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L’organisation des res « choses » en fonction des relations d’appropriation met en relation les choses avec les personnes dans une finalité d’appropriation. L’appropriation d’une chose implique donc que le droit permette à la personne d’exercer une maîtrise sur cette res et

87 La « période d’activité » de Gaïus se situe entre les règnes d’Hadrien et de Marc Aurèle, deux empereurs de la

dynastie des Antonins. C’est cependant sous Hadrien que Gaïus a rédigé les Institutes, datées entre 143 et 180 après J.-C. La doctrine n’a pu y puiser de réels enseignements qu’à partir du 19e siècle : en effet, le texte presque

entièrement complet des Institutes n’a été découvert qu’en 1816, à la bibliothèque de la cathédrale du Chapitre de Vérone par l’historien allemand Barthold George Niebuhr (1776-1831). Un exemplaire y était dissimulé sous l’écriture superficielle d’un palimpseste des Lettres de Saint-Jérôme. On désigne parfois ce manuscrit sous le nom de Veronensis 13. Quelques autres fragments épars des Institutes ont été retrouvés en 1933 chez un antiquaire du Caire par Vicenzo Arangio-Ruiz, qui se chargea d’en assurer la publication l’année suivante. Ces textes firent l’objet de plusieurs traductions : Vincenzo Arangio-Ruiz, Les nouveaux fragments des Institutes de Gaius, Le Caire, Imprimerie FE Noury, fils, 1934. Les Institutes du jurisconsulte libanais Gaïus constituent une source consultée à l’occasion d’études en droit romain. Gaïus enseignait le droit et on prête à ses Institutes des visées pédagogiques. Elles effectuent un compte-rendu accessible de l’état du droit pour son époque en offrant un cliché du droit romain à une période parfois qualifiée de « préjustinienne» : c’est-à-dire antérieure à une autre source majeure du droit romain, le Corpus iuris civilis de l’Empereur Justinien (527-567 ap. J.-C.).

88 Certains chercheurs se disent d’avis que les jurisconsultes de Justinien ont sélectionné les fragments auxquels ils

avaient accès de façon arbitraire, en vue d’appuyer certaines politiques prônées par leur empereur. Le contenu des textes sur lesquels s’appuie la codification justinienne aurait donc subi des modifications non signalées : Aldo Schiavone, Ius: l’invention du droit en Occident, coll Antiquité au présent, Paris, Belin, 2008 à la p 20. D’autres auteurs nuancent cette hypothèse. Bien qu’ils reconnaissent que ces compilations aient pu faire l’objet d’interpolations, ils se disent plutôt d’avis que celles-ci furent « limitées et superficielles : « Sans doute les commissaires avaient reçu la mission de moderniser les textes. Ils auraient utilisé des versions parfois rajeunies des œuvres classiques. » : voir toutefois Michel Humbert, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, 8e éd, coll

le droit romain prévoit en ces cas des règles précises pour ce faire. Pour d’autres res, le droit refusera l’existence d’une maîtrise privée.

La summa divisio des choses en fonction des relations d’appropriation polarise le monde des objets entre deux grandes catégories bipartites : 1) les res extra commercium et les res in

commercio et 2) les res divini iuris et les res humani iuris. Les caractéristiques propres à ces

relations influeront sur l’agencement des catégories en découlant.

D’après les Institutes de Gaïus, la summa divisio principale réside dans la distinction effectuée entre les res divini iuris « choses de droit divin » et les res humani iuris « choses de droit humain »89. Selon des observateurs, cette distinction en serait une fondée sur l’essence

même des choses, sur leur nature90. Quoiqu’importante au début de la civilisation romaine, la division entre les choses de droit divin et celles de droit humain perdra progressivement de son importance au profit de la division plus pragmatique des res extra commercium « choses hors commerce » et des res in commercio « choses dans le commerce ». À elles seules, ces divisions générales permettent d’orienter le regard vers ce qui est de première importance au sein de la société romaine. Ainsi, il est déjà possible de remarquer que les catégorisations générales res

divini iuris et res extra commercium possèdent un point en commun : elles regroupent des objets

qui ont été volontairement mis à l’écart de la circulation ordinaire des choses pour des raisons intimement liées aux valeurs structurantes de la société. La première distinction choses de droit

divin/de droit humain est liée aux conceptions métaphysiques des hommes tandis que la seconde res in commercio/res extra commercium a trait aux impératifs commerciaux. Les deux summa divisio ont pour trame de fond le transfert de propriété des choses et leur circulation dans le

commerce juridique.

Pour se faire une idée sur la façon dont les éléments naturels sont représentés dans le cadre des relations d’appropriation, il convient d’approfondir le contenu des classifications afférentes.

