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Chapitre 5 Apprentissage de la lecture en langue seconde

3. Lecture, capacités métalinguistiques et bilinguisme

3.2 Stratégies d’interprétation chez les bilingues

Bien que nous ayons déjà souligné les différences entre la compréhension orale et écrite, notamment en termes de contrôle syntaxique (paragraphe 2.3 du chapitre 1), les travaux axés sur le contact des langues 1 et 2, dans le cadre du modèle de compétition de Bates et MacWhinney (1989)107, seront abordés car ils représentent un champ de recherche bien développé et toutefois connecté aux mécanismes de compréhension en lecture. Les aspects méthodologiques rejoignent donc ceux des recherches développées en langue maternelle (emploi de tâches d’assignement du rôle thématique de mot, dans des phrases où certains indices -l’ordre des mots, les aspects morpho-flexionnels etc.- sont mis soit en convergence, soit en compétition ; cf. paragraphe 2.2 du chapitre 1).

Le modèle de Bates et MacWhinney (1989) est en effet apte à modéliser les stratégies d’interprétation chez les bilingues. Ces derniers se particularisent par leur nécessité d’acquérir l’usage des indices spécifiques aux deux langues et de distinguer les différences interlangues quant à la validité de ces indices pour attribuer telles ou telles fonctions aux mots de la phrase. Ainsi, plusieurs types de phénomènes, intervenant lors des traitements interprétatifs des phrases en langue seconde, peuvent être étudiés dans le cadre du modèle de compétition (pour une revue récente, voir Koda, 2005). Ceux ayant été les plus examinés sont :

• Les processus de transferts de la langue première vers la langue seconde : dans ce cas, les stratégies correspondant à l’usage de certains indices sont également appliquées lors de l’interprétation des phrases en langue seconde.

• L’apparition de stratégies sur les correspondances forme-fonction exclusivement appliquées dans le contexte de la langue seconde. Kail (1991) ajoute que les stratégies développées lors de

119 l’acquisition de la langue seconde peuvent éventuellement remplacer les stratégies en langue première ou encore être assimilées dans un ensemble applicable aux deux langues.

Elle signale également que ces différentes stratégies ne sont pas mutuellement exclusives et peuvent intervenir à certains moments de l’acquisition. Les données empiriques suivantes prouvent l’exactitude de cette remarque.

McDonald (1987) a par exemple comparé l’usage d’indices syntaxiques (e.g. l’ordre des mots, la présence de prépositions, les flexions casuelles) et lexico-sémantiques (e.g. le caractère animé des noms) lors de l’assignement des rôles thématiques en langue seconde chez des bilingues anglais-néerlandais et néerlandais-anglais de différents niveaux (novice, intermédiaire et avancé). Ses résultats montrent que les deux groupes se basent sur les indices prédominants dans leur langue première respective : l’ordre des mots pour les bilingues de langue première anglais et les flexions casuelles pour les bilingues de langue première néerlandais. Cependant, plus leur compétence en langue seconde augmente, plus les indices utilisés se déplacent vers ceux auxquels se réfèrent les natifs de la même langue (i.e. les indices flexionnels pour les bilingues anglais-néerlandais testés en néerlandais et l’ordre des mots pour les bilingues néerlandais- anglais testés en anglais). Les données de Kilborn et Ito (1989) confortent également ces résultats.

Dans une autre étude, impliquant des adultes de langue première anglaise, chinoise ou coréenne, apprenant le japonais, Koda (1993) confirme les observations de Harrington (1987) auprès de bilingues japonais-anglais qui révélaient à la fois un transfert des stratégies de la langue première mais aussi l’acquisition des indices de la langue seconde. Koda (1993) montre que l’assignement du rôle d’agent est plus difficile en l’absence d’indices fiables en japonais (e.g. les marques flexionnelles des particules) quelle que soit la langue première. Cependant, lorsque l’indice de l’ordre des mots (qui est également un indice fiable en japonais) n’est pas disponible, la chute des performances est particulièrement visible chez les apprenants dont la langue première se caractérise par la dominance de ce même indice (i.e. l’anglais et le chinois). Ces résultats rendent compte des interactions complexes unissant les traitements linguistiques à l’œuvre lors de l’interprétation des phrases dans les deux langues des sujets.

