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On a traité, dans le Chapitre I, de la manière dont les territoires ont été appropriés puis divisés par la Couronne française en vue de leur mise en valeur économique. On s’est efforcé de pondérer la valeur économique dans le but de dépasser la prédominance qui lui est accordée par défaut depuis sa consécration via la notion de bien. Dans le même ordre d’idées, on a affirmé que l’existence de préconceptions particulières sur la nature et la terre par les premiers explorateurs et colons a exercé une influence sur la façon dont le droit civil a été implanté en Nouvelle-France.

À partir de la conquête anglaise, les circonstances historiques ont favorisé la croissance d’un droit civil proprement « québécois ». Celui-ci épouse davantage les limites du droit privé en raison de l’existence de frontières de nature constitutionnelle378. Le droit civil québécois a acquis une individualité et des couleurs qui lui sont propres. Tout en se distinguant parmi les autres cultures juridiques civilistes, son rattachement à la tradition romaniste ne fait cependant pas de doute.

Le Code civil du Bas-Canada se rattache au Code civil des français de 1804. Si l’on compare les deux textes, il est aisé de constater leur grande similarité. Néanmoins, ce point de rattachement n’est pas le seul. Il en existe également un autre sur le plan plus abstrait et plus subtil des idées. Ce bagage d’idées et de connaissances juridiques continue d’orienter la formation du droit québécois présent étant donné que ce savoir a été intériorisé par les juristes d’aujourd’hui. Ces derniers se font les principaux agents de sa transmission/retransmission, de même que de son adaptation aux besoins actuels. La conception que l’on nourrit actuellement de la terre a été intériorisée de façon instinctive. Ce faisant, la façon dont on représente la terre et la manière dont on situe le rôle de l’être humain au sein de la nature peuvent sembler un questionnement vain et inutile. Or, nous sommes d’avis qu’il faut peut-être plus que jamais nous

pencher sur cette question. En effet, cela est important ne serait-ce que pour se sensibiliser au fait que, la prédominance systématique de la valeur économique ne peut que contredire les initiatives sociales ou juridiques visant à aborder la terre et la nature selon un objectif différent de sa gestion ou de sa mise en valeur économique.

Jean-Michel Poughon cerne bien toute la profondeur de l’enjeu derrière l’importance d’une prise de recul par rapport à sa propre culture juridique. Il écrit ce qui suit :

Mais peut-être est-il une autre approche possible du Code de 1804 : constater qu’il constitue en partie une concrétisation juridique des valeurs véhiculées par la « secte des économistes », les physiocrates ou le courant libéral naissant. […]

Et c’est là l’important dans notre optique : les valeurs économiques sont

assimilées à des valeurs morales. Elles sont l’expression de ce qui est considéré

comme la nature profonde de l’homme, son guide d’action à l’égard de l’extérieur379.

La consécration de la valeur économique dans le droit des biens privé est une chose réelle et doit être reconnue. Il s’agit de l’une des intentions sous-jacentes à ce Chapitre II, c’est-à-dire conscientiser le lecteur au poids systématique qui est accordé à la valeur économique au détriment de toute autre valeur.

Ce Chapitre II représente donc la dernière étape de ce mémoire. Il propose, à la suite des développements précédents, une étude des représentations de la terre, cette fois dans le contexte

379 Jean-Michel Poughon, « D’une lecture civiliste de l’économie à une lecture économique du droit civil? » (2005)

46 C de D 427 au para 7. Nos italiques. La dernière portion de l’affirmation de Poughon, où il effectue un rapprochement avec l’École de droit naturel, porte à réfléchir : « Et cette assimilation ne fait que prolonger, nous le verrons, la pensée des juristes de l’École du droit naturel, plus particulièrement celles de Grotius et de Pufendorf. »

du droit québécois. Il est possible que le lecteur remarque dans ces derniers développements une différence avec l’analyse conduite jusqu’à présent. La raison en est simple et réside dans le contingentement des écrits québécois voués à une meilleure compréhension de thématiques telles que les relations entre nature/terre et être humain. Cette thématique est usuellement très peu abordée au profit d’écrits destinés à contribuer à une meilleure gestion des ressources naturelles380.

On fera principalement ressortir deux points dans cette étude. Dans la Section I, on verra que le contexte global dans lequel évolue le droit québécois tend à déplacer la valorisation du droit de propriété vers le droit d’exploitation. Dans la Section II, on verra de quelle manière sont représentés la terre et ses éléments dans les classifications du Code civil du Québec.

De façon globale, au Chapitre II, on veillera à mettre de l’avant les affirmations suivantes. Outre l’héritage du droit classique, la recodification du Code civil du Québec cristallise les postulats civilistes modernes qui contribuent directement à poser un filtre économique devant la lunette d’analyse du droit des biens. La survie économique, doublée de la recherche de profit, est la force motrice du droit. Les avancements techniques et scientifiques rentabilisent la terre en la segmentant et en isolant les éléments naturels qui en sont extraits. Les éléments naturels sont fragmentés en autant d’utilités qu’ils offrent à l’être humain. Le droit de propriété « passif » perd du galon face au droit d’exploitation.

L’accélération des cycles économiques précipite le processus de fragmentation de la terre. La terre est détachée du tout qu’elle forme avec l’ensemble des autres éléments naturels (eau, faune, flore, et autres). Le droit ignore qu’elle soit une partie d’un écosystème plus large. À la différence des époques constitutives de la tradition juridique, la survie primaire a muté vers la survie économique. Ce faisant, la fragmentation juridique de la terre a vu sa finalité muter en conséquence. Dorénavant, la fragmentation juridique de la terre répond à des impératifs

380 Depuis déjà quelques décennies, les ressources naturelles en tant qu’objet de recherche polarisent un intérêt

grandissant en droit positif. Les écrits juridiques ont, en conséquence, tendance à s’arrêter à la valeur économique qui y est attachée.

économiques. La survie primaire n’a cependant pas disparu pour autant. Elle se situe seulement dans l’ombre de l’impératif économique.

Section I De la valeur économique de la terre

De la Codification jusqu’à la recodification, on retrouve encore dans la notion de bien la principale unité de transcription de la chose en droit.

La notion de bien et le droit de propriété ont été bien campés dans le cadre de la recodification du droit civil au Québec. La valeur économique a été définitivement placée au centre des préoccupations du droit privé. Ce choix de société est révélateur de l’anthropocentrisme du droit québécois et de sa couleur particulière parmi les autres cultures juridiques se rattachant à la tradition romaniste.

On dira donc quelques mots sur le bien afin d’insister sur la consonance économique qui l’accompagne et qui l’imprègne. Par la suite, on s’attardera aux multiples nuances qui teintent dorénavant le droit de propriété. Celui-ci, quoique très important, n’est plus considéré comme étant un droit absolu. En outre, lorsque le droit de propriété a comme objet une ressource

naturelle, celui-ci, s’il est détenu par une personne privée, résiste mal face à l’État.

Sous-section I La Recodification québécoise

La recodification du Code civil du Bas-Canada est présentée comme l’archétype d’une réussite qui a su surpasser son modèle initial, le Code civil des français de 1804381.

Son résultat, le Code civil du Québec, exemplifie à plusieurs égards, les capacités évolutives du droit civil codifié382 et sa vivacité juridique à titre de branche de la tradition romaniste.