89 G 2.2 (trad par Julien Reinach). 90 Ourliac, supra note 81 à la p 9.

D’abord, les res divini iuris91 n’ont que peu intérêt pour la présente étude. En effet, celles-ci regroupent surtout des constructions humaines destinées à servir un but métaphysique quelconque, ce qui dépasse amplement notre propos. On n’y retrouve aucun élément naturel en soi, si ce n’est le sol en certaines circonstances. Elles ne peuvent faire l’objet d’une quelconque appropriation92. À l’inverse, les res humani iuris93 méritent que l’on s’y attarde plus longuement. Elles regroupent des choses aliénables et certaines choses hors commerce. Ces « choses de droit humain » se subdivisent en trois groupes : les res communes, les res publicae et les res universitatis. Seul le contenu du premier groupe éclaire notre analyse.

On retrouve encore aujourd’hui les res communes « choses communes » dans les classifications contemporaines, à la différence que ces dernières se trouveront être détachées de la summa divisio des res divini iuris. L’étiquette des res communes est apposée sur certains types d’éléments naturels dont l’usage est jugé commun à tous. Paul Ourliac en dira, comme si cela allait de soi, « [qu’i]l y a des choses dont le droit ne s’occupe que pour les déclarer communes à tous les individus »94.

La faune, par exemple, sauvage et non domestiquée, constitue à titre individualisé une éventuelle res. Tout autre regard sur la faune est écarté. Ce faisant, même si les animaux sauvages ont à œuvrer à leur propre survie, cette considération se trouve dans un angle mort du droit. Celui-ci n’a pas été conçu pour considérer les animaux comme des bénéficiaires. On constate que le droit a été fait et pensé pour l’usage des êtres humains.

Les res communes mettent en banque certains éléments naturels essentiels pour assurer la subsistance humaine, qu’il s’agisse de l’air, de la lumière, du soleil, de l’eau courante (aqua

profluens), de la mer ou du rivage. Qui plus est, on ne saurait non plus ignorer que c’est la

91 Aussi cette catégorie est-elle parfois désignée sous une appellation latine destinée à mettre de l’avant leur

caractère non appropriable : res nullius divini iuris.

92 G 2.9 (trad par Julien Reinach).

93 La catégorie des res humani iuris ne fera pas l’objet d’articles spécifiques dans les Institutes de Justinien. Il n’y

sera fait mention « que d’une manière incidente, à l’occasion des développements relatifs aux res nullius ». Accarias, supra note 84 à la p 421.

consistance de ces éléments qui met en échec une appropriation privée95. On ne pouvait s’en assurer une emprise complète et en exclure autrui, du moins en regard des connaissances dont disposaient les Romains à cette époque. Cicéron fera quelques remarques en ce sens. Il est impossible de refuser à quiconque un accès à l’eau ou au feu.

La catégorie des res communes met en avant-plan les relations entre les individus. Elle est porteuse d’un devoir envers autrui : « l’utilisation individuelle des choses communes est encadrée par l’existence de devoirs sociaux élémentaires » et par la limite posée par l’obligation de ne pas gêner la jouissance des autres 96.

Les res communes dissimulent également un sens qui tend à passer inaperçu. Cette catégorie désigne des choses dont l’appropriation n’est pas prévue, du moins l’est-elle de façon moins précise que pour d’autres catégories. La raison derrière cet état du droit réside dans la conception humaine de la nature. Il se dégage des res communes une impression d’infinité : il fait partie de leur nature de se renouveler. À l’époque romaine, la conscience des limites du monde et des éléments naturels n’a pas encore été pleinement acquise. Le monde se présente encore comme un vaste espace à conquérir où il est loisible à tous et chacun d’y puiser. L’usage pleinement privé de la terre est autorisé et l’on conçoit aisément une propriété foncière massive et unitaire.

Au moment où la catégorie des res communes est conçue, les Romains n’ont pas encore pleinement conscience que leurs interventions sur leur environnement sont susceptibles d’engendrer des changements à long terme. Les conséquences d’exploitations excessives (disparitions d’animaux sauvages, reculs des forêts, difficultés de certains écosystèmes à se renouveler et autres) ne sont pas attribuées automatiquement à l’action humaine. De plus, la conception même des res communes n’invite pas à voir dans cette action humaine un facteur susceptible de contrer les capacités régénératives de la nature. L’attention se porte plutôt du côté des choses rares dont l’accès est contrôlé par le droit.

95 Du moins à cette époque et compte tenu des connaissances techniques des Romains. 96 Cicéron, De off II.16.52.