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Chapitre 2 : Lecture et spécificités linguistiques

2. Variations interlangues et analyse syntaxique

Depuis plusieurs décennies, et peut-être de façon encore plus importante que dans le champ des caractéristiques orthographiques des langues, de nombreuses recherches se sont intéressées à la diversité structurale des langues et de leurs conséquences sur les stratégies de compréhension (et de production) tant chez l’adulte que chez l’enfant. A l’instar du modèle probabiliste et fonctionnaliste de Bates et MacWhinney (1989), elles se sont attachées à tester la valeur heuristique des notions de validité et de poids des indices envisagés dans le modèle de compétition. Les paragraphes suivants présenteront quelques unes de ces recherches, dans l’objectif de rendre compte des différences entre certaines langues sur les traitements interprétatifs des phrases et leur mise en place. Là encore, il sera nécessaire de rappeler les différences entre l’oral et l’écrit avant d’appliquer au domaine de la compréhension écrite, et avec toutes les précautions nécessaires, des conclusions de recherches sur la compréhension orale.

La plupart des recherches développées dans le cadre du modèle de compétition, ont utilisé la même méthode d’investigation qui consiste à faire écouter des phrases transitives aux participants, qui doivent en déterminer l’agent. La tâche est généralement, pour les adultes, une simple tâche de décision, le temps de réponse étant également pris en compte, et pour les enfants un mime de l’action. Les indices que comportent ces phrases (ordre des mots, caractère animé ou inanimé des noms, marques flexionnelles, thématisation ou topicalisation33, accentuation etc.) sont mis, soit en convergence, soit en compétition, de façon à obtenir des phrases grammaticales ou semi-grammaticales34.

33 Par thématisation, on entend l’usage d’un article indéfini ou défini accompagnant un nom, la présence de l’article défini faisant alors référence à un nom ayant fait l’objet d’un discours préalable (Kail, 1986).

34 Par exemple en français, dans la phrase « le chien lèche un bâton », l’ordre, le caractère animé du premier nom et sa thématisation par l’article défini ainsi que l’accentuation concourent pour le choix de « chien » comme agent. Par

43 Un premier groupe de recherches (Bates, Devescovi, & D'Amico, 1999; Bates, McNew, MacWhinney, Devescovi, & Smith, 1982) a permis de valider, chez l’adulte, l’impact de la validité et du poids des indices lors de l’assignation du rôle d’agent en anglais (américain) et en italien. Les résultats obtenus par Bates et al. (1982) montrent que l’ordre des mots et le caractère animé des noms sont deux indices valides dans ces deux langues. Toutefois, les stratégies des Américains et des Italiens concernant l’utilisation de ces deux types d’indices sont très différentes : chez les Américains, l’ordre est le facteur essentiel alors que chez les italiens, c’est l’information lexico-sémantique sur le caractère animé ou inanimé des noms qui l’emporte. Par ailleurs, les Italiens font un plus grand usage du thème et de l’accentuation ce qui signifie qu’ils doivent davantage s’appuyer sur d’autres facteurs que l’ordre des mots car l’italien informel permet des combinaisons d’ordre beaucoup plus variées que l’anglais, dominé par un ordre fixe. Bates et al. (1999) confirment cette dominance de l’ordre en anglais par rapport à l’italien sur l’interprétation de phrases complexes incluant une relative et en englobant des indices comme l’accord sujet/verbe. Lorsque l’ordre et l’accord sujet/verbe sont en compétition, l’ordre l’emporte en anglais, et les informations flexionnelles l’emportent en italien.

