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La justice comme participation et comme délibération

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 68-72)

Qu’est-ce qu’une société juste ? Dans le cadre de ce livre, je propose la défi-nition imparfaite suivante. La société juste est celle qui permet à l’ensemble de ses membres d’accéder aux biens fondamentaux les plus étendus possible.

Parmi ces biens fondamentaux figurent notamment l’éducation, la santé, le droit de vote, et plus généralement la participation la plus complète de tous aux différentes formes de la vie sociale, culturelle, économique, civique et politique. La société juste organise les relations socio-économiques, les rapports de propriété et la répartition des revenus et des patrimoines, afin de permettre aux membres les moins favorisés de bénéficier des conditions d’existence les plus élevées possible. La société juste n’implique pas l’uni-formité ou l’égalité absolue. Dans la mesure où elle résulte d’aspirations différentes et de choix de vie distincts, et où elle permet d’améliorer les conditions de vie et d’accroître l’étendue des opportunités ouvertes aux plus défavorisés, alors l’inégalité des revenus et de propriété peut être juste.

Mais ceci doit être démontré et non supposé, et cet argument ne doit pas être utilisé pour justifier n’importe quel niveau d’inégalité, comme cela est trop souvent fait.

Cette définition imprécise de la société juste ne règle pas tous les pro-blèmes, tant s’en faut. Seule la délibération collective peut permettre d’aller plus loin, sur la base des expériences historiques et individuelles dont nous disposons, et de la participation de tous ses membres. C’est d’ailleurs pourquoi la délibération est à la fois une fin et un moyen. Cette défini-tion permet toutefois de poser certains principes. En particulier, l’égalité d’accès aux biens fondamentaux doit être absolue : on ne peut pas offrir une participation politique, une éducation ou un revenu plus étendus à certains groupes en privant d’autres groupes de l’accès au droit de vote, à

l’école ou à la santé. La question consistant à savoir où s’arrêtent les biens fondamentaux (éducation, santé, logement, culture, etc.) fait évidemment partie du débat et ne peut être tranchée indépendamment de la société considérée et du contexte historique.

De façon générale, il me semble que les questions intéressantes commencent quand on entre dans l’étude de l’idée de justice au sein de sociétés historiques particulières, et que l’on analyse comment les conflits autour de la justice s’incarnent dans des discours, des institutions et des dispositifs sociaux, fiscaux et éducatifs spécifiques. Certains trouveront peut-être que les principes de justice que je viens d’énoncer s’approchent de ceux formulés par John Rawls en 19711. C’est en partie le cas, à la condition toutefois d’ajouter que l’on retrouve des principes similaires sous des formes beaucoup plus anciennes dans différentes civilisations, ainsi que dans l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 17892. Or les grandes déclarations de principe telles que celles formulées lors de la Révolution française ou au moment de l’indépen-dance des États-Unis n’ont aucunement empêché de très fortes inégalités sociales de perdurer, voire de s’exacerber dans ces deux pays au cours du xixe siècle et jusqu’au début du xxe siècle, sans parler des violents systèmes de domination coloniale, esclavagiste et statutaire qu’ils ont mis en place jusqu’aux années 1960. C’est pourquoi il faut se méfier des principes abstraits et généraux de justice sociale et se concentrer sur la façon dont ils s’incarnent dans des sociétés particulières et dans des politiques et des institutions concrètes3.

1. En particulier avec son « principe de différence » : « Social and economic inequalities are to be to the greatest benefit of the least advantaged members of society. » Cette formula-tion, issue de Theory of Justice (1971) a été reprise et précisée dans Political Liberalism, publié en 1993. Cette théorie a souvent été résumée par l’idée du maximin (l’objectif social suprême consisterait à maximiser le bien-être minimum), alors que Rawls insiste également sur l’égalité absolue des droits fondamentaux.

2. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » La seconde partie a souvent été interprétée comme ouvrant la voie à une inégalité juste, à partir du moment où elle repose sur l’égalité d’accès aux professions et où elle est dans l’intérêt des plus modestes. Voir T. Piketty, Le Capital au xxie siècle, op. cit., p. 766-768.

3. La principale limite de l’approche rawlsienne est précisément qu’elle reste relativement abstraite et ne se prononce pas précisément sur les niveaux d’inégalité et de progressivité fiscale qu’elle implique. C’est par exemple ce qui permet à Hayek d’écrire dans la préface de Law, Legislation and Liberty (1982) qu’il se sent proche de Rawls et de son « principe de différence », principe qui de fait a souvent été utilisé pour justifier n’importe quel niveau d’inégalité en évoquant des considérations incitatives mal établies.

