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La vache laitière : animal nourricier et animal social

Dans le document Les Trois Bergers (Page 30-34)

La complexité du système d’échange et de circulation des ani- maux montre, quant à elle, leur importance sociale. Chaque événement de la vie des pasteurs, de la naissance à la mort, met le bétail en jeu – et souvent en mouvement – en provo- quant une recomposition incessante des troupeaux : animaux donnés en dot ou comme soutien parental, en nombre plus ou moins élevé selon la richesse et la générosité du donateur, selon l’écart de classe sociale à combler, animaux prêtés à un pauvre pour amoindrir les rigueurs de la vie, sans attente de retour60, ce qui rend un service immédiat à l’indigent mais qui décharge d’autant le prêteur en lui permettant d’accroître son cheptel sans grossir exagérément son unité de production au risque évident du surpâturage 61. Le don pur et simple existe également comme acte moral, sans attente de retour matériel immédiat. L’échange de dons réciproques, simultanés ou dif- férés, tisse comme tous les autres un réseau dense de relations dont chaque animal témoigne, créant des clientèles et des liens de dépendance, structurant aussi la solidarité et la récipro- cité indispensables en milieu particulièrement difficile62, en y recréant en permanence les conditions d’un équilibre social, économique et écologique toujours précaire63.

Le bétail sur lequel un propriétaire a des droits est rarement rassemblé autour de lui. La circulation des animaux apparaît comme la condition de l’organisation sociale et est conçue comme telle dans la conscience des éleveurs64, même si ce sont les impératifs de la production qui déterminent en réalité la nécessité de la circulation ; celle-ci, par voie de conséquence, crée à son tour les relations sociales et leurs effets bénéfiques.

60. Swift, 1975, p. 95. 61. Bernus, 1979. 62. Gast, 1979.

63. Mkutu, 2007, p. 169-191. 64. Bonte, 1975, p. 64.

Edmond Bernus souligne que, dans son champ d’observation, ce sont les cérémonies de mariage qui provoquent l’essentiel de la redistribution des animaux. Les dons parentaux sont souvent à l’origine du petit troupeau de chacun des jeunes époux, qui s’accroîtra par la suite. Il précise que la famille du jeune marié doit présenter à celle de la future épouse des animaux dont le nombre, le sexe et l’âge ont été fixés à l’avance. L’importance de ce don de « compensation matrimoniale » (taggalt) est variable en fonction de la hiérarchie sociale, du niveau et de la tradition de la famille65.

Le nombre et la qualité des animaux de la taggalt sont le plus souvent semblables à chaque génération de femmes, lorsque les alliances se maintiennent au sein de familles de même rang social. Même dans ces cas, la famille de l’épouse potentielle peut habilement utiliser le principe de négociation et revoir à la hausse les prétentions habituelles, notamment si elle estime que le prétendant est d’extraction moins prestigieuse que celle qu’elle croit être en droit d’espérer. Ces atermoiements sont un moyen de renchérir sur l’offre initiale, ou bien de retarder sine die mais sans brusquerie une tractation à l’occasion d’une proposition de mariage non souhaitée.

Indépendamment des négociations avec le futur parti, la fa- mille, le père notamment, transfère parfois des animaux de son troupeau à celui du futur gendre, à moins que la future épouse ne les conserve auprès d’elle, en compagnie des bêtes reçues de même origine à sa naissance. Elle en assure, quel que soit le cas de figure, la pleine propriété. Edmond Bernus signale une autre pratique participant au brassage général des animaux, qui tient dans le prêt du père à sa fille pour sa consommation quotidienne de lait. Cet usage fréquent, dont l’importance dépend de la richesse et de la générosité du parent, reste de ce fait non codifié alors que tous les autres le sont fortement et ne laissent subsister qu’une étroite marge de manœuvre. Cet éminent spécialiste signale enfin que la mort fait partie des occasions majeures de nouvelles répartitions des animaux.