Dans une autre recherche concernant l’anglais, l’italien et l’allemand, MacWhinney, Bates et Kliegl (1984) retrouvent les mêmes dominances en anglais et en italien et approfondissent le rôle de la disponibilité, de la fiabilité et de l’applicabilité des indices pour comprendre leur ordre d’importance. En effet, les Italiens sont en particulier sensibles à l’accord marqué par le verbe car l’italien tolère largement l’omission du sujet, de sorte que la flexion verbale est plus souvent disponible. Cependant, cet indice n’est pas totalement fiable et peut donner lieu à ambiguïté. Dans de tels cas, les locuteurs auraient alors recours à certaines combinaisons du caractère animé, de l’ordre et de l’accent. En allemand en revanche, l’accord casuel de l’objet avec le verbe est l’indice le plus valide car dans cette langue, les variations de l’ordre des mots sont importantes35, alors que les marques flexionnelles casuelles apparaissent avec une haute occurrence. Mais ces dernières peuvent parfois être insuffisantes car identiques pour des cas différents (e.g. l’article « die » pour le nominatif et l’accusatif des noms féminin). D’autres indices peuvent alors être utilisés, notamment le caractère animé ou inanimé des noms36.

opposition, dans la phrase « un bâton lèche le chien », le caractère animé, la thématisation et l’accentuation désignent « chien » alors que l’ordre des mots privilégie « bâton » comme agent).

35 Cependant, l’ordre des mots en allemand est déterminé par des critères grammaticaux, par exemple la présence d’une proposition subordonnée, les relations entretenues entre les éléments de la principale et de la relative ou l’utilisation d’un pronom clitique ou d’un verbe auxiliaire). Par ailleurs, dans de nombreuses phrases le premier nom est généralement le sujet, ce qui peut se révéler un indice utile pour lever certaines ambiguïtés.

36 Les auteurs avancent que l’accord verbal est moins fiable en allemand qu’en italien car les marques de conjugaisons pour distinguer les personnes sont plus ambiguës.

44 Les résultats obtenus chez l’adulte en anglais et en italien ont également été vérifiés auprès d’enfants âgés de 2;6 ans à 5;6 ans (Bates, MacWhinney, Caselli, Devescovi, Natale, & Venza, 1984). Dès le plus jeune âge et dans les deux langues, les stratégies des enfants sont dirigées selon la validité des indices dans la langue, c’est-à-dire par l’ordre des mots en anglais et par les indices lexico-sémantiques en italien (comme le caractère animé des noms).

Les recherches de Michèle Kail ont toutefois souligné l’intérêt de prendre en considération la notion de coût (Kail, 2000, 1999) pour rendre compte des procédures d’accès et des temps de traitement nécessaires pour assigner les fonctions aux éléments de la phrase. Le coût engendré par les indices serait en fait dépendant du caractère local ou topologique de ces derniers. Dans une étude portant sur le français, l’anglais et l’italien, chez des adultes et des enfants de même âge que dans celle de Bates et al. (1984), Kail (1986, 1989) observe que les adultes français fondent leurs stratégies interprétatives sur le contraste animé des noms plus que sur l’ordre. Ils se comportent ainsi comme les italiens, et s’opposent aux anglo-saxons, dont les stratégies sont toujours gouvernées par l’ordre. Ces résultats ne reflètent donc pas la validité de cet indice, alors que le français est, comme l’anglais une langue à ordre relativement fixe. Les profils des enfants anglophones et italophones sont identiques à ceux des adultes. La compréhension des enfants français est en revanche dominée par l’ordre à partir de 3 ans et demi. Les enfants francophones s’apparentent ainsi davantage aux enfants anglophones, tout en faisant plus d’usage de l’information lexico-sémantique que ces derniers et plus d’usage de l’ordre que les enfants italiens. L’auteur en déduit le statut intermédiaire du français, langue dans laquelle plusieurs indices valides n’ont pas forcément le même coût de traitement. Les indices locaux tels que les informations lexico-sémantiques seraient moins coûteux que les indices topologiques comme l’ordre, ce qui explique leur privilège chez les adultes. En ne faisant référence qu’à un seul élément bien localisé, les indices locaux peuvent conduire directement à l’assignement des rôles sans entraîner une charge mnémonique importante. Au contraire, les indices topologiques (ou relationnels), exigeant un traitement de l’ensemble de l’environnement phrastique, sont plus contraignants et donc moins économiques car ils ne peuvent être utilisés qu’une fois que l’ensemble des informations dispersées dans la phrase est disponible. En terme développemental, les changements orientés vers la prédominance des traitements les plus économiques (i.e. ceux des informations lexico-sémantiques locales), aux dépens des traitements topologiques, s’effectueraient par le biais d’une réorganisation du système de compréhension liée à l’évolution des capacités de traitement (Kail, 1989). En effet, l’adulte est en mesure de relever les conflits pouvant exister entre différents indices et se focaliser sur ceux se révélant les plus fiables et les plus économiques (en français, l’utilisation des pronoms clitiques viole l’ordre canonique Sujet-

