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La question de la taxation progressive des émissions carbone

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 111-114)

Venons-en maintenant à la question de la taxe carbone. De façon générale, ainsi que nous l’avons déjà évoqué, le réchauffement climatique constitue avec la montée des inégalités le principal défi auquel fait face la planète en ce début de xxie  siècle. Plusieurs facteurs conduisent à penser que ces deux enjeux sont intimement liés et qu’ils ne pourront être résolus que si on les traite de concert. Cela tient tout d’abord au fait que les émissions carbone sont fortement concentrées au sein d’un petit groupe d’émetteurs constitué principalement de personnes à hauts revenus et à hauts patrimoines dans les pays les plus riches du monde (particulièrement aux États-Unis)2. Par ailleurs, l’ampleur des transformations des modes de vie rendues nécessaires pour faire face au changement climatique est telle que leur acceptation sociale et politique doit nécessairement passer par la construction de normes de justice exigeantes et vérifiables.

Concrètement, on voit mal comment les catégories modestes et moyennes des pays riches comme des pays émergents seraient disposées à faire des efforts importants si elles ont le sentiment que les catégories supérieures continuent paisiblement de les regarder du haut de leur niveau de vie et de leurs émissions.

Les mesures de réduction des inégalités évoquées précédemment, et en particulier la forte augmentation de la progressivité fiscale sur les hauts revenus et patrimoines, apparaissent par conséquent comme une condition nécessaire pour lutter contre le réchauffement climatique. Pour autant,

1. C’était notamment l’esprit des propositions de revenu de base et d’impôt négatif formulées par Milton Friedman dans son livre Free to Choose de 1980.

2. Voir chapitre 13, graphique 13.7, p. 777.

il ne s’agit pas d’une condition suffisante. Parmi les autres outils le plus souvent évoqués figure notamment la taxation des émissions carbone.

Plusieurs précautions doivent toutefois être prises pour qu’une telle solution soit viable. Tout d’abord, la taxe carbone ne peut pas être vue comme la solution unique. Bien souvent, la façon la plus efficace pour réduire les émissions passe par des normes, des interdictions et des règles strictes, concernant les véhicules de transport, le chauffage, l’isolation des logements, etc., bien davantage que par le fait de mettre un prix plus élevé sur le carbone.

Ensuite, la condition absolue pour qu’une taxe carbone soit acceptée et joue pleinement son rôle est de consacrer la totalité de ses recettes à la compensation des ménages modestes et moyens les plus durement touchés par les hausses de taxes et au financement de la transition énergétique.

La façon de faire la plus naturelle serait d’intégrer la taxe carbone dans le système d’impôt progressif sur le revenu, comme cela a été fait sur le tableau 17.1. Autrement dit, à chaque augmentation de taxe carbone, on calculerait l’impact moyen sur les différents niveaux de revenus en fonction des structures moyennes de dépenses, et on ajusterait automatiquement le barème de l’impôt progressif sur le revenu et du système de transferts et de revenu de base afin de neutraliser l’effet. On conserverait ainsi le signal prix (c’est-à-dire le fait que les consommations plus carbonées coû-teraient plus cher que celles moins carbonées, de façon à inciter à un chan-gement des modes de consommation) mais sans grever le pouvoir d’achat total des plus modestes1. À l’inverse, la méthode utilisée en France en 2017-2018, consistant à utiliser les hausses de taxe carbone pesant sur les plus modestes pour financer les baisses d’impôts sur la fortune et sur le revenu des plus riches – ce qui a conduit à la crise des Gilets jaunes et au blocage de l’ensemble du système français de taxe carbone – constitue la stratégie à éviter absolument2.

Enfin, il est légitime de se demander s’il ne faudrait pas envisager la mise en place d’une taxation progressive des émissions carbone. À ce jour, les formes de taxe carbone utilisées ont été essentiellement proportion-nelles. Autrement dit, on vise à imposer toutes les émissions au même taux, qu’il s’agisse de celles de personnes émettant 5 ou 10 tonnes de

1. Dans certains cas, les transferts compensatoires devront prendre en compte non seu-lement le revenu mais aussi le type d’habitat et d’agglomération, l’existence de transports en commun, etc.

