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Chapitre 5 Apprentissage de la lecture en langue seconde

3. Lecture, capacités métalinguistiques et bilinguisme

3.1 Structure et fonctionnement du lexique bilingue

Avant de s’intéresser spécifiquement à l’accès au lexique bilingue lors de l’identification des mots écrits, les chercheurs se sont tout d’abord interrogés, de façon générale, sur le mode de représentation en mémoire des deux langues chez les bilingues (pour une revue détaillée, voir par exemple De Groot, 1992). Là encore plusieurs hypothèses ont été émises :

- celle de représentations partagées ou interdépendantes : les équivalents de traduction des mots des deux langues partagent une même représentation, de nature conceptuelle ou supralinguistique,

- celle de représentations séparées ou indépendantes : des représentations distinctes et autonomes coexistent pour chaque langue connues du sujet.

114 Kolers (1963) est un des premiers auteurs à avoir formulé précisément ces deux hypothèses et plusieurs recherches ont tenté de mettre en évidence leur véracité à l’aide de diverses tâches de mémorisation (rappel libre, association libre, reconnaissance lexicale, compréhension et production etc. ; e.g. Kintsch, 1970; Kolers, 1963, 1966).

Dans les années 80, les recherches se sont dirigées vers des modélisations plus complexes en prenant en compte différents niveaux de représentations et en envisageant comment les connexions entre les représentations des mots dans les deux langues peuvent s’organiser (voir par exemple Beauvillain & Grainger, 1987; Grainger et al., 1991). Potter, So, Eckhart et Feldman (1984) émettent l’hypothèse de la médiation conceptuelle, pour déterminer à quels niveaux de représentation il existe un système partagé ou séparé pour les deux langues. Cette hypothèse suggère que le niveau des représentations conceptuelles ou profondes est organisé de façon à intégrer les deux langues alors que les représentations formelles, ou superficielles, sont, par essence, spécifiques. En d’autres termes, il existe, pour Potter et al. (1984), un niveau de représentation conceptuelle commun aux deux langues mais un niveau de représentation formelle indépendant et propre à chacune d’elles. Ces affirmations découlent de leur propre expérience et de celles d’autres chercheurs (Caramazza & Bones, 1980 ; Shannon, 1982)105, menée auprès d’adultes bilingues et montrant que les temps de réponse, pour juger l’appartenance des mots à une catégorie sémantique, présentée dans la même langue ou dans l’autre langue que le mot cible, sont équivalents. De plus, leur étude révèle que les sujets bilingues mettent approximativement le même temps pour traduire un mot donné dans l’autre langue que pour nommer le mot à partir de son image. Le traitement des formes lexicales et la traduction d’une langue à l’autre, passent donc obligatoirement par une représentation conceptuelle commune. Kirsner, Smith, Lockhart, King et Jain (1984), en menant une expérimentation à l’aide du paradigme d’amorçage, envisagent, en revanche, l’existence de nœuds lexicaux entre les deux langues, intégrés dans un seul réseau de représentations lexicales (hypothèse de l’association lexicale). Les auteurs se basent sur les résultats, en français et en anglais, d’un effet similaire de facilitation sémantique interlangue et intralangue (i.e. lorsque le mot-amorce est relié sémantiquement au mot-cible que ce dernier appartienne à la même langue -arbre/feuille- ou à l’autre langue -tree/feuille-). Cependant, Grainger et Beauvillain (1987) ont émis certaines réserves sur les conclusions des auteurs. Ils argumentent que les temps de présentation de l’amorce sont trop longs pour démontrer strictement l’existence de relations structurelles entre les représentations lexicales dans les deux langues. Ils ont ainsi tentés de répliquer ces résultats

115 en situation d’amorçage rapide et masqué, de façon que les sujets ne perçoivent pas consciemment la relation entre les mots et ne puissent mettre en place des stratégies prédictives ou de traduction. Il ressort de leur étude une facilitation intralangue mais pas interlangue. Les auteurs soutiennent donc l’existence de deux systèmes lexicaux indépendants qui ne sont reliés que par l’intermédiaire d’un système conceptuel.

