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Le retour des élites multiples et les difficultés d’une coalition égalitaire

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 51-55)

Plus généralement, nous tenterons dans ce livre de mieux comprendre sous quelles conditions des coalitions politiques égalitaires sont parvenues à se former au milieu du xxe siècle pour réduire les inégalités issues du passé, pourquoi elles ont fini par s’épuiser, et sous quelles conditions de nouvelles coalitions égalitaires pourraient réussir à émerger en ce début de xxie siècle.

Il faut tout d’abord préciser que les coalitions redistributives de type social-démocrate (au sens large) qui se sont imposées au milieu du xxe siècle avaient une dimension qui n’était pas seulement électorale, institution-nelle et partidaire, mais qui était avant tout intellectuelle et idéologique.

Autrement dit, c’est avant tout sur le terrain des idées que les combats ont été menés et remportés. Il est certes essentiel que ces coalitions se soient également incarnées dans des partis et des élections particulières, qu’il s’agisse d’un parti authentiquement et explicitement « social-démocrate » comme le SAP en Suède ou le SPD en Allemagne, qui exercèrent tous deux des responsabilités importantes dès les années 1920-19301, ou bien sous la forme du parti travailliste au Royaume-Uni (qui obtint la majorité absolue des sièges lors des élections historiques de 1945), du parti démocrate aux États-Unis (au pouvoir de 1932 à 1952 sous Roosevelt puis Truman), ou encore sous la forme de diverses alliances socialistes-communistes en France (au pouvoir en 1936 et en 1945) et dans de nombreux autres pays.

Mais au-delà de ces incarnations spécifiques, le fait est que la véritable prise de pouvoir fut d’abord idéologique et intellectuelle. Il s’agissait de coalitions d’idées fondées sur des programmes de réduction des inégalités et de transformations profondes du système légal, fiscal et social qui finirent par s’imposer à l’ensemble des forces politiques au cours de la période

1. Le SAP (Sveriges Socialdemokratiska Arbetareparti) est au pouvoir dès le début des années 1920, et de façon quasi permanente à partir de 1932. Le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) fournit le premier président de la république de Weimar en 1919 (Frie-drich Ebert), même s’il devra le plus souvent gouverner en coalition, ou influencer le pouvoir depuis l’opposition (en particulier durant la longue phase où les chrétiens-démocrates de la CDU occupent le pouvoir, de 1949 à 1966).

1930-1980, y compris d’ailleurs aux partis situés plus à droite sur l’échi-quier politique de l’époque. Cette transformation s’appuya naturellement sur les stratégies de mobilisations mises en œuvre par les partis sociaux-démocrates (au sens large), mais plus généralement sur l’implication de larges parts du corps social (syndicats, militants, médias, intellectuels) et d’une transformation d’ensemble de l’idéologie dominante, qui, tout au long du xixe siècle et jusqu’au début du xxe siècle, reposait sur le dogme quasi religieux du marché, de l’inégalité et de la propriété.

Le facteur le plus important conduisant à l’émergence de telles coali-tions d’idées et de cette nouvelle vision du rôle de l’État fut la perte de légitimité du système de propriété privée et de libre concurrence, d’abord de façon graduelle au xixe siècle et au début du xxe, du fait des énormes concentrations de richesses engendrées par la croissance industrielle et des sentiments d’injustice provoqués par ces évolutions, et ensuite de façon accélérée à la suite des guerres mondiales et de la crise des années 1930.

L’existence d’un contre-modèle communiste en Union soviétique joua également un rôle essentiel, d’une part pour imposer un agenda redistri-butif ambitieux à des acteurs et des partis conservateurs qui souvent n’en voulaient pas, et d’autre part pour accélérer le processus de décolonisation dans les empires coloniaux européens et d’extension des droits civiques aux États-Unis.

Or si l’on examine l’évolution de la structure des électorats sociaux-démocrates (au sens large) depuis 1945, il est frappant de constater à quel point ils se sont transformés, aussi bien d’ailleurs en Europe qu’aux États-Unis, dans des conditions relativement proches, ce qui n’a rien d’évident a priori, compte tenu des origines historiques très différentes des systèmes de partis des deux côtés de l’Atlantique. Dans les années 1950-1970, le vote pour le parti démocrate aux États-Unis était parti-culièrement élevé parmi les électeurs les moins diplômés et les électeurs disposant des revenus et patrimoines les plus faibles (alors que le vote républicain était au contraire plus important parmi les plus diplômés et les plus hauts revenus et patrimoines). On retrouve la même structure en France, dans des proportions quasi identiques : les partis socialistes, communistes et radicaux attiraient dans les années 1950-1970 davan-tage de suffrages parmi les moins diplômés et les revenus et patrimoines les plus modestes (et inversement pour les partis de centre droit et de droite de diverses tendances). Cette structure électorale a commencé à se transformer à la fin des années 1960 et au cours des années 1970, et

on constate à partir des années 1980-2000 une structure sensiblement différente de celles des années 1950-1970, là encore de façon quasi iden-tique aux États-Unis et en France  : le vote démocrate comme le vote socialiste-communiste sont devenus les plus élevés parmi les électeurs les plus diplômés, tout en restant plus faibles parmi les plus hauts revenus.

Cela pourrait cependant ne durer qu’un temps : lors de l’élection prési-dentielle américaine de 2016, ce sont pour la première fois non seulement les plus diplômés mais également les plus hauts revenus qui ont préféré voter démocrate plutôt que républicain, d’où un renversement complet de la structure sociale du vote par comparaison aux années 1950-1970 (voir graphique 0.9).

