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L’art rupestre comme expression graphique des mythes préhistoriques

Dans le document Les Trois Bergers (Page 35-39)

Depuis plus de deux décennies, la convergence et la complé- mentarité méthodologiques s’imposent comme principes gé- néraux d’étude de l’art préhistorique76, malgré la persistance de propositions livrant une lecture globale et univoque de ces manifestations. Plusieurs grandes publications récentes sur l’art paléolithique le font apparaître clairement77. S’y impose en effet, sans équivoque possible, l’alliance des démarches les plus diverses de l’archéologie des supports ornés et de leurs contextes, y compris dans le domaine de l’interprétation. L’analyse du geste, des traces d’outils, des pigments (nature, origine, préparation…), l’association avec les vestiges d’occu- pation, la nature de ces derniers, la géographie préhistorique, la datation et de nombreuses autres études spécialisées sont, lorsqu’elles sont pertinentes et bien sûr lorsqu’elles sont rendues possibles par la nature des restes, autant de passages obligés de cette archéologie totale.

76. Lorblanchet, 1995.

77. Bégouën et al., 2009 ; Lorblanchet, 2010.

Les défenseurs et illustrateurs des trois ou quatre grandes théo- ries de l’art paléolithique ont érigé leurs thèses sur des faits réels mais aussi, à des degrés divers, sur des éléments extraits plus ou moins consciemment de contextes idéologiques extérieurs à la discipline. Il est en effet facilement admissible qu’une œuvre artistico-religieuse rupestre puisse contenir des dimensions à la fois magiques, sous quelque forme interventionniste que ce soit, et mythologiques, avec le souhait d’inscrire une action volon- tariste dans un discours sacralisé, convenu et connu de tous, dans lequel spiritualité, superstition, mythologie et pratique magique peuvent mêler, avec des participations variables, leurs apports réciproques pour conditionner des « états » religieux très divers et des cultes qui le sont encore bien davantage. Ces composantes essentielles, certainement présentes dans la plu- part des systèmes religieux, se nourrissent les unes des autres ; elles résultent d’une mosaïque d’idées et de comportements spirituels plus ou moins élevés et distincts, intégrés selon des proportions variables à la représentation finale, en fonction de l’histoire spécifique de chaque groupe au sein de milieux de vie très divers, de son propre génie créateur et de celui de ses « artistes ».

Parmi les préhistoriens, les diverses positions ont fait l’objet de débats dont la vigueur montre que celles-ci, loin d’être contra- dictoires, se complètent : interventions magiques dans le do- maine du surnaturel et tradition mythologique peuvent en réa- lité fort bien se compléter dans une seule et même démarche. Le groupe social soumis aux constantes de son histoire et de ses traditions, au jeu de ses rapports avec les groupes sociaux voi- sins, soumis également aux contraintes de son environnement ainsi qu’à la dynamique des rapports internes entre les divers segments du groupe, effectue de nouvelles expériences qui, par analogie avec des situations passées réelles ou imaginaires connues de tous, réactivent des souvenirs partagés. Le groupe revisite ainsi en l’actualisant le fonds mythologique, en tout ou partie (récits mythologiques, contes et légendes, récits en fragments, anecdotes…), au travers duquel il identifie l’image de son propre passé. Cette construction «historicisante » est en

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réalité une reconstruction collective en fonction du contexte et du moment de la narration, le tout constituant une « mémoire ethnique78» colorant le récit mythologique de particularités et variations de plus ou moins grande importance. Chaque société humaine possèderait donc des cadres mémoriels spéci- fiques rattachés à des circonstances et des « lieux de mémoire » propres, à l’intérieur desquels le locuteur puis, pour nous, le plasticien introduisent tour à tour, à l’insu ou avec l’accord du groupe, leur propre vision des choses79.

