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Chapitre 2 : Lecture et spécificités linguistiques

1. Variations interlangues et décodage

1.3 Les spécificités de la morphologie non concaténative des langues sémitiques

1.3 Les spécificités de la morphologie non concaténative des langues sémitiques

Frost, Bentin et leurs collaborateurs ont été parmi les premiers à étudier les traitements morphologiques en hébreu chez le lecteur expert. Leurs travaux visaient à éprouver les hypothèses avancées à partir des données obtenues dans d’autres langues, voire même à proposer de nouvelles modélisations. Allant à l’encontre des conceptions connexionnistes (cf. paragraphe 1.2.2 du chapitre 1) et des études indiquant les effets de transparence sémantique (e.g. Marslen- Wilson et al., 1994), ils ont notamment montré que les traitements morphologiques en hébreu sont indépendants des relations sémantiques existant entre les mots de la même famille.

Par exemple, lors de tâches de décision lexicale ou de dénomination précédées d’un amorçage rapide non détectable, Frost et al. (1997) ont montré un effet facilitateur, par l’amorçage d’une racine. Ils ont également fait apparaître un effet facilitateur avec, comme amorce, un mot dérivé de la même racine que le mot cible mais qui ne lui est pourtant pas sémantiquement lié. Frost et

al. (2000b) retrouvent une facilitation avec une amorce sémantiquement opaque par un

paradigme d’amorçage intermodal. Cette dernière recherche obtient, ainsi, des résultats très différents de celle de Marslen-Wilson et al. (1994) en anglais, avec une tâche et un matériel comparable. Selon les auteurs, cette différence n’est pas seulement liée à l’étendue et à la richesse du système morphologique des langues. Il pourrait s’expliquer par le fait que les

40 processus de construction morphologique en anglais ne sont pas suffisamment productifs pour exiger l’utilisation de la structure morphologique par le lecteur, ni pour stocker et retrouver l’information lexicale. En revanche, en hébreu, cette procédure est une condition nécessaire. Cependant, des données relatives à d’autres langues doivent être recueillies pour affirmer clairement les raisons de ces différences, pouvant être attribuées aux propriétés concaténatives ou non concaténatives des langues, ou plus généralement au rôle que joue la morphologie dans la structuration des mots.

Par ailleurs, si Frost et al. (1997) n’obtiennent pas d’effet d’amorçage, ni à l’aide de mots partageant le même schème nominal que la cible, ni à l’aide de noms pseudo-dérivés construits par la combinaison d’une racine existante et d’un schème légal, Deutsch, Frost et Forster (1998) parviennent à les faire apparaître sur le système de dérivation des verbes. Leurs résultats indiquent l’importance des schèmes verbaux dans l’accès au lexique hébreu, mais ne remettent pas en cause le rôle fondateur de la racine dans le système dérivationnel hébreu. Les résultats de Frost, Deutsch et Forster (2000a) viennent compléter ces observations en montrant que l’effet facilitateur d’un verbe amorce, partageant le même schème que le verbe cible, apparaît, à condition qu’il soit construit avec une racine complète, composée de trois consonnes. Cet effet facilitateur apparaît, d’ailleurs, en décision lexicale, même lorsque la racine triconsonantique de l’amorce n’existe pas (pseudo-racine). Le traitement de la structure consonantique serait ainsi une condition nécessaire à la décomposition morphologique des verbes hébreux mais pourrait s’effectuer sans que le sens de cette racine soit détecté.

A partir de ces données, les auteurs proposent un modèle des traitements morphologiques en jeu dans l’organisation lexicale en hébreu. Dans ce modèle, deux niveaux de représentation coexistent : le niveau des unités lexicales stockant les mots entiers, et un niveau prélexical morphologique représentant les racines, unités fondamentales du système verbal et nominal, mais aussi les schèmes verbaux. Ces deux niveaux sont interconnectés et les processus d’accès au lexique et de décomposition morphologique peuvent s’effectuer simultanément et s’influencer mutuellement à travers des connexions bidirectionnelles entre les deux niveaux. En d’autres termes, l’accès à la racine ou au schème verbal peut s’effectuer soit via le niveau lexical, par les mots contenant ces morphèmes, soit en suivant directement un processus de décomposition morphologique de la structure orthographique.