1945 1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 2020 États-Unis : différence entre le % du vote démocrate parmi les 10 % les plus

diplômés et les 90 % les moins diplômés (après contrôles) France : même différence pour le vote pour les partis de gauche États-Unis : différence entre le % du vote démocrate parmi les 10 % des revenus les plus élevés et les 90 % les moins élevés (après contrôles) France : même différence pour le vote pour les partis de gauche

Graphique 0.9

Lecture :dans les années 1950-1970, le vote pour le parti démocrate aux États-Unis et pour les partis de gauche (socialistes, communistes, radicaux, écologistes) en France était associé aux électeurs ayant les niveaux de diplôme et de revenus les moins élevés ; dans les années 1980-2000, il est devenu associé aux électeurs les plus diplômés ; dans les années 2010-2020, il est en passe de devenir également associé aux électeurs disposant des revenus les plus élevés (particulièrement aux États-Unis).

Sources et séries : voir piketty.pse.ens.fr/ideologie.

émergence d’un système d’élites multiples ou grand renversementLa transformation du conflit politique et électoral, 1945-2020 : ?

Autrement dit, la décomposition de la structure gauche-droite de l’après-guerre, sur laquelle s’était appuyée la réduction des inégalités au milieu du xxe siècle, et dont les élections menées aux États-Unis et en France en 2016-2017 montrent à quel point elle était avancée, est un phénomène qui vient de loin, et qui ne peut être correctement appréhendé qu’au terme d’une vaste remise en perspective.

Nous verrons d’ailleurs que l’on retrouve des transformations simi-laires avec le vote travailliste au Royaume-Uni et les votes sociaux-démocrates de diverses tendances en Europe1. Le vote social-démocrate (au sens large) correspondait dans les années 1950-1980 au vote du parti des travailleurs ; il est devenu à partir des années 1990-2010 le vote du parti des diplômés. Nous verrons cependant que les plus hauts patri-moines continuent de se méfier des partis sociaux-démocrates, travaillistes et socialistes, y compris d’ailleurs dans le cas du vote démocrate aux États-Unis (quoique dans les deux cas de moins en moins nettement). Le point important est que ces différentes dimensions des inégalités sociales (diplôme, revenus, propriété) ont toujours été reliées les unes aux autres, mais seulement de façon partielle : dans les années 1950-1980 comme dans les années 2000-2020, on peut trouver de nombreuses personnes dont la position dans la hiérarchie des diplômes est plus élevée que dans celle de la propriété, et inversement2. Le changement important qui a eu lieu concerne la capacité des organisations et coalitions politiques en présence à unir ou au contraire à opposer ces différentes dimensions de l’inégalité sociale.

Concrètement, dans les années 1950-1980, ces différentes dimensions étaient politiquement alignées : les personnes qui occupaient des positions moins élevées de la hiérarchie sociale avaient tendance à voter pour le même parti ou coalition, quelle que soit la dimension considérée (diplôme, revenus, patrimoine), et le fait d’être mal placé dans plusieurs dimensions produisait des effets cumulatifs sur le vote. La structure du conflit politique était « classiste », dans le sens où il opposait les classes sociales les plus modestes aux classes sociales plus élevées, quelle que soit la dimension retenue pour définir l’identité de classe (identité qui en pratique est tou-jours profondément complexe et multidimensionnelle, ce qui précisément tend à compliquer la formation de coalitions majoritaires).

À l’inverse, à partir des années 1980-2000, les différentes dimensions de l’inégalité sociale ont cessé d’être alignées. La structure du conflit politique

1. Voir quatrième partie, chapitres 14-16. On observe des transformations similaires si l’on compare non pas les 10 % du haut et les 90 % du bas (comme cela est fait sur le graphique 0.9, ce qui permet de faire apparaître des résultats particulièrement marqués) mais également les 50 % du haut et les 50 % du bas, ou tout autre découpage de la répartition des diplômes, du revenu ou du patrimoine.

2. La corrélation entre les différentes dimensions (diplôme, revenus, patrimoine) ne semble pas s’être substantiellement modifiée au cours de la période étudiée. Voir quatrième partie, chapitre 14, p. 850.

correspond à ce que l’on peut décrire comme un système « d’élites mul-tiples » : un parti ou une coalition attire les votes des plus diplômés (l’élite intellectuelle et culturelle), alors que l’autre parti ou coalition séduit les votes des plus hauts patrimoines et dans une certaine mesure des plus hauts revenus (l’élite marchande et financière). Parmi les multiples dif-ficultés posées par une telle situation, on trouve notamment le fait que toutes les personnes qui n’ont ni de diplôme élevé, ni de patrimoine ou de revenus élevés, risquent fort de se sentir abandonnées avec cette structure du conflit politique. Cela peut expliquer pourquoi la participation élec-torale s’est effondrée au cours des dernières décennies au sein des groupes sociaux disposant des niveaux de diplôme, de revenus et de patrimoines les plus faibles, alors qu’elle était tout aussi forte que pour les groupes mieux dotés pendant les années 1950-1970. Si l’on veut comprendre la montée du « populisme » (terme fourre-tout souvent utilisé par les élites pour disqualifier des mouvements politiques dont ils se sentent insuffisamment aux commandes), il n’est pas inutile de commencer par analyser cette montée en puissance de « l’élitisme » au sein des structures partisanes.

On peut aussi noter que ce système d’élites multiples n’est pas totalement sans rapport avec le régime trifonctionnel ancien, qui se fondait sur un certain équilibre entre les élites cléricales et guerrières, même si les formes de légitimité ont évidemment bien changé.

Repenser la propriété juste,

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