facto les États de lutter contre les stratégies de contournement fiscal et réglementaire par des structures offshore (ou tout du moins qui contraignent les États à dénoncer ces traités s’ils veulent imposer des sanctions adéquates)2.Le choix de ce régime légal spécifique traduit en partie une volonté consciente de certains acteurs de promouvoir la concurrence fiscale entre États euro-péens (jugés trop dispendieux). Il est également la conséquence d’une certaine improvisation autour de décisions dont on avait mal anticipé

1. Voir chapitres 11, p. 643-650, et 13, p. 792-795.

2. Par exemple, les obligations déclaratives décrites plus haut concernant les propriétaires de logements et d’entreprises localisés en France pourraient possiblement être contestées au nom du fait qu’elles imposent des contraintes trop fortes à la libre circulation des capitaux. Il est pourtant urgent de soumettre l’ensemble des entités détenant des actifs (quel que soit leur système juridique de rattachement) à des règles de transparence très strictes, et par ailleurs de réduire drastiquement la possibilité d’enregistrer sa société dans des territoires et juridictions où ne se déroule aucune activité économique réelle. Actuellement les règles de conflit de droit (c’est-à-dire les règles juridiques applicables lorsque de mêmes entités relèvent de plusieurs systèmes juridiques) sont très favorables aux compagnies qui ont les moyens d’organiser ce type de contournement, dans le sens où les pays laissent souvent les entreprises organiser leurs activités depuis des entités auxquelles elles ne peuvent pas ensuite imposer de règles. Précisons que c’est la Cour de justice de l’UE qui a, dans plusieurs cas, obligé à une lecture très stricte des règles de mobilité des capitaux (certaines codifiées imprécisément dans le traité de Maastricht), jugeant par exemple que l’Allemagne devait cesser d’appliquer la « théorie du siège », selon laquelle elle ne reconnaissait pas la personnalité morale à une entité basée aux Pays-Bas. Voir K. Pistor, The Code of Capital. How the Law Creates Wealth and Inequality, op. cit.

dans les années 1980-1990 toutes les conséquences pour les décennies à venir, notamment en termes de développement des paradis fiscaux et de la finance offshore. Pour résumer, ces accords ont été signés à une autre époque, à un moment où l’on ne s’inquiétait pas comme aujourd’hui de la montée des inégalités, des excès du capitalisme financier et des risques de repli identitaire et nationaliste.

Par ailleurs, la fiction d’une souveraineté strictement nationale en ce qui concerne les choix sociaux et fiscaux des sociétés est également battue en brèche parce que les représentations de la justice sont de plus en plus souvent transnationales. S’il existe des flux d’aide au développement des pays riches vers les pays pauvres (au demeurant insuffisants et souvent inadéquats), ce n’est pas uniquement pour des raisons intéressées, par exemple l’objectif de tarir les flux migratoires. C’est également parce que les habitants des pays riches (ou tout du moins une partie d’entre eux) pensent qu’il est injuste que les personnes nées dans les pays pauvres aient des opportunités de vie plus limitées que les leurs, et que cette inégalité injuste doit être corrigée, tout du moins en partie, jusqu’à un certain point et pour un certain coût, suivant des perceptions complexes et changeantes, en fonction notamment des informations restreintes dont disposent les uns et les autres sur le lien entre les flux d’aide et la mise en place de stratégies de développement réussies. À ce sujet, il est frappant de constater que l’objectif qui fait actuellement figure de point de référence en la matière, à savoir le fait de consacrer 1 % de son revenu national brut à l’aide au développement, constitue une norme qui sans être extraordinairement généreuse implique néanmoins des sommes qui sont loin d’être entièrement négligeables par comparaison à des transferts du même type1.

Par ailleurs, les perceptions en matière de justice transnationale et globale jouent un rôle croissant dans les débats autour de l’environnement, de l’anthropocène, de la biodiversité et du changement climatique. Les efforts réalisés en vue de limiter le réchauffement sont certes notoirement insuffi-sants. Mais le fait même que certains pays ou régions du monde réduisent