Les éléments pour un socialisme participatif qui vont être présentés ci-après se fondent avant tout sur les enseignements des évolutions histo-riques qui ont été présentées dans ce livre, et en particulier sur les leçons des transformations considérables des régimes inégalitaires observées depuis le début du xxe siècle. Ils ont été pensés pour des sociétés historiques particulières, à savoir celles du début du xxie siècle. Certains éléments évoqués plus loin demandent pour être mis en place une capacité éta-tique, administrative et fiscale relativement avancée, et, en ce sens, sont plus directement adaptés aux sociétés occidentales et non occidentales les plus développées. Mais ils ont été pensés avec une visée universelle et ils peuvent également s’appliquer graduellement dans les pays pauvres et émergents. Les propositions développées ici relèvent de la tradition du socialisme démocratique, notamment pour ce qui concerne l’accent mis sur le dépassement de la propriété privée et l’implication des salariés et de leurs représentants dans la gouvernance des entreprises (qui a par exemple joué un rôle central dans la social-démocratie germanique et nordique). Je préfère parler de « socialisme participatif » pour insister sur l’objectif de participation et de décentralisation et pour distinguer nettement ce projet du socialisme étatique hypercentralisé expérimenté dans les pays relevant au xxe siècle du communisme de type soviétique (et encore à l’œuvre dans une large mesure au sein du secteur public chinois). La vision proposée fait également jouer un rôle essentiel au système éducatif et au thème de la propriété temporaire et de l’impôt progressif, qui a tenu une place centrale dans le progressisme anglo-saxon, ainsi que dans les débats de la Révolution française (sans aboutir).

Compte tenu du bilan largement positif du socialisme démocratique et de la social-démocratie au xxe siècle, en particulier en Europe occidentale, il me semble que le mot « socialisme » mérite encore d’être utilisé au xxie siècle, en l’occurrence en s’inscrivant dans cette tradition, tout en cherchant à la dépasser et à répondre aux insuffisances sociales-démocrates les plus criantes observées au cours des dernières décennies. En tout état de cause, le fond des propositions évoquées ici est plus important que l’étiquette qu’on leur donne, et je peux comprendre que certains lecteurs jugent le mot « socialisme » définitivement abîmé par l’expérience sovié-tique (ou par des expériences de gouvernement plus récentes qui n’ont eu de « socialistes » que le nom) et préfèrent développer de nouveaux termes (même si je ne partage pas cette conclusion). J’espère néanmoins qu’ils accepteront de suivre mon raisonnement et les propositions qui

en découlent, et qui en réalité sont issues d’expériences et traditions multiples1.

Précisons enfin que les options défendues ici correspondent à l’expé-rience de pensée suivante. Supposons que nous disposions d’un temps infini pour débattre au sein d’une immense agora mondiale et convaincre les citoyens du monde de la meilleure façon d’organiser le régime de pro-priété, le système fiscal et éducatif, le système de frontières et le régime démocratique lui-même. Les options indiquées plus loin sont celles que je défendrai dans ce cadre, sur la base des connaissances historiques accumulées pour écrire ce livre, et dans l’espoir de convaincre le plus grand nombre de personnes, en vue de leur possible mise en place. Si cette expérience de pensée me semble utile, il va de soi qu’elle est relativement artificielle, à plusieurs titres. Tout d’abord, personne ne dispose de ce temps quasi infini. En particulier, les mouvements et partis disposent souvent de très peu de temps pour essayer de communiquer leurs idées et propositions aux citoyens, compte tenu de l’attention limitée que ces derniers leur accordent (souvent pour de bonnes raisons, car ils peuvent avoir d’autres priorités dans la vie que de les écouter).

Ensuite et surtout, si cette expérience de délibération infinie se déroulait réellement, alors je serais sans nul doute amené à revoir profondément les positions que je vais défendre, qui sont uniquement le reflet des arguments, des informations et des sources historiques fort limités auxquels j’ai été exposé jusqu’ici, et qui s’enrichissent à chaque délibération supplémentaire.

J’ai déjà été amené à revoir profondément mes positions à la suite de mes lectures et des rencontres et débats auxquels j’ai eu la chance de participer, et il en ira de même à l’avenir. Autrement dit, la justice doit avant tout être conçue comme le résultat d’une délibération collective toujours en cours. Aucun livre, aucun être humain ne pourra jamais définir à lui seul le régime de propriété idéal, le système de vote parfait ou le barème fiscal

1. Certaines idées présentées ici, en particulier au sujet de la circulation de la propriété et de l’imposition des successions et des patrimoines, sont proches en esprit de celles d’auteurs issus du socialisme solidariste français comme Léon Bourgeois et Émile Durkheim (voir chapitre 11, p. 654-655). Notons également la proximité avec la notion de property-owning democracy développée notamment par James Meade. Le problème est que cette notion (de même que les concepts rawlsiens) a parfois été utilisée de façon nettement conservatrice. Voir par exemple B. Jackson, « Property-Owning Democracy : A Short History », in M. O’Neill, T. Wil-liamson, Property-Owning Democracy. Rawls and Beyond, Blackwell, 2012. Par construction, les options défendues ici s’appuient sur les expériences historiques des différents pays depuis le xixe siècle et mêlent donc plusieurs traditions intellectuelles.

miracle. Seule une vaste expérimentation collective, au fur et à mesure de l’histoire des sociétés humaines, pourra nous permettre de faire quelques progrès dans cette direction en s’appuyant sur l’expérience de chacun et la délibération la plus étendue possible (à défaut d’être infinie). Les éléments développés ci-après visent simplement à indiquer quelques pistes d’expé-rimentations possibles, sur la base des trajectoires historiques analysées au cours des chapitres précédents.

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 68-72)

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