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Il appert que ce n’est pas le principe même de la propriété qui a été remis en question pendant la Révolution. En effet, Jean-Jacques Rousseau, auteur influent des Lumières, attribuait à la propriété l’odieux de la création d’injustices sociales. Cette position l’a placé à contrecourant de la majorité. Le principe de la propriété n’était guère remis en question par ses contemporains204.

Le point de départ des événements qui ont mené aux heurts révolutionnaires de 1789 naîtra d’abord dans le feu des révoltes des campagnes et se transmettra ensuite aux villes. Les multiples attaques dirigées contre l’absolutisme du Roi « ont préparé les esprits à un profond bouleversement politique et social »205 qui débouchera sur la translation de la propriété des

mains de la classe aisée vers la nouvelle élite moderne.

Cet effet de la Révolution révèle que l’enjeu intrinsèque se situe à un niveau autre que celui des idéaux mis de l’avant par les révolutionnaires afin de justifier leurs attaques contre l’Ancien régime :

Aussi bien, quels que soient les grands noms, liberté, égalité, fraternité, dont la Révolution se décore, elle est par essence une translation de la propriété : en cela consiste son support intime, sa force permanente, son moteur premier, et son sens historique206.

Le principal effet de la Révolution aurait donc été de retirer les biens d’entre les mains de la noblesse et du clergé pour les redonner à la nouvelle élite bourgeoise. Or, peut-être aussi

204 Gaillard, supra note 198 à la p 1. 205 Ibid.

206 Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, t 2 : La Révolution : l’anarchie (1878), coll

que le changement n’a pas été aussi drastique et qu’il se trouvait déjà dans l’Ancien droit des marqueurs évolutifs que la Révolution a simplement étoffés207.

Si l’on se reporte aux propos du juriste Robert-Joseph Pothier208, on relève qu’il utilisait un éventail de mots rattachés à la propriété et à la possession afin de décrire le régime juridique applicable à certaines tenures. En effet, il est intéressant de constater que Pothier attribue la qualité de propriétaire au vassal209 et celle de possesseur au censitaire210 et au champart211. Il est possible d’y voir l’amorce d’une transformation de la propriété vers la fin de l’ancien régime. L’emploi du terme de propriété est significatif car le droit coutumier reconnaissait à la propriété, ce « droit le plus complet, le plus étendu que l’homme puisse avoir sur une chose »212, le

caractère de droit réel.

Pour Marcel Garaud, auteur contemporain, le recours par Pothier au vocable « propriété » est inexact. Il propose plutôt de voir dans les parties constitutives des anciennes tenures, les germes de la conception du Code civil, des démembrements de la propriété plutôt que des propriétés à part entière. Car, si l’on se réfère toujours à Pothier213, il importe de noter

207 Peut-être que ce transfert de propriété était-il en fait un événement attendu par une nouvelle élite économique,

qui attendait simplement l’occasion de se libérer des contraintes de la propriété de l’Ancien droit. En effet, plusieurs révolutionnaires en profitèrent pour consolider leurs propres fortunes personnelles. On soupçonne certains d’entre eux d’avoir orienté leur appui à certaines réformes politiques uniquement sur la base que celles-ci coïncidaient avec leurs intérêts financiers.

208 Notons que Pothier n’a pas eu l’occasion de vivre la Révolution. Celui-ci a vécu du 9 janvier 1699 au 2 mars

1772.

209 « Le propriétairedece fief qui le tient à cette charge, se nomme vassal ou homme de fief; le propriétaire du fief

dominant se nomme seigneur» : Robert-Joseph Pothier, Oeuvres de Pothier, annotées et mises en corrélation avec

le code civil et la législation actuelle, t 9, 2e éd, Paris, Cosse et Marchal, 1861 à la p 494.

210 « Le contrat de bail à cens est un contrat par lequel le propriétaire d’un héritage ou d’un autre droit immobilier

l’aliène, sous la réserve qu’il fait de la seigneurie directe, et d’une redevance annuelle en argent ou en fruits, qui doit lui être payée par le preneur ou ses successeurs en reconnaissance de la dite seigneurie. […] Le possesseur de cet héritage [il s’agit ici de l’héritage censuel, c’est-à-dire l’héritage chargé de la redevance] s’appelle censitaire. » :

Ibid à la p 751.