En fait, seuls les travaux de Paul Ricœur sur les rapports entre le temps et le récit, trop amples pour pouvoir être intégrés succinctement à ce propos, seraient en mesure de donner la dimension exacte d’une question dont les aspects fondamen- taux seront repris lors de travaux ultérieurs. Pour l’éclairage immédiat de notre sujet, les propos de cet auteur sont précis sur la fonction narrative et, notamment, sur les contraintes sémio- tiques de celle-ci. Elles conditionnent la production même des récits. Paul Ricœur préconise, lui aussi, de prendre exemple sur les méthodes de la linguistique afin de « dégager dans un langage donné le code du message » en reconnaissant la place prépondérante de l’ensemble par rapport aux parties et en admettant une construction hiérarchique allant du signe au récit. Il identifie ainsi, par ordre d’importance, les fonctions80 ou segments d’actions81, actions ou actants82, et narration83. Max Raphaël, précurseur de génie, notait que lorsqu’une so- ciété dispose à la fois d’une idéologie et d’un art complexe et élaboré, il y a de fortes probabilités pour que cette expression plastique soit la traduction en images de cette idéologie ; il serait donc « possible de reconstituer le cheminement de l’ar- tiste qui, partant des contenus idéologiques, est parvenu à leur expression formelle, et donc de reconstruire l’idéologie à travers

78. Leroi-Gourhan, 1965a, p. 63-76. 79. Candau, 2005, p. 72.

80. Propp, 1970. 81. Greimas, 1970.

82. Barthes, Kayser, Booth et Hamon, 1977. 83. Ricœur, 1983.

l’art et ses formes84 ». De manière à la fois plus restrictive et réaliste, considérons dans cette ambition que le mythe et le récit mythologique grâce auquel il s’exprime sont les éléments constitutifs de l’« idéologie » de cet auteur. La difficulté consiste à dépasser ces deux niveaux d’analyse, d’en faire la synthèse pour les faire déboucher dans une dimension nouvelle. Georges Sauvet y contribue en faisant part de sa conviction que «mythe et art rupestre, en utilisant des véhicules différents répondent aux mêmes besoins ». Il note que l’on « doit par conséquent s’attendre à ce que les structures universelles de la pensée my- thique, telles qu’elles ont été étudiées par Claude Lévi-Strauss (1959), transparaissent également dans un mode d’expression graphique85 ». On ne saurait mieux dire si ce n’est en essayant, à partir de sources documentaires appropriées, de poursuivre la réflexion jusqu’à son terme.

De beaux développements de ce principe ont déjà été donnés au travers de la confrontation des caractères essentiels de l’art gravé des massifs centraux sahariens : Tassili-n-Ajjer, Ahaggar, Tadrart algérienne, Acacus et Messak. Dans ce dernier massif, les théranthropes y opposent, valeur contre valeur86, les détails de leur figuration (anatomie, vêtements, accessoires…) conçus comme éléments artificiels de valorisation ou d’intensification de contrastes culturels, à l’exemple célèbre des masques indiens de Colombie britannique87. Leur répartition dessine des aires distinctes contiguës ; elles mettent en évidence des commu- nautés voisines, semblables au point de puiser dans un même fonds mythologique, mais de ce fait d’autant plus soucieuses de se distinguer l’une de l’autre. Selon Claude Lévi-Strauss, les règles de transformation « émergent à la surface, comme manifestations visibles de lois qui gouvernent l’esprit des gens d’une tribu entendant des voisins raconter un de leur mythe. Ils l’emprunteront peut-être, mais non sans le déformer par l’effet d’opérations mentales dont ils ne sont pas les maîtres88».

84. Raphaël, 1986, p. 202. 85. Sauvet G. et S., 1979, p. 352. 86. Le Quellec, 2002, p. 7-17 et 2003. 87. Lévi-Strauss, 1979 (1re éd. 1975).

35 Ce serait donc globalement en transformant les récits mytho-

logiques des sociétés voisines que les membres d’un groupe forgeraient les leurs89.

Pour l’archéologue de la paroi ornée, le recensement des res- semblances entre les mythes est un travail assez aisé lorsque ces derniers sont exprimés par l’image ; celui des oppositions l’est beaucoup moins, et le cas identifié plus haut au Messak, avec beaucoup de discernement, est exceptionnel dans la mesure où l’on ne dispose que fort rarement de l’illustration simulta- née des deux faces opposées du même mythe90. L’art rupestre marque indéniablement, de fait, des territoires; d’aucuns d’ail- leurs pensent qu’il a été conçu intentionnellement à cette fin. Si cela n’a pas été le cas, ce qui est vraisemblable, il en assure actuellement le rôle aux yeux des archéologues.