En admettant qu’il existe des réseaux représentationnels séparés entre les deux langues, il faut alors préciser à quel moment la langue est identifiée lors des traitements lexicaux. Cela revient donc à déterminer comment se mettent en place les procédures d’accès au lexique bilingue et comment s’effectue la sélection de l’une ou de l’autre langue. Grainger (1987, 1991) a pu repérer trois niveaux où la sélectivité de la langue peut s’opérer :

- Soit l’information sur la langue intervient à l’entrée et dirige les informations sensorielles vers les représentations lexicales de l’une ou de l’autre langue. Dans ce cas, les attentes du sujet à l’égard de la langue, en fonction du contexte, sont déterminantes. Les données empiriques allant dans le sens de cette présélection sont, par exemple, celles démontrant une plus grande difficulté à traiter des phrases mixtes, utilisant des mots des deux langues (Soares & Grosjean, 1984). En revanche, les effets de facilitation, pour les mots dans les deux langues, en paradigme d’amorçage écrit rapide par des homographes interlangues (e.g. « four » existe en anglais et en français), suggèrent que les deux acceptions des homographes sont disponibles indépendamment du contexte (Beauvillain & Grainger, 1987). Ainsi, ces derniers auteurs, considèrent que le ralentissement des traitements lors des mélanges de langue (cf. Soares & Grosjean, 1982), peut tout aussi bien être attribué à des procédures opérant pendant la phase de sélection (i.e. à un niveau lexical plutôt que prélexical).

- Soit la sélection s’effectuerait pendant la sélection des candidats lexicaux, une fois que l’information sensorielle a permis la détermination de candidats potentiels issus des deux langues. Dans cette hypothèse, la première phase de décodage est commune aux deux langues mais par la suite l’analyse lexicale tient compte de la langue. Pour Grainger et Beauvillain (1987), cette procédure semble la plus valide. Ils montrent, toujours avec le paradigme d’amorçage, que dans le cas où le mot cible se caractérise par des éléments orthographiques spécifiques à une langue (e.g. voix en français ou white en anglais), le ralentissement de la décision, lié à la présence d’une amorce dans l’autre langue, n’est plus observé.

- Soit la sélection ne s’effectue qu’à la sortie, c’est-à-dire après l’identification du mot. Le processeur lexical ne tient dans ce cas, pas compte de la langue à laquelle les représentations lexicales appartiennent, cette information s’activant en dernier lieu. Cette hypothèse, utile pour expliquer les interférences régulières entre les langues, ne permet toutefois pas de comprendre

116 l’influence du contexte ni pourquoi les changements de langue en paradigme d’amorçage classique (e.g. time/lire) ralentissent l’accès au lexique.

Ainsi, la deuxième hypothèse d’une sélection au cours de l’accès lexical, permet donc d’expliquer les interférences interlangues tout en rendant compte des sélections rapides de la langue, guidées par des indices linguistiques ou le mode langagier, que les mécanismes d’identification soient envisagés en termes de recherche séquentielle ou d’activation interactive (Grainger, 1987, 1991).

A partir de ses premiers résultats et dans des travaux plus récents, Grainger (2002) s’est attaché à adapter le modèle connexionniste d’identification des mots écrits de McClelland et Rumelhart (1981) au mode bilingue. Le modèle d’activation interactive bilingue (modèle de simulation BIA) qu’il propose avec ses collaborateurs (e.g. Van Heuven, Dijkstra, & Grainger, 1998) se centre en particulier sur l’organisation et l’activation des unités lexicales orthographiques106. L’architecture du système lecteur proposé (cf. figure 7) intègre des représentations orthographiques de l’ensemble des mots, connectées à une unité de traitement codant la langue, à l’aide de « nœuds langagiers ». Ces nœuds langagiers permettent de contrôler le niveau d’activation des représentations lexicales dans chaque langue : si le mot correspond à la langue 1, les liens de nature excitatrice vers la langue 1 vont être activés. Les nœuds langagiers permettent également un contrôle ascendant de type inhibiteur vers toutes les représentations des mots de l’autre langue.

Figure 7: le modèle d’activation interactive bilingue de Grainger (2002)

106 Les auteurs partent du principe qu’il existe très souvent un grand partage de représentations sémantiques entre les deux langues bien qu’il y ait aussi des structures sémantiques distinctes pour chaque langue lorsqu’il n’existe aucun équivalent de traduction. Par ailleurs, ils précisent que, pour deux langues partageant le même alphabet, les représentations des lettres ne seront guère modifiées en situation bilingue, hormis en ce qui concerne éventuellement le traitement des accents.

