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Apparition de la perspective : Jabbaren (Tassili-n-Ajjer, Algérie) et le thème central

Dans le document Les Trois Bergers (Page 86-90)

bovidien

À Jabbaren (littéralement « Les Géants »), où les figures « Têtes Rondes » sont nombreuses, apparaît l’une des œuvres les plus anciennement connues et démonstratives d’une représentation typique du Bovidien225 (fig. 44).

Classiquement, le panneau expose ce que nous pouvons consi- dérer comme le thème central de ce contexte : un troupeau de bovins en marche (assez souvent de la gauche vers la droite, même si des exemples inverses existent également), ici accom- pagné de personnages assimilables à des bergers, au moins pour les humains marchant dans le même sens que les animaux. Ce beau panneau peint de Jabbaren, en totale rupture pictu- rale avec les ensembles « Têtes Rondes », nous montre la nou- veauté d’une remarquable mise en profondeur en une sorte de perspective cavalière, ou « pseudo perspective d’échelon- nement vertical sur la surface226 » ; chaque unité graphique (animal ou humain), en masquant partiellement le sujet placé derrière, matérialise les divers plans d’un espace considéré en perspective vraie. Cette « perspective parallèle », attestée dans de multiples exemples fournis par l’histoire mondiale de l’art, fait apparaître des motifs de taille non décroissante, quelle que soit leur position sur les plans successifs. Cette disposition, quoique partiellement fautive, permet néanmoins à l’« air » de circuler entre les différentes masses animales, donnant ainsi sa profon- deur à l’image. À Iheren, les brebis et les chèvres organisent

225. Lhote, 1966. 226. Panofsky, 1975, p. 84. Figure 44 – Jabbaren (Tassili-n-Ajjer, Algérie). Détail : troupeau

85 près de 35 plans successifs dans leur juxtaposition de bas en

haut, donnant ainsi aux tentes du campement l’espace qui leur revient. Celui-ci est laissé vide sur la sélection partielle faite à partir du relevé de Pierre Colombel (fig. 45).

Dans le détail, on note quelques maladresses ponctuelles, qui placent un animal plus éloigné en dessous, et non au-des- sus d’un animal plus proche. C’était déjà le cas au début du Paléolithique supérieur européen, comme le montre le pan- neau des rhinocéros de la grotte Chauvet-Pont d’Arc. Cette capacité à traiter l’espace chez les Aurignaciens, lorsqu’ils l’ont souhaité, indique clairement que le mode de représentation est culturellement déterminé par des cadres généraux de la pensée et qu’il ne dépend nullement d’un évolutionnisme pic- tural additionnant les progrès aux progrès, processus qui peut

se concevoir dans la vie d’un individu mais pas dans un cycle culturel de plusieurs millénaires. Sur ce panneau apparaissent également des entorses à la logique, qui contredisent les lois de la perspective cavalière et permettent à deux rhinocéros, représentés par leur grande corne, d’apparaître en dessous de l’animal principal de cette mise en profondeur (fig. 46). L’histoire de l’art paléolithique nous indique que la distinc- tion des plans, y compris pour la différenciation latérale des membres, ne réapparaît que vers la fin du Solutréen. Selon ce que nous indiquent les gravures de rennes sur os d’aigle de la grotte de la Mairie à Teyjat (Dordogne) ou encore les gravures de chevaux de la grotte de Faycelles (Lot), montrant la transfor- mation du regard survenue au Magdalénien, il est permis de s’interroger sur ce que serait devenu le réalisme magdalénien, « réalisme photographique» pour certains, si le radoucissement généralisé du climat n’avait interrompu cette nouvelle manière de représenter et donc de concevoir le monde.

Figure 45 – Iheren (Tassili-n-Ajjer, Algérie). Détail : troupeau de chèvres et de brebis (d’après un relevé de P. Colombel, mission H. Lhote).

Figure 46 – Grotte Chauvet-Pont d’Arc (Vallon-Pont-d’Arc, Ardèche). Détail : rhinocéros en perspective (cliché : C. Fritz et G. Tosello).