Pour le même secteur nord-est des massifs centraux sahariens, Savino di Lernia propose une approche quelque peu diffé- rente de l’art rupestre. Certainement pragmatique et prudente, moins ambitieuse aussi, elle n’est pas contradictoire des ap- proches structuralistes. Elle les prépare et les complète. Tout en soulignant sa redevance aux travaux d’Augustin Holl, ce chercheur émet l’idée d’effectuer, « dans l’hypothèse d’un art vériste », une analyse ethnoarchéologique des figurations ru- pestres s’attachant, par exemple, au nombre moyen de bêtes par troupeau, au fait que ceux-ci soient ou non accompagnés de pasteurs, à l’âge et au genre de ces derniers, à la répartition des bêtes par sexe, etc. Mais comme ceux d’Augustin Holl, ses travaux remarquables prennent délibérément le contre-pied de l’approche « crypto-structuraliste motivée par la recherche d’invariants culturels », en faisant remarquer – non sans rai- son – que les apports majeurs sont essentiellement ceux des archéologues de terrain et des géoarchéologues qui ont étudié l’art rupestre saharien comme une partie d’un ensemble ar- chéologique plus vaste, «s’attachant notamment à définir des modes de

89. Salmon, 2013, p. 11. 90. Le Quellec, 2003b.

vie des populations concernées91». Deux grands ensembles chrono- culturels ont été identifiés dans l’Acacus. Le premier est formé par un « Pastoral » ancien et moyen, remontant à la fin du VIIemillénaire (calBC) et durant lequel sont pratiqués l’élevage des bovins et la récolte de céréales sauvages ; le second corres- pond au « Pastoral » final, caractérisé par l’élevage des ovins et une mobilité très élevée, entre le début du IVe et la fin du IIemillénaire, au cours d’une période déjà aride92. Les axes de transhumance au cœur de l’Acacus central mis en relation car- tographique avec la distribution des sites d’occupation stricte et des stations d’art rupestre, montrent bien l’étroite dépendance des deux types de témoignages archéologiques à l’égard des voies naturelles de circulation et des terrains de parcours93. Cette analyse, qui ne parvient pas à son terme dans la mesure où elle se limite à la superficialité des représentations, pointe cependant de manière très remarquable les aspects fondamen- taux dont l’archéologie est une excellente pourvoyeuse, notam- ment sur les données du contexte environnemental : milieu physique, régime climatique, pratiques socio-économiques, soit en fait l’homme dans son cadre de vie, dans ses relations avec son environnement et avec ses semblables.

La nécessité d’intégrer les données historiques et écologiques fournies par le contexte du groupe social a été soutenue par Claude Lévi-Strauss lui-même. C’est là l’une des conditions indispensables pour espérer comprendre tant les raisons pro- fondes de la formation du mythe que ses manières d’être et son fonctionnement. Dans le domaine de l’étude de l’art rupestre d’Afrique du Sud, Tilman Lenssen-Erz, de manière tout à fait innovante pour l’archéologie, souscrit de son côté à ce principe en déclarant que, sans postuler un déterminisme écologique (complet94), on peut s’attendre à ce qu’une bonne partie de leurs pensées aussi bien que leur organisation sociale aient été

91. Je souligne ; Di Lernia, 2002, p. 93-106. 92. Cremaschi et Di Lernia, 1999. 93. Cremaschi et Di Lernia, 1998.

94. La traduction française emploie le mot « compréhensif », ce qui n’a guère de sens. Les mots « complet » ou « total » paraissent plus appropriés.

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le souci d’un environnement favorable qui se limite à « l’absence de crise95». Ces remarques, formulées au sujet des chasseurs- collecteurs du Brandberg et de la « crédibilité écologique » de leur art, s’appliquent sans réserve à toute autre expression de même nature mais d’âge différent ; elles pourraient fort bien s’appliquer bien sûr au détail des représentations au travers des notations éthologiques mais aussi, comme l’envisage plus ou moins explicitement l’auteur, dans l’ensemble des activités, rites et cérémonies, ou «dans d’autres types de rapports formels dans lesquels la peinture avait une part ».

