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Chapitre 2 : Lecture et spécificités linguistiques

1. Variations interlangues et décodage

1.1 Le degré de transparence des systèmes orthographiques

Assez récemment, une attention particulière a été accordée au fait que la maîtrise de l’écrit et l’acquisition de la lecture pouvaient varier d’une langue à l’autre en fonction du degré de « profondeur » ou de transparence de leur système orthographique (Seymour et al., 2003; Treiman, 2005ab; Ziegler, 2004). Le degré de profondeur d’une langue dépend de la transparence ou de la régularité de ses correspondances graphèmes-phonèmes. Une orthographe est profonde lorsque les relations entre orthographe et phonologie sont équivoques : à un même graphème peuvent être associés plusieurs phonèmes (e.g. en français le graphème <s> peut être prononcé [z] ou [s] selon sa position et le graphème qui le suit, mais peut aussi ne pas se prononcer lorsqu’il marque le pluriel) et plusieurs graphèmes peuvent renvoyer au même phonème (e.g. toujours en français, les graphèmes <o>, <eau> et <au> se prononcent [o]). Une

orthographe est superficielle lorsque les correspondances graphèmes-phonèmes sont biunivoques, c’est-à-dire qu’un graphème ne renvoie qu’à un seul phonème et réciproquement. Les différentes langues alphabétiques se situent donc sur un continuum, allant des langues à orthographe profonde, opaque ou encore irrégulière, aux langues à orthographe superficielle c’est-à-dire transparente ou régulière22.

Le degré d’irrégularité que peut revêtir ces correspondances a amené certains chercheurs à postuler que les orthographes transparentes se prêtent plus facilement à une reconnaissance des mots par la voie phonologique que les orthographes opaques, qui encouragent plutôt le lecteur à

22 Pour simplifier la lecture, la terminologie de langue opaque ou irrégulière versus langue transparente ou régulière sera utilisée bien qu’en toute rigueur, ce soit leur système d’écriture qui revêt ces caractéristiques.

35 procéder à un adressage direct sans passer par un décodage phonologique (Frost, Katz, & Bentin, 1987; Katz & Frost, 1992). Cette théorie, dite de la transparence orthographique, a cependant été remise en cause par plusieurs études montrant des effets phonologiques importants dans les langues opaques, comme l’anglais, même chez les lecteurs experts (e.g. Rayner, Sereno, Lesch, & Pollatsek, 1995; Van Orden, 1987; Ziegler, Van Orden, & Jacobs, 1997)23.

Les études comparant souvent l’anglais, dont l’orthographe est particulièrement opaque, à d’autres langues indo-européennes plus transparentes, ont ainsi mis en évidence des différences notoires dans la rapidité d’acquisition de la lecture, sans remettre en cause l’universalité de la segmentation phonémique (Caravolas, Volin, & Hulme, 2005).

Thorstad (1991) a ainsi comparé l’acquisition des habiletés de compréhension en lecture d’enfants italiens et anglais âgés de 6 à 11 ans. Les résultats font apparaître une proportion plus importante d’erreurs chez les enfants anglophones, ayant suivi un enseignement orthographique traditionnel. Oney et Goldman (1984) indiquent des résultats allant dans le même sens en comparant des enfants de langue maternelle turque et américaine en 1e et 3e année de scolarisation. Cependant, en première année seulement, les enfants américains obtiennent de moins bons résultats en compréhension de texte. Par ailleurs, la lecture des mêmes pseudo-mots est effectuée plus lentement par les enfants américains. En 1e année, leur précision en lecture est également plus faible mais cela n’est toutefois plus visible en 3e année.

Goswami, Porpodas et Weelwright (1997) et Goswami, Gombert et Fraca de Barrera (1998) confirment le désavantage des enfants de langue anglaise âgés de 7 à 9 ans pour la lecture de pseudo-mots par rapport aux enfants grecs, français et espagnols de même âge.

Enfin, la comparaison anglais – hollandais menée par Patel, Snowling et De Jong (2004), auprès d’enfants de 6 à 11 ans, confirme les difficultés des enfants anglophones, en particulier pour la précision de la lecture de pseudo-mots chez les plus âgés.

Il semble toutefois délicat d’effectuer des comparaisons sur du matériel linguistique spécifique aux langues et de contrôler rigoureusement l’influence des facteurs visuels, sémantiques et articulatoires des items (Wimmer & Goswami, 1994). La comparaison entre l’anglais et l’allemand permet de réduire ces risques. Toutes deux germaniques, ces langues utilisent des codes orthographiques et phonologiques similaires mais se distinguent par leur régularité graphèmes-phonèmes (Ziegler, 2004). Les recherches comparatives entre ces deux langues ont ainsi l’avantage de pouvoir utiliser des mots quasi-identiques dans les deux langues. Les travaux

23 Ces recherches ont notamment montré les effets d’homophonie en amorçage rapide sur différentes tâches de lecture (lecture avec enregistrement des fixations oculaires, catégorisation sémantique, tâche de recherche de lettre).