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Dans certains sites sahariens, il est possible de se demander s’il n’y a pas dans cette entorse aux lois de la perspective une volonté particulière de traiter des rapports entre animaux et donc entre les représentations mentales, absconses pour nous, qu’ils incarnent. Certaines particularités sont en effet éton- nantes, comme l’absence de patte lorsque celle-ci risquerait de se superposer au corps d’un autre animal ; c’est le cas à Timidouine 8227, où un bœuf voit ses membres disparaître sans raison apparente, un peu au-dessus du jarret pour les membres postérieurs et à hauteur du coude, c’est-à-dire au niveau de la cage thoracique, pour les membres antérieurs (fig. 47). Sur la paroi même d’Iheren, la présence de huttes, ou tentes, construit encore un peu plus l’aire au sein de laquelle se dé- veloppe la scène et se déroule l’action principale. Celle-ci, quoique évoquée de manière moins énigmatique que dans l’horizon « Têtes Rondes », est réduite à sa forme essentielle et demeure principalement allusive (fig. 48).

227. Carl et Petit, 1953.

L’évocation de l’action paraît avoir bridé le dynamisme gra- phique du peintre, pourtant lancé dans le détail de sa composi- tion et de ses dessins vers une nouveauté étonnante. Il manque peu d’éléments pour faire de cette composition une véritable scène d’extérieur : l’indication du sol par quelques végétaux ou rochers et une ligne d’horizon, proche ou lointaine, suffiraient. La représentation du réel, ou sa suggestion, n’était pas encore totalement dans les objectifs de l’artiste bovidien. La transfor- mation dans ses limites n’en témoigne pas moins cependant d’une assez profonde révolution.

Le relevé du panneau de Takededoumatine (fig. 49) montre un campement déjà bien formé. Les tentes, ou huttes, limitent sur la gauche l’espace de la représentation au sein duquel apparaissent l’aire à vivre, avec des personnages en conver- sation ou occupés à des tâches diverses, une longue corde à veaux et un espace de stabulation libre ouvert sur la droite.

Figure 47– Timidouine8 (Hoggar, Algérie). Panneau rassemblant bovidés et anthropomorphe (relevé : M. Barbaza, mission CNRPAH-TRACES).

Figure 48 – Iheren (Tassili-n-Ajjer, Algérie). Détail : campement (relevé : A. Holl, d’après H. Lhote).

87 Les veaux, juxtaposés en perspective, inscrivent les habitations

évoquées sous forme d’anneaux circulaires dans la profondeur du « foirail ».

Les dispositions sont très semblables à Ouan Bender. Les veaux sont placés à proximité des habitations mais une corde à veaux, encore vide de tout animal, semble avoir été préparée dans l’attente d’une arrivée prochaine de bétail, très importante si l’on en croit la trentaine de boucles de maintien prévues sur le lien. Un décompte semblable s’impose à Tissoukaï228.

La corde à veaux est beaucoup plus modeste à Séfar229, malgré l’importance du grand troupeau qui rassemble près de 70 ani- maux, mais il est aussi possible qu’elle ne réunisse que le bétail déjà installé dans le campement ; de nouveaux arrivants ren- forcent sans doute les promesses d’accroissement du troupeau.

228. Lajoux, 2012, p. 152 et 153. 229. Lajoux, 2012, p. 142 et 143.

Dans cette grande scène, il est intéressant d’observer que les habitations ont été figurées près d’irrégularités de la paroi, cer- tainement pour évoquer l’installation des tentes à proximité d’un relief protecteur. Les représentations sur d’autres sites reprennent des implantations analogues230.

Indéniablement, comme pour l’art de l’Europe gothique an- nonçant celui de la Renaissance, la distinction marquée entre l’image « Têtes Rondes » et la représentation bovidienne relève de conceptions du monde profondément différentes. Pour s’en convaincre, il suffit de constater, au-delà des divergences de style et de thème pictural, l’étrangeté irréaliste de certaines « énigmatiques couches de peintures», pour reprendre l’expres- sion de Jean-Dominique Lajoux qui les a bien observées et nous en offre d’excellentes photographies. Les parois ainsi concer- nées présentent à l’observateur moderne un entremêlement de figures isolées et de sujets composés comme des frises de mouflons ou des suites de personnages, sans qu’il soit possible de percevoir une quelconque logique d’exécution autre que la superposition, voire l’imbrication des figures. Comme le fait remarquer avec justesse Jean-Dominique Lajoux, l’examen des superpositions est lui-même trompeur car il est bien souvent difficile d’établir l’ordre d’exécution des figures231. On peut supposer soit, comme le fait cet auteur, que l’artiste s’est ingénié à entremêler ses traits, soit que le contact des divers pigments colorés, de composition physico-chimique forcément différente, a engendré des interactions brouillant l’ordre réel des dépôts. Il n’est pas certain qu’un relevé méthodique, associant dès le terrain archéologues et géochimistes établissant à la suite d’un travail approfondi une véritable cartographie des pigments, des tracés et des superpositions, aboutisse à des résultats probants. Pour autant que cette tâche puisse être menée à bien dans les conditions de travail des plateaux du Tassili-n-Ajjer, elle don- nerait une certaine idée des circonstances de formation de ces ensembles et peut-être, au-delà, un éclairage sur les intentions de ceux qui en ont été les auteurs. En ne retenant pour l’instant

