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Revenu de base et salaire juste : le rôle de l’impôt progressif sur le revenu

Dans le document PIKETTY PIKETTY THOMAS THOMAS (Page 106-111)

Je me suis jusqu’ici concentré sur le problème de la diffusion de la propriété.

Aussi important soit-il, cet enjeu est loin d’être le seul en question en matière de réduction des inégalités. Dans le cadre du système fiscal proposé sur le tableau 17.1, l’impôt progressif sur la propriété (impôt annuel et impôt successoral réunis) apporte des recettes annuelles équivalant à 5 % du revenu national, contre 45 % du revenu national pour l’impôt progressif sur le revenu. Cela ne signifie certes pas que le premier joue un rôle neuf fois moins important que le second. Le bloc patrimonial, constitué de l’impôt progressif sur la propriété et de la dotation universelle en capital, a un impact structurel et à long terme sur la répartition des patrimoines et du pouvoir économique qui dépasse de beaucoup son poids strictement fiscal. Il reste que c’est l’impôt progressif sur le revenu qui doit constituer à mes yeux le mode principal de financement de l’État social et des dépenses publiques en général (éducation, santé, retraites, etc.). Précisons d’emblée que j’ai inclus pour simplifier au sein de l’impôt progressif sur le revenu non seulement l’impôt sur le revenu au sens strict mais également les cotisations sociales et les autres prélèvements sociaux assis sur les salaires, les revenus d’activités non salariées et parfois les revenus du capital.

Ces prélèvements sociaux s’apparentent de fait à une forme d’impôt sur le revenu, dans le sens où le montant prélevé dépend des revenus, parfois avec des taux variables suivant le niveau de salaire ou de revenu.

La différence essentielle est que ces prélèvements sont généralement versés non pas dans le budget général de l’État, mais dans des caisses sociales dédiées par exemple au financement de l’assurance-maladie, du système de retraite, des allocations-chômage, etc. Il me semble tout à fait essen-tiel que de tels systèmes de prélèvements dédiés et de caisses séparées puissent continuer à s’appliquer. Compte tenu du niveau global très élevé des prélèvements obligatoires (ici fixés à 50 % du revenu national, mais qui dans l’absolu pourraient être encore plus importants si les besoins le justifiaient), il est capital de tout faire pour favoriser une meilleure appropriation citoyenne des impôts et de leurs usages sociaux, ce qui peut passer par des caisses séparées pour différents types de dépenses, et plus généralement par la plus grande transparence possible sur l’origine et la destination des prélèvements.

En pratique, on observe suivant les pays une grande diversité de situations quant à la composition du prélèvement fiscal. Au sein des pays d’Europe occidentale, où les prélèvements obligatoires se sont stabilisés autour de 40 %-50 % du revenu national dans les années 1990-2020, on constate généralement que l’impôt sur le revenu (y compris l’impôt sur les bénéfices des sociétés) représente autour de 10 %-15 % du revenu national1, alors que les cotisations sociales (et autres prélèvements sociaux) peuvent atteindre environ 15 %-20 % du revenu national et les taxes indirectes (TVA et autres taxes sur la consommation) autour de 10 %-15 % du revenu national2. De façon générale, les taxes indirectes (en particulier sous forme de droits de douane) étaient dominantes jusqu’au xixe siècle dans tous les pays, avant d’être graduellement remplacées par les impôts sur les revenus et les coti-sations sociales comme mode principal de prélèvement. De mon point de vue, les taxes indirectes n’ont pas de véritable justification (à l’exception de celles visant à corriger une externalité comme la taxe carbone, sur laquelle je reviendrai plus loin3), et devraient, dans l’absolu, être remplacées par des impôts pesant sur le revenu ou la propriété. En particulier, les taxes indirectes (comme la TVA) ne permettent pas de répartir la charge fiscale en fonction du niveau de revenu ou de propriété, ce qui constitue une limitation majeure d’un point de vue économique comme de celui de la transparence démocratique4.

1. J’inclus l’impôt sur les bénéfices des sociétés dans le système d’impôt progressif sur le revenu car ces deux impôts gagnent à être analysés conjointement. Idéalement, l’impôt sur les sociétés pourrait être une sorte de précompte à l’impôt sur le revenu payé par l’actionnaire au titre de ses dividendes. En pratique, du fait du manque de coopération internationale et de transparence quant aux propriétaires finaux des entreprises, certains contribuables échappent à l’imposition des revenus qu’ils tirent de leur capital, si bien qu’il est crucial de conserver une imposition directe au niveau des sociétés. Je reviendrai plus loin sur cette question.

2. Voir chapitres 10-11 (et en particulier graphiques 10.14, 10.15 et 11.19) pour une analyse plus détaillée des différents types de prélèvements et de dépenses publiques. Dans certains pays, comme au Danemark, les cotisations sociales sont formellement intégrées dans l’impôt sur le revenu, si bien que ce dernier représente à lui seul jusqu’à 35 % du revenu national. Voir Taxation Trends in the EU. 2018 Edition, Commission européenne, table DK. 1, p. 76-77.