2. Voir chapitres 13, p. 779-780, et 14, p. 922-924.

carbone (équivalent CO2) par an, c’est-à-dire à proximité de la moyenne mondiale, ou de celles de personnes émettant 100 ou 150 tonnes par an, ce qui correspond aux 1 % des individus émettant le plus haut niveau mondial. Le problème d’un tel système est que les plus gros émetteurs, pour peu qu’ils en aient les moyens, peuvent se retrouver à ne rien changer à leur mode de vie hautement carboné, ce qui n’est pas forcément la meilleure façon de bâtir une norme de justice acceptable par le plus grand nombre. La réduction d’ensemble des inégalités socio-économiques par l’impôt progressif sur le revenu et la propriété atténuerait ces disparités et contribuerait à les rendre davantage acceptables, mais il n’est pas certain que ce soit suffisant. Une solution parfois évoquée est celle de la « carte carbone », consistant à distribuer un quota égal pour tous d’émissions annuelles (par exemple 5 ou 10 tonnes), tout en permettant à chacun de vendre tout ou partie de son quota. De cette façon, les plus pauvres ou les moins polluants verraient immédiatement l’intérêt financier de permettre aux plus riches ou aux plus polluants d’émettre davantage. Cela revient cependant à admettre de nouveau un droit de polluer sans limites pour les personnes disposant de moyens financiers suffisants. Par ailleurs, sur la base des marchés de droits à polluer déjà expérimentés pour les entreprises, tout laisse à penser qu’un tel marché étendu aux particuliers risque fort d’être volatil et manipulable à l’extrême, avec à la clé des vagues spéculatives et des acteurs réalisant d’énormes profits aux dépens d’autres, et un signal prix particulièrement bruité.

Une meilleure solution pourrait être une véritable taxation progressive des émissions carbone au niveau des consommateurs individuels. Par exemple, les cinq premières tonnes d’émissions individuelles pourraient être pas ou peu taxées, puis les dix suivantes pourraient l’être davan-tage, et ainsi de suite, éventuellement jusqu’à un niveau d’émissions maximal, au-delà duquel toute émission serait interdite, sous peine de sanction dissuasive (par exemple au travers d’une taxation confiscatoire du revenu ou du patrimoine)1. De même qu’avec la « carte carbone », cette solution suppose que l’on puisse mesurer les émissions au niveau individuel. Cela soulève des enjeux complexes, qui pourraient néanmoins

1. Ce barème est donné à titre illustratif et peut constituer un point de départ compte tenu du fait que la moyenne des émissions mondiales est actuellement autour de 5-6 tonnes par habitant. Il devrait toutefois être rapidement renforcé si l’on souhaite tenir l’objectif de limitation de hausse des températures à 1,5-2 °C (qui exige d’après les estimations disponibles de réduire les émissions à environ 1-2 tonnes par habitant d’ici à la fin du siècle).

être surmontés (par exemple au moyen des informations contenues dans les cartes de paiement individuelles) si l’on décidait qu’il s’agit d’un enjeu central pour l’avenir de la planète1. Par ailleurs, cela est d’ores et déjà réalisable pour certaines consommations, par exemple pour les factures d’électricité. Il serait également possible dans un premier temps d’approximer une taxe carbone progressive en imposant à des taux plus élevés les biens et services généralement associés à des émissions indi-viduelles plus élevées, par exemple le kérosène utilisé dans le transport aérien, ou mieux encore les billets d’avion en classe affaires. Ce qui est certain, c’est que le développement d’une politique climatique durable passera par la définition de nouvelles normes de justice environnementale et fiscale acceptables par le plus grand nombre, ce qui n’est absolument pas le cas actuellement2.

De la construction d’une norme

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 111-114)

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