45 Verbe-Objet et en atténue la validité en autorisant une plus grande variabilité de l’agencement des mots). En revanche, les jeunes enfants ne parviendraient pas à percevoir certaines violations syntaxiques car moins confrontés aux phrases complexes (par exemple utilisant des pronoms clitiques).

Le statut différent des indices locaux vs. topologiques ainsi que les hypothèses développementales sur le français ont pu être confirmés par une étude interlangue français- espagnol (Kail, 1989; Kail & Charvillat, 1988).

L’importance des indices locaux a notamment été mise en évidence dans les langues à morphologie riche comme le hongrois Plèh (1989), le turc (Slobin & Bever, 1982) ou les langues sémitiques. Concernant ces dernières, les travaux en hébreu ont souligné l’importance de la disponibilité de certains indices morphologiques dès le début de l’acquisition et la prédominance progressive de leur fiabilité (Sokolov, 1989). Frankel et ses collaborateurs ont étudié le rôle de l’ordre des mots, relativement libre en hébreu, ainsi que celui de deux types d’indices morphologiques plus locaux : la particule grammaticale de l’accusatif placée devant un nom défini et l’accord sujet/verbe. Dans une première expérience menée auprès d’adultes et d’enfants âgés de 3 à 11 ans, Frankel, Amir, Frenkel et Arbel (1980) montrent qu’en cas de compétition avec l’ordre des mots, les locuteurs de tout âge se basent sur les indices morphologiques pour interpréter les phrases. Les données d’une seconde expérience (Frankel & Arbel, 1981) recueillies auprès d’enfants de 4, 6, 8 et 10 ans ont permis d’estimer plus précisément la hiérarchie et le poids respectif de ces trois mêmes indices, au cours du développement. Premièrement, à tous les âges, le marquage de l’objet l’emporte sur les autres indices. Deuxièmement, avec l’âge, l’effet de l’ordre diminue alors que l’effet des indices morphologiques, en particulier la particule de l’objet direct augmente. Toutefois, et contrairement aux adultes, l’importance prise par l’accord sujet/verbe n’est jamais supérieure à celle de l’ordre.

Les auteurs interprètent ces résultats en termes de disponibilité et de moindre coût du marquage de l’objet. En revanche, l’accord sujet/verbe serait un indice moins local mais surtout moins valide en début d’apprentissage du fait de ses nombreuses irrégularités, et nécessiterait plus de temps pour être intégré. Enfin, l’ordre des mots n’est certes pas l’indice le plus pertinent, ni le plus économique en hébreu, mais est toutefois particulièrement détectable, ce qui expliquerait son poids chez les plus jeunes (Sokolov, 1989).