L’homme du Néolithique saharien qui nous préoccupe appar- tient avant tout à une « espèce communicante qui se définit désormais par la genèse, la propagation et la transmission de représentations de cerveau à cerveau au sein du groupe 96 ». Le langage, en permettant l’expression fine de la pensée et son enregistrement sous forme mémorielle, a également fourni la possibilité d’extraire et de conserver les souvenirs sous forme de signes à l’extérieur de son cerveau. Cette sorte de première extension de la mémoire était néanmoins limitée tant par les capacités quantitatives de la mémoire, réduites à « l’empan mnésique97» conditionnant l’étendue de la culture orale elle- même, que par la qualité du souvenir retrouvé, revisité et trans- formé en fonction des contraintes et nécessités du moment98. L’écriture a constitué une deuxième extension de mémoire, anémiant certainement la première forme par déclin de l’exer- cice de mémorisation. Son immense avantage est de donner à la chose ainsi enregistrée une fiabilité infiniment plus grande. L’écriture a toutefois une histoire comportant des phases in- ternes se manifestant sous des formes et des degrés variables selon les besoins de mémorisation et d’expression ressentis par les divers contextes culturels. L’art rupestre, quel qu’il soit, est une forme de notation qui se rapproche de l’écriture et, dans certains cas, l’annonce. D’une très grande abstraction dans l’art paléolithique, la progression de la narration et son expansion

95. Lenssen-Erz, 1996, p. 468. 96. Changeux (dir.), 2003. 97. Candau, 2005, p. 16-22. 98. Goody, 1978 et 1986.

extraordinaire dans l’art des massifs centraux sahariens, le réa- lisme des graphismes mais aussi le haut degré de complexité et d’élaboration des compositions rendent encore intelligible une partie au moins du message contenu. Risquons ici l’hypothèse que les représentations rupestres aient permis de conserver la mémoire des transactions et des échanges à laquelle il pouvait être fait appel en cas de différend voire de conflit.

Ces quelques orientations guident la présente réflexion.

De la paroi ornée au mythe

La démarche conduisant de la paroi ornée à l’étude socio-cultu- relle, au Sahara comme ailleurs, suit dans un premier temps ces mêmes voies pour la description des panneaux, mais connaît ensuite des développements spécifiques empruntant à l’histoire de l’art et à l’anthropologie sociale et culturelle quelques-uns de leurs principes méthodologiques. En raison du caractère quel- quefois explicitement narratif de l’art préhistorique saharien, la réflexion prend en considération les caractères spécifiques des récits mythologiques tels qu’ils ont paru se dégager des obser- vations et enseignements des spécialistes de l’anthropologie. L’erreur est possible simplement par ignorance éventuelle du détail de ces travaux et de leurs avancées récentes. Tout est donc discutable hormis le principe méthodologique qui est le postulat de base de cette étude, selon lequel l’art rupestre est pour l’essentiel l’expression en image de récits mythologiques préhistoriques.

Après le souhait formulé par Franz Boas d’entreprendre « une description de la vie, de l’organisation sociale, des croyances et des pratiques religieuses d’un peuple, telles qu’elles appa- raissent dans leur mythe99», Claude Lévi-Strauss souligne le risque d’une tentative de cette nature. « La relation du mythe avec le donné est certaine », note-t-il, « mais pas sous forme de re-présentation [sic]. Elle est de nature dialectique, et les ins- titutions décrites dans les mythes peuvent être inverses des

37 institutions réelles100. » La mise en garde, à double usage, est

fondamentale.

La phase du relevé (photographies, croquis, descriptions, res- titutions) est totalement fondatrice de la réflexion de l’archéo- logue, en premier lieu parce qu’elle permet de connaître inti- mement l’œuvre étudiée, souvent au prix de longues séances d’observation et de restitution sur le terrain et en laboratoire. Ainsi appréhendée, l’œuvre laisse parfois percevoir un peu des intentions de son auteur, au travers de ses thèmes icono- graphiques et des modalités de leur association ; seule cette démarche contraignante est susceptible d’entrouvrir la porte conduisant au-delà de l’immédiatement visible et de donner accès à un réseau de liens qui unissent les données archéolo- giques issues du contexte général aux manières de voir et aux manières de comprendre cet art sans parole ni mode d’emploi. C’est en tenant compte de ces deux exigences, distinctes car constituées en réalité de phases entremêlées de déconstruction et de reconstruction de l’œuvre étudiée, qu’est présentée la synthèse qui suit.

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