29 Parmi toutes les suggestions qu’appellent ces pratiques ac-

tuelles, la plupart trouveraient sans peine d’intéressantes réso- nances dans l’art rupestre. Elles ne peuvent rien prouver, car rien ne permet de relier le détail des images anciennes aux pra- tiques actuelles ; tout au plus, mais c’est un apport appréciable, peuvent-elles ouvrir nos esprits étrangers à ces perspectives de réflexion. Il conviendra de les tester lors de l’examen détaillé des représentations afin d’en déterminer la plausibilité. Parmi ces caractères, la « fluidité » des troupeaux, assurée par la mobi- lité des animaux, ainsi que la nature socio-économique du sys- tème apparaissent en premier lieu. L’individualisation des bêtes et la comptabilité stricte qui en est faite les accompagnent. Ces deux comportements à usage interne apparaissent comme les élé- ments d’une stratégie d’équilibre par laquelle sont organisées, d’une part, les relations entre les humains et leurs animaux et, d’autre part, grâce à ces derniers, l’essentiel des relations so- ciales et économiques au sein du groupe. En raison du contexte environnemental d’une extrême rigueur et de la faible densité de population, cette stratégie de maintien de l’existant, voire souvent de survie, ne nous dit rien des comportements à usage externe, à l’égard notamment de groupes pasteurs concurrents. De nouveaux exemples seront donc à rechercher dans d’autres cadres géographiques.

Les « peuples du bétail »

Les Nuer, pasteurs semi-nomades qui vivent dans le Sud du Soudan, dans des régions de savanes marécageuses parcourues par le Nil blanc, sont un vivant exemple illustrant et complétant quelques-uns des aspects évoqués précédemment (fig. 6). Ces bergers constituent un agrégat de tribus dépourvues de chefs ou d’institutions. Ils ont une forme de culture matérielle très simplifiée et dépendent strictement de leur environnement66. Au moment de l’enquête d’Edward E.Evans-Pritchard, publiée en 1937, ils vivaient traditionnellement de leur bétail, auquel ils sont affectivement très attachés.

66. Evans-Pritchard, 1969, p. 71.

Le vocabulaire nuer caractérisant les bovins, particulièrement riche, permet la mise en rapport du bétail et de la commu- nauté des humains, de manière précise et circonstanciée, tant sur le plan de l’économie et des techniques que sur celui du rite. Les couleurs du pelage des animaux portent ainsi témoi- gnage de cette belle «profusion linguistique» avec la reconnais- sance de dix couleurs principales pour les bêtes monochromes,

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l’identification de vingt-sept combinaisons possibles pour les animaux bicolores, désignations spécifiques auxquelles s’ajoutent la disposition des taches, la forme des cornes, l’allure générale des bêtes, leur caractère, leurs qualités pour la repro- duction, l’abondance de leur lactation en quantité journalière et en durée…, en plus des évidences de leur âge, sexe, lignage distingué et mémorisé parfois sur cinq générations.

Ce foisonnement de signes distinctifs permet d’individualiser chaque animal en reproduisant peu ou prou les différences présentées par les humains. Un même nom peut désigner un individu et un animal, chacun occupant une place analogue au sein de son groupe (fig. 7).

Les querelles au sein de chacune des subdivisions de la société (famille, concession, clan, village, territoire…) sont nombreuses et ont fréquemment pour objet le bétail. C’est toujours en têtes de bétail dûment sélectionnées que se règlent tous les dom- mages, au point que s’il y a une victime dans chacune des parties en confrontation, un échange bilatéral effectif a lieu. Toute autre situation entraînant une compensation, comme les mariages par exemple, fait l’objet de tractations analogues. Il existe réellement une sorte de « symbiose » entre ces hommes et leurs troupeaux, au point qu’Edward E. Evans-Pritchard répond « Cherchez la vache ! » à tous ceux qui souhaiteraient comprendre les Nuer. « J’ai un beau bœuf, clame le Nuer, le geste accompagnant la parole, un bœuf tacheté, le dos tout éclaboussé de blanc, avec une corne déployée au-dessus du museau67. »

Les Nuer sont soumis à l’alternance des saisons et pratiquent la transhumance : à la saison sèche, ils quittent leurs villages construits sur des monticules, pour établir des camps près des points d’eau où subsistent des pâturages. Ils se nourrissent des produits de leurs bêtes (lait, fromage), parfois viande bovine, et cultivent le millet. Ils pêchent durant la saison des pluies; ils ne chassent pas pour se nourrir et n’ont que mépris pour les peuples qui le font. Ils pratiquent à l’occasion, notamment lors de la saison sèche lorsque baisse sensiblement la production de lait, la cueillette de fruits, graines et racines sauvages.