230. Lajoux, 2012, p. 202 et 203. 231. Lajoux, 2012, p. 214 et 215. Figure 49– Takededoumatine (Tassili-n-Ajjer, Algérie). Panneau

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que ce qui semble ressortir de ces étonnantes surfaces, il existe dans la couche picturale indifférenciée quelques grandes com- positions dont la structure renvoie à celle d’ensembles cohé- rents reconnus ailleurs. Elles ont été ici volontairement super- posées dans une succession de représentations – on n’ose parler de scènes en raison de l’irréalisme de leurs motifs –, comme si l’on avait voulu enchaîner sur une surface propice une série d’évocations significatives en une forme de narration dont, bien sûr, nous avons perdu la substance. En complément de la photographie, et non pas en concurrence avec elle, le relevé analytique s’impose pour mener à bien, strate picturale après strate picturale, une véritable archéologie de la paroi ornée. Représentations « Têtes Rondes » et bovidiennes renvoient, toutes deux, à un imaginaire collectif structuré autour de mythes graphiquement synthétisés et mis en scène sous des formes expressives et significatives pour leurs créateurs et, vrai- semblablement aussi, pour ceux qui les regardaient. Chacune des deux formes relève cependant d’environnements mentaux très sensiblement différents : parfois inquiétants, mystérieux, ésotériques pour les premières, avec leurs créatures fantastiques et leurs représentations anthropomorphiques disproportion- nées ; à dimension totalement humaine pour les secondes, y compris dans le traitement de l’espace, parfois au point de paraître relever de la narration banale, quotidienne et domes- tique, décourageant devant tant d’évidences ethnographiques une approche anthropologique des mythes dont les panneaux bovidiens sont l’expression graphique. Que de différences claires, même sans grande analyse psychologique ! Resterait à les comprendre et à les justifier par leur insertion dans leur époque respective, de la même façon que les inquiétudes du haut Moyen Âge, nourries des incertitudes de la vie et ali- mentées des très vieux mythes mal intégrés au christianisme, ont cédé devant le sourire de l’ange de Reims, qui apporte au

XIIIe siècle la promesse de la vie. Le monde, encore pour long-

temps tout imprégné d’une religiosité omniprésente, commence cependant à être perçu à l’aune de l’humain : les forêts reculent, les nouvelles techniques agricoles apportent quelques surplus

alimentaires, les échanges prospèrent et les villes se développent en même temps qu’un nouvel élan démographique232. Quoi donc entre la période des «Têtes Rondes» et le Bovidien ? Et d’abord, quels rapports de dépendance les deux ensembles peuvent-ils entretenir entre l’hypothèse d’un fort écart chro- nologique et celle d’une succession sans discontinuité autre que formelle entre les deux ? Enfin, quels changements pour quelles conséquences dont l’essence a été saisie, telle que nous la percevons, par l’art des mythes ?

L’iconologie chère à Erwin Panofsky est la seule à pouvoir suggérer des réponses possibles à ces interrogations. Avant d’en proposer quelques-unes, il convient d’examiner la vie des formes au Sahara central et non plus au seul Tassili-n-Ajjer, tâche pour laquelle la Téfedest centrale, avec le monde « clos » du bassin-versant interne du Haut-Mertoutek, apporte, en une heureuse alternative documentaire, un éclairage décisif.

Des « Têtes Rondes » au Bovidien : une évolution

Dans le document Les Trois Bergers (Page 86-90)