36 de Frith, Wimmer et Landerl (1998) ont ainsi montré des différences importantes et persistantes dans l’exactitude et la rapidité en lecture de mots et de pseudo-mots entre les enfants anglophones et germanophones ayant entre 7 et 12 ans. Le désavantage des anglophones n’est plus significatif pour la lecture de mots à partir de 9 ans mais persiste jusqu’à 12 ans, en ce qui concerne l’exactitude de la lecture de pseudo-mots trisyllabiques. Ces résultats se rapprochent de ceux obtenus par Wimmer et Goswami (1994)24, Landerl (2000)25 et Mann et Wimmer (2002)26 auprès d’enfants de même langue.

Relativement peu de recherches se sont attachées à comparer d’autres langues. Celle de Defior, Martos et Cary (2002) s’est focalisée sur la lecture d’enfants espagnols et portugais de la 1e à la 4e année de scolarité. Les auteurs observent qu’en début d’apprentissage les enfants espagnols sont plus rapides et font moins d’erreurs sur les pseudo-mots que leurs pairs lusophones. Ils atteignent, dès la deuxième année, un niveau de lecture équivalent à celui des plus âgés. Cette facilité à lire en espagnol a également été relevée par Goswami et al. (1998) dans leur étude anglais/français/espagnol. Le pourcentage de pseudo-mots lus correctement, atteint des scores plafonds chez les hispanophones, sont plus faibles chez les francophones et encore plus chez les anglophones. L’espagnol apparaît donc comme une langue très transparente, ce qui facilite son acquisition.

Quelques recherches ont comparé plusieurs langues de manière à élaborer une classification en fonction de leurs caractéristiques orthographico-phonologiques.

L’étude d’Aro et Wimmer (2003) a ainsi pour objectif de confirmer ces effets de transparence orthographique sur un nombre de langues plus étendu incluant l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le français, le hollandais, le suédois et le finnois. Cette recherche, réalisée auprès d’enfants de 1e, 2e, 3e et 4e année, utilise la technique des ratios27. Les résultats obtenus confirment tout d’abord que, à l’exception des enfants anglais, la lecture des pseudo-mots avoisine, dès la fin de la 1e année, 90 % de prononciation correcte. Par ailleurs, dès la 1e année, les enfants finlandais, suédois et espagnols lisent plus rapidement les pseudo-mots alors que les enfants anglais, allemands, hollandais et français mettent toujours en 4e année deux fois plus de temps pour lire les pseudo-mots que pour nommer les nombres. Enfin, seuls les enfants finlandais, et dans une moindre mesure les enfants suédois, parviennent dès la deuxième année à lire les mots plus vite qu’ils ne nomment les nombres. Les auteurs expliquent ces résultats en terme de transparence

24 Recherche réalisée auprès d’enfants âgés de 7 à 9 ans. 25 Recherche réalisée auprès d’enfants âgés de 6 à 9 ans. 26 Recherche réalisée auprès d’enfants âgés de 7 et 8 ans.

27 Ces ratios sont calculés à partir du temps de lecture de mots, de nombre et de pseudo-mots dérivés de ces derniers, de façon à obtenir deux valeurs numériques indépendantes de la longueur des mots, variable entre les langues.

37 orthographique mais en prenant également en compte d’autres caractéristiques des langues comme la présence de lettres muettes (en français notamment) ou de graphèmes complexes (nombreux en allemand).

L’article de Seymour et al. (2003), décrit pour sa part les résultats d’une collaboration européenne associant quatorze pays différents28. Les données recueillies concernent 13 langues différentes : l’allemand, l’anglais, le danois, l’espagnol, le finnois, le français, le grec, le néerlandais, l’islandais, l’italien, le norvégien, le portugais et le suédois. Le niveau de lecture de mots familiers et de non-mots a notamment été évalué auprès d’élèves en fin de 1e année. Les résultats confirment que, pour une majorité de langues, les enfants atteignent un niveau de lecture efficient dès la fin de la 1e année, exception faite :

- de l’anglais : les performances y sont beaucoup plus faibles que dans les autres langues ;

- du français et du portugais : on y observe une réduction de l’exactitude et de la vitesse en lecture de mots familiers et de non-mots ;

- du danois : on y constate une réduction de l’exactitude en lecture de mots et de la rapidité et de l’exactitude de la lecture de non-mots ;

- dans une moindre mesure du néerlandais et du suédois, faisant apparaître une réduction de la rapidité en lecture de non-mots bisyllabiques.

Pour les auteurs, ces différences ne peuvent être attribuables à des différences d’âge ou de connaissance des lettres mais seraient dues à des différences linguistiques telles que la complexité syllabique et la transparence orthographique des systèmes d’écriture. Les variations interlangues, inégales entre la lecture de mots et de non-mots, permettent aux auteurs de conclure que la complexité syllabique affecte sélectivement le décodage alors que la transparence orthographique affecte conjointement la lecture de mots et de non-mots. Ils proposent également une classification des langues en fonction de leur transparence orthographique et de leur complexité syllabique (cf. tableau 1).

Tableau 1: Classification des langues proposée par Seymour et al. (2003)

28 COST Action A8.

Transparence orthographique transparente opaque Simple finnois grec italien espagnol portugais français Structure syllabique Complexe allemand norvégien islandais néerlandais suédois danois anglais

38 La conclusion la plus évidente qui émane de ces recherches concerne, ainsi, la spécificité de l’anglais, dont les caractéristiques orthographiques s’avèrent responsables de la lenteur dans l’acquisition du décodage généralement observée.

1.2 Les variations des caractéristiques morphologiques des systèmes