Vivre du lait, c’est d’abord disposer, lorsqu’il est abondant, d’une ressource régulière et quotidienne. C’est ensuite une vie libre, facilement délivrée des contraintes de la terre pour peu qu’il y ait de l’eau, de l’herbe et du bétail à voler. Elle autorise

67. Evans-Pritchard, 1994 (1re éd. 1968).

Figure 7 – Diversité du pelage des bovins (document : E. E. Evans-Pritchard).

31 une grande liberté de mouvement et même engage, en favori-

sant le courage, la résistance physique, la recherche de l’affron- tement et le goût du combat. Leurs rapports sociaux se résu- ment à un rapport d’hostilité dont l’expression est la guerre68. Si les éventuels mythes actuels autour des animaux d’élevage demeurent méconnus, nous savons que les Nuer font partie de ces populations d’Afrique de l’Est pour lesquelles le bétail se voit attribuer la propriété mythique d’être à l’origine des rap- ports sociaux. Le cheptel établit la trame des relations tissées entre les humains, entre eux et le surnaturel, notamment à travers les rites de sacrifice qui ont pour motivation première d’écarter le recours à la vengeance et d’arrêter, avant même qu’il ne s’amorce, le cycle infernal de la vendetta. Le règlement du conflit se négocie ensuite. Pour les Nuer, c’est en dévelop- pant certaines valeurs liées au bétail, telles que les révèlent les mythes d’origine et les rituels, sacrificiels en particulier, que s’est forgée et étendue territorialement cette société. Ainsi, les Nuer ont été amenés à produire plus de bétail que leurs voisins, sans que leur mode de vie ne s’en distingue radicalement sur le plan matériel69.

Dans un mythe masaï 70, il est dit qu’à l’origine, les hommes possédaient les vaches et les femmes étaient propriétaires des animaux sauvages qui vivaient en symbiose avec les humains. Mais un jour, une femme tua l’un de ces animaux; ces derniers décidèrent alors de gagner désormais seuls les pâturages. Les hommes restèrent ainsi les possesseurs exclusifs des animaux domestiques.

Un autre mythe masaï explique aussi l’exclusion des femmes et nous fournit simultanément une clé mythologique de l’ori- gine du sacrifice. Les hommes, chassés du paradis primordial, reçurent le bétail de Dieu dans les conditions précédemment exposées. Dieu s’aperçut que les hommes ne pouvaient se

68. Evans-Pritchard, 1994 (1re éd. 1968), p. 150.

69. Bonte, 2004.

70. Merker, 1971 (1re éd. 1910).

nourrir uniquement du lait ; il leur permit alors de prélever le sang des animaux vivants et leur fournit à cette fin l’arc et la flèche, leur interdisant cependant formellement de mettre à mort les animaux. Mais un jour, un homme, si pauvre qu’il ne possédait que quelques vaches et vivait des produits de la cueillette, vit son fils tomber malade. Pour guérir l’enfant, son épouse lui demanda de prélever du sang de l’une de ses vaches. Il le fit, mais la quantité de sang ne fut pas suffisante et l’état de l’enfant empira. Sa femme lui demanda alors de tuer l’une de ses bêtes pour guérir l’enfant en lui donnant de la viande. L’homme refusa mais, durant son absence, la mère tua l’un des animaux. Dieu chassa alors tous les habitants du campement, qu’il brûla; la femme et l’enfant, qui s’étaient attardés, périrent dans l’incendie. Depuis, seules les femmes travaillent, c’est-à- dire pratiquent l’agriculture conçue, contrairement à l’élevage, comme une peine. Conscient des difficultés des hommes, Dieu les autorisa à consommer la chair de leurs animaux à condition qu’ils soient sacrifiés rituellement. Les femmes, leçon ultime du mythe, ne peuvent pratiquer l’élevage ni posséder le bétail parce qu’elles ont manifesté leur incapacité à en faire un bon usage, en l’occurrence en tuant les animaux qui leur étaient confiés à des fins personnelles, celles du bien-être de leurs en- fants, et non selon les règles surnaturelles qui avaient présidé à leur attribution. Parmi beaucoup d’autres récits, celui-ci, rappelé par Pierre Bonte71, a été retenu pour sa simplicité et pour les échos qu’il suscite à l’observation des parois rocheuses ornées du Sahara. La technique de prélèvement du sang des animaux vivants, à des fins alimentaires, en utilisant un petit arc et une flèche pour percer la veine jugulaire, est en effet assez répandue en Afrique de l’Est.