Les quelques études menées en langue arabe corroborent l’importance des aspects morphologiques pour l’interprétation des phrases. Taman (1993) étudie, auprès d’adultes, le rôle de plusieurs indices dans les stratégies d’interprétation de phrases simples en arabe standard,

46 présentées oralement et à l’écrit. Il constate que l’indice le plus valide est l’accord sujet/verbe, suivi de près par le marquage casuel, ces deux indices étant de loin plus valides que le caractère animé des noms, pour assigner le rôle d’agent. Taman (1993) interprète ce résultat par la régularité et la « simplicité » des désinences verbales en arabe. Cette étude montre par ailleurs qu’en l’absence de ces indices, les participants se basent sur l’ordre des mots pour orienter leur choix, ce qui confirment les résultats de Frankel et al. (1980) et Frankel et Arbel (1981) en hébreu. Selon les auteurs, bien que l’ordre des mots soit en arabe, encore plus variable qu’en hébreu, il peut toutefois apporter des informations pertinentes dans bon nombre de cas. L’utilisation de cet indice en dernier recours est nommée par cet auteur « stratégie dormante ». A l’aide d’un paradigme on-line appliqué au traitement de phrases complexes, l’étude de Bamhamed (1996) complète les données sur la prévalence des flexions verbales en arabe en précisant que les marques préverbales (i.e. les flexions de la conjugaison arabe préfixées) sont traitées plus rapidement que les marques flexionnelles discontinues (conjointement préfixées et suffixées comme au féminin et au pluriel), leur position les rendant plus perceptibles au cours même du traitement de la phrase.

Globalement, ces recherches semblent révéler, encore une fois, la spécificité de l’anglais, qui accorde particulièrement d’importance à l’agencement des mots dans la phrase. Les aspects morphologiques constitueraient, dans cette langue, des indices moins décisifs pour assigner les fonctions sémantiques des éléments, notamment du fait de la pauvreté du système de conjugaison verbale (MacWhinney et al., 1984). Par contraste, dans les langues à morphologie riche, les marques flexionnelles s’avèrent être un excellent indice de traitement. Cependant, plusieurs détails empiriques invitent à nuancer la dominance systématique de certains indices par rapport à d’autres en considérant, la complexité des phénomènes syntaxiques et sémantiques et les multiples interactions qui les sous-tendent. Parmi les caractéristiques pouvant affecter la prépondérance de tel ou tel indice, nous pouvons rappeler celles des contraintes procédurales (Kail, 1991, 1999). La facilité cognitive à prendre en considération certains indices peut ainsi dépendre de leur régularité, de leur forme continue ou dispersée, de leur redondance avec d’autres indices, de leur perceptibilité, etc. Cependant, il faut souligner que certaines de ces caractéristiques diffèrent beaucoup entre l’oral et l’écrit. L’une des différences les plus notables concerne sans doute les indices morphologiques, qui dans certains cas et dans certaines langues correspondent à des morphogrammes grammaticaux, marques graphiques ne correspondant à aucune réalité orale (sauf dans le cas particulier de liaisons).

Ainsi, la présence et l’absence de certaines informations perceptives, ainsi que le caractère plus complexe et moins « tolérant » de l’écrit, constituent des arguments permettant de supposer que

47 les indices les plus importants lors de la compréhension ne sont pas strictement identiques à l’oral et à l’écrit. En outre, la distance entre l’oral et l’écrit est particulièrement exacerbée dans les langues se caractérisant par la diglossie comme l’arabe. La diglossie arabe et les différences entre les langues orales et la langue écrite seront plus particulièrement développées dans le premier paragraphe du chapitre suivant mais il convient dès à présent de porter attention à cette particularité qui interroge les études précédentes sur le caractère écologique de présenter oralement une langue surtout écrite.

Enfin, l’investigation des stratégies d’interprétation s’est surtout focalisée sur les phrases simples et la fonction d’agent, mettant au premier plan le rôle central des informations véhiculées par le verbe (MacWhinney, 1989). Ces premiers constats devraient être enrichis par des recherches portant sur des structures plus complexes et axées sur d’autres fonctions sémantiques, qui, bien que présentes, restent toutefois moins abondantes.

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Chapitre 3 : Les caractéristiques des systèmes écrits des