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l’évolution du régime inégalitaire transnational

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 141-146)

Je viens de décrire un scénario coopératif et idéal (voire idyllique) per-mettant de conduire à une vaste démocratie transnationale de façon concentrique, et menant à terme à la mise en place d’impôts communs et justes, à l’émergence d’un droit universel à l’éducation et à la dota-tion en capital, à la généralisadota-tion de la libre circuladota-tion, et de facto à une quasi-abolition des frontières1. Ce faisant, je n’ignore pas que d’autres scénarios sont possibles. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précé-dent, il n’est pas acquis que les États de l’Union européenne, ou même simplement deux ou trois d’entre eux, parviennent à se mettre d’accord dans un avenir proche sur une procédure démocratique leur permettant d’adopter des impôts en commun. Pendant ce temps, l’Union indienne – et son 1,3 milliard d’habitants – parvient à adopter un impôt progressif sur le revenu s’appliquant à l’ensemble de ses membres ainsi que des règles communes permettant aux classes défavorisées d’accéder à l’université.

Le modèle indien fait certes face à d’autres difficultés. Il montre néan-moins que le fédéralisme démocratique prend parfois des formes que ne soupçonneraient pas des Français, des Suisses et des Luxembourgeois. La construction d’une norme de confiance mutuelle et de justice transnationale est un exercice délicat et éminemment fragile, et personne ne peut prédire comment évolueront ces coopérations.

Entre la voie de la coopération idéale menant au social-fédéralisme mon-dial et le chemin du repli nationaliste et identitaire généralisé, il existe naturellement un grand nombre de trajectoires et de bifurcations possibles.

Pour avancer en direction d’une mondialisation plus juste, deux principes

que la contribution malienne au fonds en question serait fort réduite, et sans doute nettement inférieure à l’aide au développement versée par ailleurs.

1. Précisons toutefois que dans le scénario exposé ici, la plupart des décisions et des finance-ments continueraient d’être pris et administrés au niveau des assemblées nationales, régionales et locales, qui constituent souvent le meilleur échelon pour organiser la délibération (par exemple au sujet des programmes scolaires dans les différentes langues, des infrastructures locales de transports, des systèmes de santé, etc.), dans la logique de socialisme participatif et décentralisé que je défends. Seuls les biens publics globaux et la taxation des acteurs éco-nomiques transnationaux ont vocation à être régulés directement à l’échelon transnational.

paraissent essentiels. Tout d’abord, s’il est clair qu’un grand nombre de règles et de traités organisant les échanges commerciaux et financiers doivent être profondément transformés, il est important de s’astreindre à proposer un nouveau cadre légal international avant de les dénoncer. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent au sujet de la réforme des institutions européennes, il peut être tentant pour des responsables politiques d’an-noncer une sortie des traités existants, sans pour autant préciser les nouveaux traités dans lesquels on souhaite s’inscrire. C’est approximativement ce qui s’est passé avec le Brexit. Les conservateurs britanniques ont choisi de proposer aux électeurs de décider par référendum s’ils souhaitaient sortir de l’UE, sans pour autant indiquer comment ils comptaient organiser les relations futures avec l’UE en cas de sortie. Or, sauf à retourner à l’autarcie (ce que personne ne souhaite), il existe de multiples façons de réguler ces relations, et les débats qui ont suivi le référendum de 2016 montrent qu’il n’est pas simple de s’accorder sur l’une d’entre elles1.

Ensuite, s’il est essentiel de proposer un nouveau cadre coopératif avant de sortir du cadre existant, il est cependant impossible d’attendre que tout le monde soit d’accord pour avancer. Il est donc crucial d’imaginer des solu-tions permettant à quelques pays d’aller dans la voie sociale-fédéraliste en concluant des traités de codéveloppement entre eux, tout en restant ouverts à ceux qui veulent rejoindre le projet. Cela est vrai au niveau européen comme à un niveau international plus général. Par exemple, la dénoncia-tion des accords organisant actuellement la libre circuladénoncia-tion des capitaux, qu’elle soit le fait d’un seul pays ou d’un groupe quelconque de pays, doit permettre de proposer à tous ceux qui le souhaitent de rejoindre un cadre où les investissements internationaux et la propriété transfrontalière resteraient parfaitement possibles, mais à la condition de mettre en place les obligations déclaratives et les coopérations nécessaires pour répartir l’impôt de façon juste, c’est-à-dire en fonction de la capacité contributive de chacun, et en particulier de l’étendue de ses propriétés et de ses revenus.