En réalité, souligne Pierre Bonte, le bon usage rituel du bétail est de nature sacrificielle. Le crédit social d’un homme ne pro- vient pas tant du nombre de têtes de bétail, que de sa capacité à nouer des relations sociales et à agir comme médiateur pour accroître son crédit social qui lui permettra, en retour, de réa- liser plus aisément ses propres intérêts. Au sein de la société

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dassanetch, dans le Sud-Est éthiopien, les relations sociales sont fondées sur la circulation du bétail. Elle a pour effet d’assu- rer la constitution des troupeaux et des familles, de répartir entre celles-ci les moyens de production, de fournir le cadre de la division du travail, de satisfaire les besoins alimentaires et autres. Selon Uri Amalgor, les relations sociales ne sont, pour les Dassanetchs, que l’expression temporelle et changeante de la « trame invisible » qui lie les hommes et leurs vaches depuis le temps primordial dont rendent compte, à travers d’intenses pratiques rituelles, les mythes des origines. Cette trame, invi- sible mais bien présente dans les représentations et pratiques des éleveurs, ne prend elle-même sens qu’en se référant à celle qui unit plus clairement encore, depuis les origines, les hommes et le surnaturel par l’intermédiaire du bétail72.

Dans cette démarche, le sacrifice, évoqué plus haut et sur lequel nous reviendrons dans l’approche archéologique de certaines œuvres rupestres, revêt une dimension particulière commune à de nombreuses sociétés d’éleveurs traditionnels chez lesquels le rituel sacrificiel des animaux apparaît comme la finalité ultime de la pratique de l’élevage.

La zone de végétation comprise entre désert et savane de l’Afrique nord-saharienne offrirait, avec les Masa, peuple agro- pastoral vivant au Tchad et au Cameroun73, un visage plus nuancé du sacrifice. Tout en confirmant sa capacité à contenir la violence sociale, mais d’une manière momentanée et impar- faite, le sacrifice rituel paraît sous une forme affaiblie, réduit à accompagner les funérailles ou à sanctionner des étapes inter- médiaires et très provisoires de la réconciliation. Il s’avère inca- pable d’arrêter le cycle de la violence qui débouche, de manière générale, sur la guerre. L’affection immodérée des Masa pour leurs bovins et pour le lait qu’ils produisent n’a d’équivalent que dans les groupes de même nature. Quoique dépendants pour leur subsistance de la culture du mil et des produits de la pêche, ils trouvent dans leurs troupeaux les moyens d’assurer

72. Almagor, 1978. 73. Garine, 1964.

les tractations et les échanges, base de leur réseau de relations : « Si nous avons du mil, disent-ils, nous cherchons à avoir du poisson, ensuite nous pensons à nous marier donc à avoir des vaches74. » En tant qu’élément essentiel de la compensation matrimoniale, le bétail est un bien indispensable pour la re- cherche perpétuelle d’épouses. Le rite du sacrifice existe chez eux mais ne serait qu’occasionnellement pratiqué, par l’inter- médiaire de bovins, un couple le plus souvent, lors de cérémo- nies funéraires afin que ces animaux suivent leur maître dans la mort et constituent son troupeau funèbre.

Les conflits sociaux, quant à eux, peuvent être amoindris par le sacrifice de petits animaux, mais apparemment jamais arrê- tés par celui-ci. Les Masa ont recours à cette fin à un système d’ordalies singulières (exclusion drastique du groupe, absorp- tion de breuvage toxique, saut d’un arbre…), pratiques qui n’évitent pas la guerre, certes codifiée selon le dommage et se- lon la nature des groupes antagonistes (avec des bâtons pour la parentèle, avec des lances pour des étrangers). Une fois amorcé le cycle des représailles, le conflit armé est inévitable ; le fait qu’aucune compensation ne puisse réparer un meurtre donne une idée de la vindicte. Tout se passe comme si le sacrifice, trop faible ou trop tardif, ne permettait pas l’accomplissement cathartique de son action. Contrairement à l’enseignement des exemples antérieurs, le sacrifice est ici impuissant à déjouer les effets cumulatifs de la violence ; peut-être parce que celle-ci est nécessaire au système matrimonial exogamique en définissant les clans étrangers75; peut-être aussi parce que, faute de volonté pour les raisons précédentes, la minimisation du sacrifice rend celui-ci inopérant.

Dans le document Les Trois Bergers (Page 30-34)