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Il était une fois trois bergers »

Dans le document Les Trois Bergers (Page 158-160)

La fréquence d’apparition de trois personnages aux carac- tères constants, en groupe isolé comme à Ouan Tissemt1 ou à Tadjelamine, dans des contextes divers de rencontre et d’échange, ou encore dans des actions diverses comme à Iheren et Tikadiouine, indique sans ambiguïté la place particulière oc- cupée par ce thème. Notons que celui-ci n’est concurrencé en fréquence que par le troupeau, omniprésent. Ces trois person- nages, des bergers puisqu’ils sont fidèlement accompagnés de leurs brebis, constituent vraisemblablement un thème mytho- logique générique à valeur identitaire. À travers eux, on recon- naissait le récit, malheureusement perdu aujourd’hui. La repré- sentation des trois bergers comme des personnages hiérarchisés d’âge différent constituait, dans cet ordre de pensée, une figure ternaire permettant aux auditeurs du conte ou aux spectateurs des images de s’identifier à l’un d’eux et de se projeter dans la trame du récit. Son identification a permis d’étendre le champ de diffusion du « mythème » à l’ensemble du Tassili-n-Ajjer (où il est particulièrement bien attesté) et à l’Ahaggar.

En apparaissant avec suffisamment de caractères constants pour être clairement identifiée mais avec des différences de détail notables, cette figuration nous persuade encore un peu plus d’être effectivement en présence d’un thème iconographique très répandu au sein des populations du Bovidien, et cela sur une très large aire de répartition. La fréquence relativement élevée de l’apparition des trois personnages sur les parois in- dique qu’il s’agit d’une référence attendue à des faits et gestes remarquables accomplis par des personnages hors du commun. La capacité suggestive de la représentation est suffisamment forte pour pouvoir être utilisée indépendamment de toute autre mise en situation. Même si son essence mythologique paraît

1. Hachi et al., 2011.

bien résider dans l’association des trois personnages, immédia- tement révélée par la représentation graphique, il est important de présenter, en complément de cette association fondamen- tale, le détail de la scène suggérée par chaque figuration saisie dans ses particularités.

Les différences, bien réelles, peuvent sans aucune difficulté être considérées comme autant de variations du même segment mythologique (peut-être véhiculé pour tout ou partie sous la forme d’un conte) ; elles forment dans leur diversité et leur complémentarité un maillon de la narration généralisée d’un mythe qui, selon Claude Lévi-Strauss, est définie par l’accré- tion de toutes les versions perçues synchroniquement dans la diachronie du discours2. Les variations perceptibles au travers des différentes versions de la séquence peuvent être réduites et le discours général « lissé » par réduction du segment narratif à sa « fonction3».

Pour l’archéologue et l’historien de l’art, la charge sémantique du segment est déjà transcrite dans sa représentation et dans sa structure; les variations, parfaitement admissibles si l’on retient que le discours a transité et vécu dans le temps et dans l’espace, ne l’altèrent en rien. Ces changements et leur éventuelle récur- rence complètent la geste de ces personnages et nous font entre- voir quelle était leur quête. La diversité des situations peut en effet traduire des variations locales du thème principal en des sortes d’adaptations du récit sous-jacent à des circonstances et événements secondaires dont l’intérêt, réduit, n’est apprécié que par le seul groupe humain local. Elle peut aussi traduire une série d’événements survenus au cours d’un périple d’où émergent des instants forts, ou pouvant être considérés comme tels pour peu que leur évocation se manifeste avec quelques récurrences permettant de les remarquer.

Les particularités de l’habillement, sous la forme fréquente de peaux de bête, de la parure, parfois abondante, de la coiffure,

2. Lévi-Strauss, 1958, p. 249. 3. Propp, 1970.

157 assez compliquée, du port d’un rameau ou d’une sorte de

plumet tenu à la main et hérité de certaines représentations « Têtes Rondes », ainsi que l’association avec quelques bre- bis peuvent relever de l’un ou l’autre domaine, mais il s’agit semble-t-il davantage de détails permettant l’identification du thème que d’éléments traduisant sa fonction. Celle-ci pourrait mieux transparaître dans la notation, non systématique mais bien caractérisée, du thème de la montagne et de celui de la vache et son veau. Au registre des variations secondaires enregistrées par ce mythème, on note quelques traits curieux et originaux perceptibles au gré des figurations.

Assabaï (Hoggar, Algérie)

À Assabaï, dans l’Ahaggar septentrional4, les trois protagonistes,

qui portent un bâton de jet courbe et dont les corps sont couverts de peintures corporelles ou de tatouages, ou bien encore de scari- fications (fig. 105), sont en ligne et semblent se suivre.

Ils regardent dans la même direction, au prix d’une torsion dé- mesurée du cou. Impossible de préciser s’ils avancent en regar- dant en arrière, s’ils ont interrompu leur marche et s’apprêtent à faire demi-tour dans la direction qui retient leur attention, ou s’ils reculent. Dans ce dernier cas, cela renforcerait le rôle de guide du troisième personnage, le plus important si l’on en croit ses ornements corporels. À moins bien sûr que ce ne soit lui qui recule. Il est apparent que l’un d’entre eux, peut-être le plus âgé, joue un rôle prépondérant.

Dans l’ignorance de ce que la scène a pu représenter vraiment et signifier pour l’auteur de la composition, l’imagination prend le relais de l’analyse et suggère d’y voir une sorte de danse, alternant les déplacements rythmiques d’avant en arrière.

4. Muzzolini, 1995a.

Tédar (Tassili-n-Ajjer, Algérie)

À Tédar5 (ou Tidder6) (cf. fig. 144), les trois compères, en forma-

tion serrée et en déplacement rapide comme l’indique le compas très ouvert de leurs jambes, adressent un regard inquiet à la lionne bondissant dans leur direction. Leur attitude est semblable, mais s’ils ne diffèrent guère par leur ornementation corporelle faite de motifs géométriques, leur évocation graphique en trio permet de les distinguer, et donc, pour les observateurs de l’époque, de les identifier.

Le plus éloigné (le plus haut selon la mise en perspective) est le plus important par la taille, peut-être aussi le plus âgé et donc le « responsable» du groupe. Chacun d’eux est affublé d’une coiffure

5. Hachid, 2000, p. 70, fig. 68. 6. Hallier, 2010, fig. 13a et 13b.

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ou d’un couvre-chef différent : le « chef » porte une sorte de bon- net à sommet arrondi retombant vers l’avant, celui du milieu a les cheveux, s’il s’agit bien de cela, réunis en gerbe sur le sommet de la tête, tandis que le troisième porterait un simple bonnet en calotte. Outre la lionne, la composition se distingue des autres représentations intégrant les trois personnages (s’agit-il toujours de bergers ici ?) par la présence d’autres individus participant à la scène, s’inclinant devant le félin ou s’en écartant vivement. Subsidiairement, l’ensemble illustre une irruption soudaine dans un cercle d’humains.

Dans le document Les Trois Bergers (Page 158-160)