1. Parmi les solutions envisagées figure la possibilité que le Royaume-Uni se retrouve à appliquer quasiment les mêmes réglementations commerciales que celles qui prévalaient avant le Brexit, mais en ayant perdu la possibilité de participer à l’élaboration de ces règles.

Quelle que soit la solution retenue, il est probable que la forme de la relation entre les îles Britanniques et le continent continuera de stimuler des débats pour les décennies à venir, en fonction notamment des nouvelles formes d’union fiscale, sociale et climatique que les pays établiront (ou pas) et de leur capacité à imposer de nouvelles règles de codéveloppement allant de pair avec la libre circulation des biens et des capitaux.

De même, il importe que les sanctions imposées aux États non coopératifs prennent des formes réversibles et qui indiquent clairement que l’objectif est la mise en place d’un système coopératif, égalitaire et inclusif, et non pas le durcissement des relations interétatiques. Nous avons par exemple déjà évoqué le cas de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. La solution idéale serait que tous les États, en Europe comme dans le reste de la planète, cessent de se livrer une concurrence néfaste et instaurent des coopérations nouvelles. On pourrait ainsi parvenir à ce que les profits réalisés par les grandes sociétés multinationales soient répartis entre les États de façon transparente, en fonction de l’activité économique réelle réalisée dans les différents territoires, avec des taux minimaux d’imposition compatibles avec le niveau général des prélèvements obligatoires et le financement de l’État social. En pratique, si ce scénario ne se réalise pas, n’importe quel groupe de pays (y compris un pays seul) pourrait le mettre en place de façon isolée, en prélevant la part de l’impôt mondial sur les sociétés qui lui revient en proportion des ventes de biens et services réalisées sur son territoire1. Certains dénonceront de telles pratiques comme relevant d’une forme de retour du protectionnisme, mais il s’agit en réalité de quelque chose de très différent : ce sont bien les profits des sociétés qui sont visés et non les échanges, qui sont simplement utilisés comme indicateur véri-fiable permettant de répartir les profits, faute d’une coopération suffisante.

Dès lors qu’une coopération adéquate sera en place, ce système transitoire pourra être remplacé par un meilleur système.

Ce cas de l’impôt sur les sociétés est particulièrement important, car la course-poursuite vers la non-imposition des bénéfices des sociétés constitue sans nul doute le risque le plus lourd que court actuellement le système fiscal mondial. À terme, si l’on ne prend pas des mesures radicales de ce type pour arrêter la course-poursuite vers le bas, c’est en effet la possibilité même de prélever un impôt progressif sur le revenu qui est en cause2. Mais

1. Voir chapitre 16, p. 1052, et E. Saez, G. Zucman, The Triumph of Injustice, op. cit. Autrement dit, si une compagnie réalise 100 milliards de profits dans le monde et 10 % de ses ventes dans un pays donné, et que ce pays fixe à 30 % le taux de son impôt sur les bénéfices des sociétés, alors cette compagnie devra verser 3 milliards au pays en question, en proportion de ses ventes dans le pays. Les profits mondiaux des compagnies peuvent être estimés par diverses sources, et chaque pays peut imposer des sanctions adéquates aux compagnies ne fournissant pas les éléments utiles. Rappelons que c’est ainsi que sont répartis les profits imposables des compagnies entre États aux États-Unis.

2. Dans un système parfaitement coopératif et transparent, l’impôt sur les bénéfices des sociétés n’aurait qu’un rôle limité : il s’agirait alors d’un simple précompte à l’impôt sur le

on pourrait également appliquer ce type de logique à d’autres impôts.

J’ai évoqué plus haut le cas de l’impôt progressif sur la propriété. Les compagnies qui refusent de coopérer à la mise en place d’une véritable transparence sur leur actionnariat pourraient se voir prélever les sommes ainsi soustraites à l’impôt progressif sur la propriété en proportion de leurs ventes de biens et services dans le pays en question. Il en va de même pour la taxation des émissions carbone. Faute d’une politique adéquate coor-donnée permettant la réduction des émissions, il est impératif d’imposer le contenu carbone sur la base des ventes de biens et services réalisées dans les différents pays. Mais là encore, il convient de préciser que la solution coopérative souhaitée est différente (par exemple sous forme d’une taxa-tion progressive coordonnée des émissions individuelles) et d’indiquer le chemin permettant d’y parvenir.