211 Ibid à la p 785.

212 Louis Aristide Malécot et Lucien Blin, Précis de droit féodal et coutumier, Paris, A Cotillon, 1876 à la p 134. 213 Ou à Dumoulin, puisque ce sont sur ses écrits que s’appuie Pothier.

que le démembrement214, dont il est fait mention dans les traités de droit coutumier, référait à l’une des deux méthodes d’aliénation partielle mise à la disposition du vassal dans un contexte de tenure en fief, la seconde étant le jeu de fief215. Il voit dans l’usage du terme « propriété » par Pothier un indice militant pour l’existence d’un transfert de propriété qui se serait effectué avant la Révolution.

De plus, Garaud doute que ce processus de translation de propriété se soit achevé en 1789 comme le sous-entendraient les propos de Pothier216. Toujours selon Garaud, le phénomène de translation de propriété ne peut être pleinement observé sans en croiser l’analyse avec la libéralisation du sol, un autre effet de la Révolution. D’une manière ou d’une autre, ces positions militent en faveur de l’argument de la continuité dans le passage de l’Ancien droit vers le droit civil moderne. Comme la démonstration précédente l’illustre, l’Ancien droit était vraisemblablement mûr pour une évolution de la notion de propriété.

La Révolution, en abattant les structures sociales de l’Ancien régime, a de fait modifié la structuration de la propriété : dorénavant, ce n’est plus la personne qui est attachée au bien217 comme le voulait la conception féodale de la propriété218. C’est le bien qui vient se greffer à la

personne en entrant dans son patrimoine. En modifiant ainsi la dynamique de la propriété, la

constitution du bassin de propriétaires allait immanquablement changer, partant d’une classe de nobles propriétaires vers une nouvelle élite dorénavant économique.

Le transfert de propriété opéré par la Révolution s’accompagnera d’un autre facteur de mutation. Il s’agit du changement de la valeur prise en compte par le droit. C’est ce que l’on

214 Quoique l’on ne s’y attardera pas plus longtemps, mentionnons seulement que le droit coutumier connaissait

trois types de démembrements qui s’inscrivaient eux aussi dans le cadre de la tenure en fief. Voir : Malécot et Blin,

supra note 212 à la p 214.

215 Pothier, supra note 209 à la p 735. 216 Garaud, supra note 201 à la p 1 à 3.

217 Afin de dissiper toute confusion, notons qu’il est fait référence ici à l’attachement héréditaire du bien à la

personne.

218 Thomas Naudin, La théorie du patrimoine à l’épreuve de la fiducie, master 2 en droit privé, Université de Caen,

s’attardera à démontrer dans le point suivant: le passage d’une valeur utilitaire vers une valeur

économique. Cela aura des conséquences sur la perception juridique des éléments naturels qui deviendront dès lors, des richesses naturelles pour de nombreuses années.

Sous-section II La redéfinition de l’appréhension des choses

Plusieurs auteurs qui approfondissent le droit des biens remarquent l’accomplissement d’un phénomène humain récurrent. D’une révolution à une autre, le nouveau titulaire d’un droit

privatif devient immanquablement un conservateur qui défendra son titre contre tout changement susceptible de le compromettre219. Il s’agit d’un réflexe durable qui semble se manifester indépendamment des circonstances et de l’organisation de la société.

L’industrialisation du monde moderne a engendré notamment, un déplacement de la source des richesses. La représentation sociale de la valeur attachée aux éléments naturels

passera d’une valeur utilitaire – caractéristique du droit classique – à une valeur économique – caractéristique du droit moderne.

Cette valeur exclusivement économique a contribué à l’indifférenciation des éléments naturels dès lors, aptes à être désignés sous le vocable « richesses naturelles ». Ces richesses

naturelles se trouveront aspirées dans une dynamique circulaire de recherche du profit. Dans

cette nouvelle relation, l’exploitation des richesses naturelles sera élevée au rang de finalité tandis que l’impératif de survie tendra à être oublié dès que la satisfaction des besoins primaires

219 Georges Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1955 au

para 77. Cela nous amène à penser que l’établissement d’une relation simplement respectueuse de la nature doit, pour être durable, partir de la personne privée. Ce n’est pas quelque chose qui peut être imposé par l’État.

sera atteinte. L’exploitation relèguera en toile de fond cet impératif de survie220 qui avait jusqu’alors davantage défini le droit classique.

Il s’agit en somme de mettre en relief qu’il s’est effectué une redéfinition dans l’appréhension des choses. On verra comment la conceptualisation de la valeur et l’avancement des connaissances humaines ont contribué à redéfinir l’appréhension des choses et, par le fait même, la représentation de la terre.

À un niveau plus général, les développements suivants illustreront que la personne privée perdra progressivement tout contact direct avec les éléments naturels au profit d’un nouveau type de relation juridique favorisé par l’État: l’exploitation.