Gass (1987) approfondit également la problématique des transferts de stratégies d’une langue à l’autre en comparant l’usage d’indices comme l’ordre des mots et le contraste animé des noms, chez des bilingues italiens-anglais et anglais-italiens. En italien langue seconde, les bilingues de langue 1 anglais tendent à se fonder, comme les natifs italiens sur l’indice sémantique valide dans cette langue, c’est-à-dire le caractère animé des noms. En revanche, en anglais, les bilingues de langue 1 italien, à la différence des natifs, continuent à se référer à l’indice valide

120 dans leur langue maternelle (i.e. le caractère animé). Le transfert des stratégies de la langue première ne transparaît donc pas de façon symétrique chez les deux groupes. Gass (1987) interprète finalement ces résultats comme une indication de la recherche de résolution de la compétition entre les deux langues. Lorsque les indices des deux langues sont en incongruité, les principes fondamentaux, dirigeant la mise en place de stratégies d’interprétation universelles, impliquent préférentiellement l’usage d’indices sémantiques.

Sasaki (1991) réplique les résultats de Gass (1987) auprès d’adultes japonais apprenant l’anglais et d’adultes américains apprenant le japonais. Là encore, les locuteurs anglophones se comportent lors de l’interprétation de phrases japonaises comme les natifs, en usant d’indices lexico-sémantiques comme le caractère animé, alors que les apprenants japonais transfèrent en anglais les stratégies de leur langue première. Sasaki (1991) argumente que le transfert ne prend place qu’à partir d’une langue peu centrée sur la syntaxe comme le japonais. Cependant, les résultats de Miao (1981) contredisent cette interprétation. Cet auteur avait en effet montré que les stratégies d’apprenants anglophones basées sur la syntaxe (i.e. l’ordre des mots, typiques de la langue anglaise), peuvent se transférer lors de la compréhension de phrases en mandarin. Sasaki (1991) interprète cette divergence en fonction de la distance entre les langues que peut percevoir l’apprenant. Le mandarin partage avec l’anglais l’ordre canonique SVO et l’absence de particules casuelles, ce qui n’est pas le cas du japonais. Le fait que la distance entre l’anglais et le japonais soit relativement plus perceptible qu’entre l’anglais et le chinois expliquerait que le transfert y soit également plus difficile. Sasaki reconnaît toutefois que cette notion de perception de la distance entre les langues n’est pas suffisamment opérationnalisée et est difficile à appréhender. Par ailleurs, les recherches n’indiquant par précisément le niveau des apprenants, le mode d’enseignement, le temps et la nature de l’exposition à la langue seconde, il est aussi possible que ces facteurs entraînent certaines différences dans les résultats. Signalons également que la référence aux aspects lexico-sémantiques dans les études de Gass et Sasaki, peut relever du fait que les phrases proposées sont dissonantes, à cause des manipulations effectuées sur les indices disponibles (notamment l’absence d’éléments syntaxiques typiques ; Koda, 1993). Les apprenants peuvent alors privilégier la recherche d’informations sémantiques pour donner du sens à des séquences de mots non naturelles. D’autre part, dans ces deux mêmes expériences, les indices les plus fiables dans les langues secondes (i.e. l’accord sujet/verbe en italien et le marquage casuel en japonais) n’ont pas été étudiés, de façon à obtenir une correspondance maximale entre les structures des langues comparées (L1 et L2). Mais en leur absence, le rôle déterminant du caractère animé des noms peut être amplifié.

121 En résumé, malgré qu’il puisse parfois y avoir plusieurs interprétations possibles pour une même observation, ces études montrent la diversité et la spécificité des stratégies syntaxiques et sémantiques pour interpréter les phrases en langue seconde. Pour reprendre les termes de Koda (2005) « l’interprétation de phrases en langue seconde implique une interrelation complexe entre plusieurs variables, incluant des principes universaux, la structure des correspondances forme-fonction de la langue première et les propriétés syntaxiques de la langue seconde » (p 114, notre traduction). Il apparaît toutefois nécessaire de développer les investigations chez l’enfant et sur un nombre de langues plus diversifié que l’anglais, le japonais et quelques autres langues.