3. Une externalité correspond à une situation où la consommation d’un bien ou service particulier par une personne donnée entraîne des effets externes indésirables sur les autres individus, typiquement au travers de la pollution ou de l’émission de gaz à effet de serre.

4. Il est certes possible avec la TVA et les taxes indirectes d’imposer à un taux plus réduit certains biens et services plutôt que d’autres, mais le ciblage social obtenu est beaucoup plus grossier que si l’on utilise directement le revenu ou le patrimoine. L’autre argument en faveur de la TVA consiste à pouvoir imposer les importations et exempter les exportations, mais cela n’a pas de véritable intérêt et témoigne plutôt d’une absence de coordination fiscale

L’analyse détaillée de la façon dont il convient d’organiser les différents types de dépenses publiques et les multiples composantes de l’État social (assurance-maladie universelle, régime unifié de retraites, etc.) dépasserait de beaucoup le cadre de ce livre. Je reviendrai plus loin sur le cas de la répartition de la dépense d’éducation, qui joue un rôle central dans la formation et la persistance des inégalités. Je veux simplement préciser ici le rôle joué par le système de revenu de base au sein de l’État social et de la société juste. Le fait qu’il existe un revenu de base, c’est-à-dire un système de revenu minimum garanti, dans de nombreux pays, et en particulier dans la plupart des pays d’Europe occidentale, est une excel-lente chose. Ces systèmes peuvent et doivent être améliorés, en particulier en les rendant plus automatiques et universels, notamment vis-à-vis des demandeurs sans domicile, qui ont souvent le plus grand mal à accéder au revenu de base, au logement et plus généralement à des parcours adéquats d’insertion sociale et professionnelle. Il est également essentiel de généra-liser le revenu de base à l’ensemble des personnes disposant de bas salaires et revenus d’activité, et en mettant en place de façon aussi systématique que possible le versement automatique du revenu de base sur les bulletins de salaire des personnes considérées, sans qu’elles aient à le demander, en lien avec le système d’impôt progressif sur le revenu (également prélevé automatiquement à la source).

Par exemple, une version relativement ambitieuse du revenu de base, telle que celle indiquée sur le tableau 17.1, pourrait consister à mettre en place un revenu minimum équivalant à 60 % du revenu moyen après impôt pour les personnes sans autres ressources, et dont le montant versé déclinerait avec le revenu et concernerait environ 30 % de la population, pour un coût total d’environ 5 % du revenu national1. Là encore, ce paramétrage n’est

internationale (en particulier dans le cadre de la concurrence intraeuropéenne). Je reviendrai plus loin sur l’usage possible de l’imposition des importations dans le but de remédier au manque de coordination internationale. Notons enfin que la TVA exonère en pratique de nombreux biens et services (comme les services financiers ou les biens d’investissement) pour des raisons distributives peu claires. Une TVA taxant véritablement l’ensemble de la valeur ajoutée produite sur un territoire donné serait équivalente à une taxe proportionnelle sur tous les revenus (profits et masse salariale) et pourrait être envisagée comme la première tranche du système d’impôts sur les revenus. Voir E. Saez, G. Zucman, The Triumph of Injustice, op. cit., et la discussion sur la national income tax.

1. Le montant moyen versé serait de l’ordre de 30 % du revenu moyen après impôt, soit 16,5 % du revenu national moyen par adulte (compte tenu du taux moyen d’imposition de 45 % pesant sur les revenus, y compris cotisations sociales et taxe carbone), d’où un coût

donné qu’à titre illustratif : ces choix méritent une large délibération qu’il n’est pas question de trancher ici1.

Mais le point important sur lequel il convient d’insister est que la justice sociale ne doit pas s’arrêter au revenu de base. Dans l’exemple indiqué sur le tableau 17.1, les dépenses publiques prises en charge dans le cadre de l’État social représentent environ 40 % du revenu national (en particulier au titre des systèmes de santé et d’éducation, des retraites, de l’allocation- chômage et des allocations familiales, etc.), contre 5 % pour le revenu de base et 5 % pour la dotation en capital. Les ordres de grandeur sont importants.

Ils expriment l’idée que la société juste doit se fonder sur une logique d’accès universel à des biens fondamentaux, au premier rang desquels la santé, l’éducation, l’emploi, la relation salariale et le salaire différé pour les personnes âgées (sous forme de pension de retraite) et privées d’emploi (sous forme d’allocation-chômage). L’objectif doit être de transformer l’ensemble de la répartition des revenus et de la propriété, et par là même la répartition du pouvoir et des opportunités, et pas simplement le niveau du revenu minimum. L’ambition doit être celle d’une société fondée sur la juste rémunération du travail, autrement dit le salaire juste. Le revenu de base peut y contribuer, en améliorant le revenu des personnes trop faiblement rémunérées. Mais cela exige aussi et surtout de repenser un ensemble de dispositifs institutionnels complémentaires les uns des autres.