Récapitulons. L’idéologie actuelle de la mondialisation, telle qu’elle s’est développée dans les années 1980-1990, est actuellement en crise et en phase de redéfinition. Les frustrations créées par la montée des inégalités ont peu à peu conduit les classes populaires et moyennes des pays riches à se défier de l’intégration internationale et du libéralisme économique sans limites.

Ces tensions ont contribué à l’émergence de mouvements nationalistes et identitaires, qui pourraient nourrir un mouvement de remise en cause désor-donnée des échanges. L’idéologie nationaliste pourrait également (et sans doute plus probablement) alimenter une fuite en avant vers la concurrence de tous contre tous et le dumping fiscal et social vis-à-vis de l’extérieur, le tout s’accompagnant à l’intérieur des États par le durcissement identitaire et autoritaire à l’encontre des minorités et des immigrés, de façon à souder le corps social national face à ses ennemis déclarés. Cela a d’ailleurs déjà commencé à se produire non seulement en Europe et aux États-Unis, mais également en Inde et au Brésil, et d’une certaine façon en Chine vis-à-vis

revenu, dans le sens où c’est ce dernier qui permet de calculer l’impôt dû en fonction du niveau total des dividendes et des autres revenus perçus par un contribuable individuel. Mais dans un système peu coopératif et transparent, l’impôt sur les sociétés joue un rôle beaucoup plus important, car ce précompte n’est souvent que le seul et dernier impôt que l’on peut faire payer, faute de retrouver l’identité des détenteurs finaux des profits. Il est en outre aisé de maquiller n’importe quel revenu en profits de société : il suffit d’abriter dans une struc-ture dédiée ses activités de consultant ou ses droits d’auteur, avec l’aide active de conseillers bancaires pour qui tout cela relève de l’évidence, et de payer ses impôts de l’étranger. C’est pourquoi il est essentiel de mettre en place une stratégie permettant d’éviter que cet impôt poursuive sa course-poursuite vers la non-imposition complète de tous ceux qui ont les moyens de ce type de montage.

des dissidents. Face à la faillite annoncée des idéologies fondées sur le libé-ralisme et le nationalisme, seul le développement d’un véritable socialisme participatif et internationaliste, s’appuyant sur le social-fédéralisme et une nouvelle organisation coopérative de l’économie-monde, pourrait per-mettre de résoudre ces contradictions. Face à l’ampleur des défis, j’ai essayé de décrire quelques pistes permettant d’illustrer le fait que des solutions existent pour avancer graduellement dans cette direction. Mais il est bien évident que ces éléments n’ont pas vocation à fournir des solutions closes.

Ils visent surtout à suggérer que l’imagination tout à la fois idéologique et institutionnelle des sociétés humaines ne va pas s’arrêter là. Toute l’histoire des régimes inégalitaires étudiée dans cet ouvrage démontre l’ampleur du répertoire politico-idéologique, et le fait que les moments de bifurcations mettent en jeu à la fois des logiques événementielles de court terme et des évolutions intellectuelles de plus long terme. Toutes les idéologies ont leur faiblesse, et en même temps les sociétés humaines ne peuvent vivre sans idéologies tentant de donner du sens à leurs inégalités. Il en ira de même à l’avenir, en particulier à l’échelle transnationale.

J’ai tenté dans ce livre de proposer une histoire à la fois économique, sociale, intellectuelle et politique des régimes inégalitaires, c’est-à-dire une histoire des systèmes de justification et de structuration de l’inégalité sociale, depuis les sociétés trifonctionnelles et esclavagistes anciennes jusqu’aux sociétés postcoloniales et hypercapitalistes modernes. Il va de soi qu’un tel projet sera toujours en cours : aucun livre ne pourra jamais épuiser une matière aussi vaste. Par définition, toutes les conclusions obtenues sont fragiles et provisoires. Elles reposent sur des recherches imparfaites qui ont vocation à être étoffées et étendues à l’avenir. J’espère surtout que ce livre aura permis au lecteur de préciser ses idées et sa propre idéologie de l’égalité et de l’inégalité sociales, et contribuera à stimuler de nouvelles réflexions sur ces questions.

L’histoire comme lutte des idéologies

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 141-146)

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