1. L’aide au développement atteint 1 % du RNB en Suède, 0,7 % au Royaume-Uni et 0,4 % en Allemagne et en France. L’objectif officiel fixé dans le cadre de l’OCDE est de 0,7 %, mais le niveau suédois fait souvent figure de nouvel horizon implicite. Ces montants sont supérieurs aux transferts nets versés par ces pays au titre de l’Union européenne (environ 0,2 %-0,3 % du RNB), transferts dont la dénonciation a joué un rôle non négligeable dans les débats sur le Brexit. Voir chapitres  12, p.  743, et  15, p.  989. Cela suggère que ces flux sont perçus différemment en fonction du niveau de développement du pays receveur, et sont peut-être mieux acceptés lorsqu’il s’agit d’aider des pays perçus comme particulièrement pauvres.

leurs émissions, sans attendre que tous les autres fassent de même, serait difficilement explicable dans un monde où chacun ne se soucie que de lui-même ou de son pays. Il reste que ces débats sont marqués par de grandes hypocrisies et de multiples incohérences. En décembre 2015, 196 pays réunis à Paris se mirent d’accord sur un objectif théorique visant à limiter le réchauffement à moins de 1,5 °C par rapport aux niveaux pré-industriels, ce qui exigerait notamment de laisser dans le sol de nombreux hydrocarbures, tels que ceux issus des sables bitumineux de l’Alberta, dont le Canada venait justement de relancer l’exploitation. Cela n’a pas empêché l’Union européenne de conclure dès 2016 avec le Canada un nouveau traité commercial, le CETA, contenant toutes sortes de mesures contraignantes concernant la libéralisation du commerce et des investissements, mais n’en incluant aucune concernant les questions environnementales ou fiscales. Il aurait pourtant été possible d’ajouter des cibles d’émissions carbone ou des taux minimaux communs d’imposition des bénéfices des sociétés, avec des mécanismes de vérification et de sanctions permettant de s’assurer de leur application, comme on sait le faire s’agissant des questions commerciales ou financières1.

Le point de contradiction le plus violent entre le mode actuel d’organisation de la mondialisation et les représentations de la justice transnationale concerne naturellement la question de la libre circulation des personnes. Dans le cadre du paradigme dominant, les États civilisés sont tenus de se conformer à la libre circulation absolue des biens, des services et des capitaux, mais sont parfaitement libres de s’opposer autant qu’ils le souhaitent à celle des personnes, si bien que cette question devient en quelque sorte le seul sujet d’affrontement politique autorisé. L’Union européenne se caractérise par le fait qu’elle a réalisé la libre circulation en son sein, tout en restant beaucoup plus restrictive vis-à-vis des personnes arrivant d’Afrique et du Moyen-Orient, y compris quand ces dernières fuient la misère et la guerre. Depuis la crise des réfugiés de 2015, la plupart des dirigeants européens ont soutenu l’idée selon laquelle les flux devaient

1. On notera que CETA est l’acronyme du Comprehensive Economic and Trade Agreement (« Accord économique et commercial global »), ce qui signifie qu’il s’agit non pas d’un traité commercial classique, mais qu’il inclut également des mesures visant à le transformer en accord économique « global », ce qui en pratique signifie essentiellement des mesures supplémen-taires de « protection des investissements » (comme la possibilité pour des investisseurs de contourner les tribunaux de droit commun et d’avoir recours à des cours arbitrales privées dans leurs litiges face aux États). De toute évidence, il existe plusieurs conceptions contradictoires de la façon dont les traités doivent s’étendre.

être taris à n’importe quel coût, y compris celui de laisser plusieurs dizaines de milliers de personnes se noyer en Méditerranée, afin d’envoyer un signal visant à décourager les suivants1. Une partie de l’opinion européenne ne se reconnaît pas dans cette politique. D’autres segments de l’opinion affichent au contraire une grande hostilité aux migrants extraeuropéens et suivent en cela les mouvements politiques nativistes qui se sont développés en Europe depuis les années 1980-1990 pour exploiter les thèmes identitaires, contribuant ainsi à une transformation considérable de la structure des clivages politiques. Ainsi que nous l’avons vu, cette transformation avait cependant commencé bien avant que le clivage migratoire ne devienne central, et elle s’explique au moins autant par l’abandon de toute politique ambitieuse en matière de redistribution et de réduction des inégalités que par les attitudes anti-immigrés2.

Pour résumer, les représentations de la justice s’expriment bel et bien à un niveau transnational, qu’il s’agisse de l’aide au développement, de l’environnement ou de la libre circulation des personnes, mais ces repré-sentations sont souvent confuses et contradictoires. Le point important est qu’elles ne sont pas figées de toute éternité : elles sont construites historiquement et politiquement.

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