Sémantique L1a L1b L1c … L2a L2b L2c … Mots orthographiques L1 L2 Unités orthographiques Mot écrit

117 Les résultats empiriques favorables à cette architecture ont été obtenus à l’aide du paradigme de démasquage progressif (Van Heuven et al., 1998) ou d’amorçage orthographique interlangue (Bijeljac-Babic, Biardeau, & Grainger, 1997) en situation expérimentale réelle ou en simulation par ordinateur. Dans une des expériences de Van Heuven et al. (1998), des adultes bilingues néerlandais-anglais devaient reconnaître un mot néerlandais, ayant un nombre plus ou moins élevé de voisins orthographiques soit en néerlandais (voisinage intralangue), soit en anglais (voisinage interlangue). La présentation des mots est faite en alternance avec un masque qui diminue en vitesse. Les temps de réponses, aussi élevés pour les mots ayant de nombreux voisins interlangues qu’intralangues, suggèrent qu’il existe un réseau intégré et interdépendant de représentations orthographiques pour chaque langue mais également que l’activation de la langue ne s’effectue pas avant le traitement du mot lui-même. Ces propositions sont en accord avec les résultats obtenus par Bijeljac-Babic et al. (1997) qui vérifient, en situation bilingue anglais- français, les effets inhibiteurs de l’amorçage orthographique sur la décision lexicale, que l’amorce soit ou non dans la même langue que le mot-cible.

Grainger (2002) s’interroge également sur la façon dont ce modèle peut rendre compte de la prise en charge bilingue des règles de décodage graphophonologique, variable entre les langues. Il envisage l’hypothèse d’une activation en parallèle des différentes correspondances plausibles dans les deux langues (e.g. la suite de lettre /coin/, correspondant à un mot dans les deux langues pourrait simultanément activé les représentations phonologiques correspondant aux sons [κ ιν] ou [κωΕ)]). Cette hypothèse semble soutenue par les résultats de Brysbaert, Van Dyck et Van de Poel

(1999) obtenus auprès d’adultes bilingues flamand-français. Dans leur expérience, les auteurs observent l’effet de deux types d’amorçage rapide sur l’identification de mots français : celui avec des amorces jouant le rôle de pseudo-homophones intralangue (i.e. dont la prononciation française correspond à celle du mot-cible, ex : fain/faim) et celui avec des amorces jouant le rôle de pseudo-homophones interlangue (i.e. dont la prononciation en flamand correspond à celle du mot cible, ex : soer/sourd). Les résultats révèlent un effet facilitateur même avec les pseudo- homophones flamands, ce qui suggère que les bilingues activent les correspondances phonologiques possibles dans les deux langues même s’ils n’ont à reconnaître que des mots d’une seule langue. Jared et Kroll (2001) en sont arrivés aux mêmes conclusions auprès de bilingues anglais-français et français-anglais à partir d’une tâche de lecture à voix haute.

Bien que le modèle d’activation interactive bilingue (Grainger 2002 ; Van Heuven et al., 1998) soit un des seuls modèles connexionnistes développés sur l’identification des mots en mode bilingue, les confirmations se limitent aux procédures d’accès mises en place chez l’adulte, sans systématiquement préciser si, entre les deux langues connues des

118 participants, l’une domine sur l’autre (la seule recherche citée à avoir tenu compte de cette variable est celle de Jared & Kroll, 2001). Par ailleurs, les validations empiriques restent, de notre point de vue, trop parcellaires. Si les aspects orthographiques sont les plus investis, l’hypothèse sur les traitements de nature phonologique nécessite d’être consolidée et les aspects morphologiques sont totalement délaissés. Enfin, ce modèle n’envisage pas les cas de bilinguisme où les deux langues ne partagent pas le même système orthographique. Même en restant dans la sphère des langues alphabétiques, il est légitime de croire que lorsque les systèmes d’écriture diffèrent totalement, le choix de la langue s’effectue à l’étape initiale, dès le traitement perceptif des lettres.