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Au sortir du Moyen Âge et de la féodalité, la texture de la propriété change à nouveau. Ce serait à partir du XVIe siècleque s’est effectuée la relecture de la propriété « en faveur d’une conception individualiste » et à la lumière du courant doctrinal à tendance romanisante142. Si jusqu’alors elle n’était réservée qu’aux membres des strates les plus élevées de la hiérarchie sociale, elle sera instrumentalisée par la pensée moderne dans sa conquête de liberté et d’égalité pour tous143. En effet, rappelle l’historien Marc Vacher dans le droit coutumier, « [l]e propriétaire ne dispose pas librement de son bien et doit tenir compte des charges et des services qui le grèvent au profit de la communauté »144.

Les courants de pensée moderne ont grandement contribué à répandre l’idée que la propriété est« une émanation de droit subjectif»145, c’est-à-dire un attribut lié directement à la personne. Il s’agit ici d’une mutation juridique de taille. En effet, « […] les auteurs modernes entreprirent de penser le droit à partir et en fonction de l’individu, doté de pouvoirs par l’ordre juridique »146. C’est à Guillaume d’Ockham qu’il appartiendrait d’avoir joué le rôle de précurseur dans la reconnaissance du droit de propriété en tant que droit subjectif147. La propriété aurait été par la suite retravaillée par les érudits de l’École du droit naturel. Ce processus s’est étendu dans le temps. Car, avant que le droit ne prenne en compte un tel changement de mentalité, l’idée devait encore faire son chemin parmi la collectivité.

142 Vacher, supra note 112 à la p 31.

143 Michel Villey note d’ailleurs que le droit de propriété met en tension deux idéaux, la liberté et l’égalité : Michel

Villey, « IX. Notes sur le concept de propriété » dans Critique de la pensée juridique moderne (douze autres essais), Paris, Dalloz, 1976, 187 à la p 187.

144 L’auteur appuie cette remarque sur l’étude qu’en a faite Anne-Marie Patault. Vacher, supra note 112 à la p 31.

Pour la référence à Patault, voir : Patault, supra note 73 à la p 37 à 74.

145 Villey, supra note 143 à la p 188. 146 Ibid.

147 Notons toutefois que le rôle d’Ockham à titre de précurseur est actuellement remis en question par la doctrine.

Voir Marie-France Renoux-Zagamé, Origines théologiques du concept moderne de propriété, 1re éd, coll Pratiques

Les tenants de l’École du droit naturel148 affirment que les Romains utilisaient les termes

dominium « propriété » et ius « droit » de façon synonymique. Ils utilisaient cette clef de

traduction pour assimiler la propriété à un droit et parler de « droit de propriété » pour l’époque romaine. Or, si l’on en croit l’analyse de Michel Villey, les Romains ne confondaient pas la propriété et le droit et il serait inexact d’assimiler le dominium au ius. Toujours pour Villey, les Romains ignoraient la distinction faiteactuellement entre le droit subjectif et le droit objectif.

Il est utile de rappeler que le droit subjectif peut être défini comme la « [f]aculté ou [la] prérogative attribuée par la nature, d’où résulte pour l’homme le pouvoir de faire ou ne pas faire quelque chose »149. C’est notamment à Grotius et aux auteurs modernes du XVIe au XVIIIe siècle que l’on doit cette notion. Celle-ci consisterait plutôt en une création tardive dans la tradition de droit issue d’un changement de signification du terme ius150. Le ius désignerait une réalité qui fut conçue de façon objective par les Romains. La propriété n’était pas un droit et le

ius n’était pas conçu comme un droit.

La conception subjective de la propriété se fonde sur l’équivalence qu’il y aurait lieu de voir entre le dominium et le ius. Les positions de Villey heurtent de front les avancées théoriques des tenants de l’École du droit naturel. En effet, ceux-ci arguent que les Romains confondaient propriété et droit. Ils appuyaient principalement leurs prétentions sur les textes de Gaïus et sur le Corpus Iuris civilis de l’Empereur Justinien. Or, ce dernier est plutôt tardif en droit romain. Quoiqu’il en soit, cette interprétation a procuré aux tenants de l’École du droit naturel les arguments nécessaires pour assimiler la propriété à un droit, un droit subjectif lié directement à la personne. Cet argument sera récurrent au lendemain de la Révolution française et au prélude

148 L’École du droit naturel est une école de pensée. Pour André Émond, le vocable « droit naturel » ne doit pas

faire obstacle à le considérer pour ce qu’il est, c’est-à-dire une morale, « […] un ensemble de règles tenues pour valables inconditionnellement, peu importe le lieu et le temps, et qui servent à distinguer le bien du mal et le juste de l’injuste. » : définition tirée de : André Lalande, René Poirier et Société française de philosophie, Vocabulaire

technique et critique de la philosophie, 3e éd, coll Quadriges Dicos poche, Paris, Presses universitaires de France,

2010. Pour le texte d’André Émond, voir : André Émond, « Une synthèse du droit des Autochtones : à propos d’un ouvrage de Sébastien Grammond » (2003) 44:3 C de D 539 à la p 540.

149 André-Jean Arnaud et Jean-Guy Belley, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2e éd,

Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1993, sub verbo « Droits subjectifs ».

150 Richard Tuck, Natural rights theories: their origin and development, Cambridge (U-K), Cambridge University

de l’ère moderne. En ce qui nous concerne, on se situe en accord avec la position de Villey parce qu’il apparaît plus plausible que les Romains aient entretenu une vision objective de la propriété et que leius possédait un sens bien distinct et objectif.

Progressivement, la propriété s’insinue dans l’inconscient collectif à titre de symbole de liberté. Il y a lieu alors de la désigner comme un « droit de propriété ». D’ailleurs, sous l’impulsion du droit naturel, elle a évolué progressivement vers un droit subjectif c’est-à-dire un droit attaché à la personne.

Sous-section II De l’ordonnancement des choses

Des indices tels que l’articulation du droit de propriété, le contenu des classifications des biens, de même que la façon dont le tout s’emboîte, tout cela permet de constater que le droit coutumier possède un souci réel de rentabilisation de la terre. Par ricochet, les potentialités offertes par la terre et les éléments naturels sont envisagés rigoureusement en fonction de ce qu’il est possible d’en tirer. C’est ce qui sera constaté dans les développements subséquents.

Il importe de prendre note de certaines spécificités applicables au droit coutumier. La distinction des res extra commercium « choses hors commerce » est absente durant l’époque féodale. En effet, même les biens qui auraient pu être qualifiés comme tels – les biens de l’Église, les droits de justice et le droit de battre monnaie – ne le sont pas dans la logique propre à cette époque151.

Les classifications des biens ne feront guère l’objet d’élaboration doctrinale152. Mais, leur contenu tout comme leur agencement se sont d’abord trouvés à être déterminés par les règles introduites par le droit coutumier, pour ensuite être remodelés par une vague doctrinale

151 Voir Ourliac, supra note 81 à la p 17. 152 Ibid.

romanisante153. Ce que l’on verra ici, ce seront les classifications principales qui ont un lien étroit avec la terre et les autres éléments naturels.