Une dernière recherche plus récente, menée par Frost et al. (2005b) auprès d’adultes de langue maternelle hébreu, arabe et bilingues hébreu-anglais accentue encore les différences entre ces deux langues. En plus d’un effet robuste d’amorçage morphologique, les résultats obtenus

41 montrent que l’effet d’amorçage orthographique apparaît en anglais et non en hébreu31, que la cible soit un mot contenant une racine productive ou non productive (non utilisée dans d’autres mots) ou qu’elle soit un mot ayant beaucoup ou peu de voisins orthographiques. Cette absence d’amorçage orthographique est également observée en arabe, langue qui partage les mêmes caractéristiques orthographiques que l’hébreu. Cette étude confirme ainsi le rôle des traitements purement morphologiques lors de l’accès lexical et l’importance des caractéristiques structurales dans son organisation en langues sémitiques.

Les autres recherches menées en langue arabe corroborent globalement ces résultats : Grainger, Dichy, El-Halfaoui et Bamhamed (2003) observent un effet facilitateur robuste de la présentation de la racine dans l’identification des mots. Pour les mots peu fréquents, cette facilitation est plus importante lorsque la racine est fréquente que lorsqu’elle est rare.

Boudelaa et Marslen-Wilson ont mené une série de travaux32 sur la décision lexicale de noms et verbes dérivés, avec amorçages de différentes natures (écrit, oral et intermodal) et plus ou moins rapides (SOA de 32 ms, 48 ms : amorce non détectable ; 64 et 80 ms : amorce détectable). D’une part ils vérifient les affirmations de Frost et al. (1997, 2000) en montrant un effet robuste d’amorçage morphologique par la racine quel que soit le degré de transparence sémantique entre l’amorce et la cible (Boudelaa & Marslen-Wilson, 2005). D’autre part, ils s’intéressent à l’effet d’amorçage par un schème : les résultats font apparaître un effet de facilitation du partage du schème verbal pour les trois types d’amorçages utilisés (Boudelaa & Marslen-Wilson, 2004) et du schème nominal en amorçage écrit (Boudelaa & Marslen-Wilson, 2005) mais pas dans toutes les conditions. En effet, cette facilitation par le schème, moins robuste que celle par la racine, n’apparaît pas pour des SOA les plus courts (32 ms) ou les plus longs (80 ms). Leurs recherches étayent ainsi l’hypothèse que les informations de la racine et du schème ne jouent pas le même rôle dans la construction des représentations lexicales. En effet, l’orthographe arabe représente pleinement les informations sur la racine consonantique mais seulement partiellement les voyelles du schème. Par conséquent, le sens de la racine peut être extrait directement par le traitement orthographique des consonnes, alors que l’accès aux informations morphosyntaxiques du schème nécessite, selon les auteurs, une médiatisation phonologique retardant leur traitement. Par ailleurs, les informations transmises par la racine sont plus précises que celles du schème, ce

31 Les auteurs ont pris soin de contrôler la dominance d’une langue sur l’autre chez les participants bilingues. Ainsi, ces résultats ne peuvent être attribués à une différence de niveau d’efficience entre les langues.

32 Dans les premiers articles, Boudelaa et Marslen-Wilson (2001) s’intéressent à une unité morphologique particulière, l’étymon composé d’une consonnes et d’une voyelle, qui fait controverse (cf. la réponse de Bentin & Frost, 2001). Cette controverse et le statut de l’étymon dans les langues sémitiques ne seront toutefois pas abordés ici.

42 qui rend plus cohérent le traitement des mots par famille morphologique que par le partage d’un même schème.

En conclusion, bien que l’ensemble des recherches présentées ici en langues sémitiques souligne les caractéristiques morphologiques spécifiques aux langues concaténatives et leur impact sur les traitements lexicaux, leur restriction à l’étude de l’adulte invite à s’intéresser au lecteur débutant pour savoir comment ces caractéristiques idiosyncrasiques influencent l’apprentissage de la lecture.