Il s’agit notamment du système éducatif. Afin que chacun ait une chance d’accéder à un emploi correctement rémunéré, il faut sortir de l’hypocrisie

total de l’ordre de 5 % du revenu national après versement d’un tel montant à 30 % de la population. Voir annexe technique.

1. Pour une description plus détaillée d’un tel système dans le cas français, avec versement automatique du revenu de base sur les bulletins de salaire, voir par exemple P. A. Muet, Un impôt juste, c’est possible !, Seuil, 2018. Dans le cas étatsunien, une ambitieuse proposition d’augmentation de l’EITC (Earned income tax credit, qui fonctionne comme un supplément de revenu aux bas salaires) a récemment été formulée par L. Kenworthy, Social-Democratic Capitalism, Oxford University Press, 2019, p. 210, fig. 7.15. Une différence importante est que l’EITC, ce crédit d’impôt ciblé sur les foyers des salariés modestes, reste versé à part dans cette formulation. De façon générale, l’avantage du versement automatique sur le bulletin de salaire est que cela permet d’encastrer la notion de revenu de base au sein d’une vision de la société juste fondée sur la relation salariale et le droit du travail et syndical. À l’inverse, un système fondé sur un versement séparé du revenu de base (tel que proposé par exemple par P. Van Parijs et Y. Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel…, op. cit., qui envisagent un versement à chaque adulte, indépendamment du revenu) risquerait d’affaiblir ce lien et pourrait être instrumentalisé pour favoriser l’hyperflexibilisation et l’émiettement du travail. Cela conduirait par ailleurs à gonfler fortement et artificiellement le niveau des impôts, avec à la clé un risque de diminution des ressources disponibles pour l’État social.

consistant à investir davantage de moyens dans les filières élitistes que dans les filières les plus fréquentées par les étudiants socialement défavorisés. Il s’agit également du système de droit du travail et plus généralement du système légal. Les négociations salariales, le salaire minimum, les échelles de salaires et le partage des droits de vote entre les représentants des salariés et des actionnaires peuvent contribuer à la mise en place du salaire juste, à une meilleure répartition du pouvoir économique et à un plus grand investissement des salariés dans la stratégie des entreprises.

Il s’agit enfin du système fiscal. Outre l’impôt progressif sur la propriété et la dotation en capital, qui favorise la participation des salariés, il faut souligner le rôle de l’impôt progressif sur le revenu qui doit contribuer au salaire juste en réduisant les écarts de revenus au niveau correspondant à une société juste. En particulier, l’expérience historique montre que les taux marginaux de l’ordre de 70 %-90 % sur les plus hauts revenus ont permis de mettre fin aux rémunérations astronomiques et inutiles, au plus grand bénéfice des salaires moins élevés et de l’efficacité économique et sociale d’ensemble1. De fait, tout indique qu’un barème d’imposition du type de celui indiqué sur le tableau 17.1 permettrait de revenir à une échelle de salaires plus resserrée et à de meilleurs salaires dans le bas et le milieu de la répartition2. On notera également que le barème proposé atteint assez vite des niveaux d’imposition relativement élevés, avec par exemple un taux effectif global de l’ordre de 40 % (y compris les cotisations sociales) pour les revenus autour de deux fois le revenu moyen. Cela est néces-saire pour financer un État social ambitieux et universel, notamment en termes de systèmes de santé et de retraites. Il faut toutefois rappeler qu’en l’absence de tels systèmes publics les salariés en question devraient acquitter d’importants versements à des fonds de pension et à des assurances santé privées, qui en pratique peuvent s’avérer nettement plus coûteux que les systèmes publics3.

1. Voir chapitre 11, p. 621-622.

2. Cela ne signifie évidemment pas que le barème indiqué à titre purement illustratif sur le tableau 17.1 règle à lui seul la question de l’inégalité juste. La question de savoir jusqu’où l’échelle des salaires et des revenus peut être réduite dans l’intérêt des plus défavorisés est une question toujours en cours, et sur laquelle on ne peut faire des progrès supplémentaires que par des expérimentations réelles.

3. Aux États-Unis, si l’on inclut le coût des assurances privées dans les prélèvements, on constate que le profil des prélèvements s’élève fortement et devient nettement régressif, au détriment des catégories moyennes et populaires. Voir E. Saez, G. Zucman, The Triumph of Injustice, op. cit., p. 213.

Pour résumer, il faut éviter de faire du revenu de base une sorte de solution miracle qui permettrait de se dispenser de tous ces autres dispo-sitifs institutionnels. Dans le passé, l’idée du revenu de base a parfois été instrumentalisée pour promouvoir une forme de « solde de tout compte » justifiant de fortes coupes dans les autres programmes sociaux1. Il importe donc de penser le revenu de base comme un élément d’un ensemble plus ambitieux incluant notamment l’impôt progressif sur la propriété et sur le revenu, la dotation en capital et l’État social.

La question de la taxation progressive

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