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Algérie) : du mythe à sa représentation segmentaire

Dans le document Les Trois Bergers (Page 129-133)

L’ensemble peint de Timalaïne-Timélouline se développe dans une cavité évidée à la base d’un gros bloc de granit de forme globulaire regardant au nord-ouest. La zone ornée s’inscrit dans une surface de 3 m sur 1,15 m. Son grand axe suit une diagonale descendante de gauche à droite (fig. 79).

Le sommet de la composition s’inscrit dans un retour de paroi vers l’avant. À l’extrême droite, un personnage est posé sur les traces d’un écoulement d’eau intermittent. À gauche, le rocher s’interrompt ; la zone ornée est proche de cette limite. Partie haute et partie basse ont été détériorées par des phénomènes dif- férents. En haut, des écoulements argileux ont nappé les figures qui n’apparaissent désormais que sous l’aspect de traces diffuses. La partie basse a été vraisemblablement dégradée par frotte- ment. Heureusement, le registre médian présente des conditions de conservation satisfaisantes, avec des figures bien visibles. Malgré les altérations, l’ensemble peint montre de très remar- quables qualités esthétiques. La composition repose sur une alternance ordonnée de valeurs sombres (bruns, rouges, viola- cés) et de valeurs claires (jaunâtres, ivoire). En illustration par- faite de cette étonnante organisation basée sur l’imbrication des figures, on note que l’attribut céphalique d’un bœuf blanc (B9) détermine la ligne cou-poitrail d’un grand bœuf sombre (Bs1). Le panneau, très homogène, est une composition de grands bœufs blancs disposés dans la partie haute et centrale, de bœufs sombres au centre et à l’avant, entre lesquels s’intercalent des bovinés de plus petite taille. Des taches sombres sur les bœufs blancs et des taches claires sur les bœufs sombres contribuent à rompre les rythmes introduits par les contours des animaux. Quelques ves- tiges de bovinés difficiles à caractériser apparaissent dans la partie basse. Deux personnages accompagnent ce troupeau, dont tous les

animaux sont tournés vers la droite. L’un de ces personnages est à l’avant du mouvement, tandis que l’autre, plus grand et plutôt vers l’arrière, tient un arc dans sa main droite et une tige dans la gauche ; un chien en mouvement le précède. Quatre silhouettes humaines rouges apparaissent en surcharge à l’extrême droite du panneau. Ces personnages font face au troupeau; évoqués par de simples silhouettes en tracé baveux, ils se superposent aux bœufs de tête et paraissent d’exécution plus récente. Malgré la surcharge évidente et les différences de style, ces personnages s’intègrent sans peine dans la composition générale, un peu comme si l’on avait voulu actualiser une scène ancienne en y intégrant de nouveaux éléments. Une longue description, inopportune dans ce cadre de travail, serait nécessaire pour rendre compte de la richesse en détails significatifs de cette composition. Au-delà de quelques remarques destinées à établir la réflexion, deux éléments fonda- mentaux retiennent l’attention. Le premier est constitué par la très remarquable homogénéité de la représentation du troupeau. La seconde tient dans la forte licence de l’artiste par rapport aux lois de l’éthologie alors que le principe qui gère la disposition des animaux en ordre de marche n’est pas ignoré de celui-ci. La place des veaux au centre du troupeau en témoigne.

Les bœufs

Le bœuf blanc B1, très dégradé, se réduit à une silhouette som- maire. Il est vraisemblable que le détail de ses caractéristiques ait été proche des deux suivants. B2 et B3, de facture voisine avec un tracé très net, ont une robe marquée de taches sombres irrégulières, dont une à la base du crâne. Leur originalité réside dans les cornes en position forcée, subparallèles sur leur longueur et croisées à leur extrémité. Il s’agit de la reproduction d’une dé- formation volontaire, dont la signification exacte nous échappe mais qui souligne un intérêt particulier porté à ces animaux. Le fait est également attesté par l’archéologie, notamment en contexte kerma moyen, dans une tombe datée d’entre 2149 et 1608 calBC qui renfermait 34bucranes normaux et 7têtes dont les chevilles osseuses des cornes avaient subi une déformation38.

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Figure79– Timalaïne-Timélouline (Tassili-n-Ajjer, Algérie). Panneau rassemblant bœufs et humains (relevé au trait et nomenclature : mission CNRPAH-TRACES ; restitution : cf. fig. 65).

129 Deux bœufs se caractérisent par une tache marron foncé en

forme de π qui marque la base de la tête et le sommet du cou. Sous les grands bœufs blancs, peut-être sous leur protection, deux animaux sans corne (B13 et B14), vraisemblablement des veaux, sont placés au centre du troupeau. Par cette notation éthologique, l’artiste a reproduit ici le comportement naturel des bovinés tant au repos qu’en déplacement. Ils portent les mêmes taches sombres que les sujets adultes.

Bœuf à robe foncée

Un animal central (Bs1) n’est visible que par contraste avec les couleurs claires de ses congénères environnants. La couleur de sa robe est celle de la paroi. Il est impossible de préciser s’il s’agit d’un procédé d’artiste exprimant l’animal par réserve colorée et contraste, ou si un pigment initial a disparu. Cet individu est pourvu d’un imposant attribut céphalique de cou- leur marron-rouge. Ses pattes antérieures sont remarquables ; la gauche, dont l’extrémité est très détaillée (sabot ovalaire, onglon), est exprimée par une mise en réserve identique à celle qui prévaut pour le corps, tandis que la droite, au tracé fin, a été obtenue par enlèvement de la matière blanche constituant la robe du bœuf blanc. La quasi-totalité des bœufs sont mar- qués d’une tache rouge sur l’encolure.

Les deux humains sont intégrés physiquement au troupeau. Il s’agit du berger et de son aide. Le premier (H1), armé d’un arc et d’un bâton, est accompagné d’un chien (C1).

Poursuivre le commentaire de la scène implique de s’éloigner d’une description analytique des figures et d’entrer dans une réflexion forcément subjective, prenant en compte des qualités esthétiques, réelles ou supposées dont l’importance et plus encore le rôle peuvent varier selon l’observateur. Le but ici n’est pas, bien sûr, de proposer une interprétation de l’ensemble figuré. Même si certains développements s’apparentent à ce dessein inacces- sible, le but recherché est de souligner la complexité d’une œuvre qui, selon un réel parti pris, ne peut se satisfaire d’une lecture

univoque et rapide : un troupeau de bœufs que l’on mènerait au pâturage. Le parti pris est que la représentation, comme toute expression «artistique» des peuples sans écriture, renvoie pour l’essentiel – au sens fort du terme – au surnaturel. Il est évident, ici comme ailleurs, que la composition intègre des notations réa- listes extraites de la vie quotidienne, auxquelles il est cependant impossible de réduire ces peintures. Ces dernières ainsi consi- dérées ne seraient alors que de plaisantes mais naïves restitu- tions du réel, curieusement limitées à quelques registres narratifs inlassablement repris. Codifié par le groupe social39, le talent de l’artiste a vraisemblablement servi à évoquer un monde imagi- naire, peuplé de créatures sacrées, nourri de mythes et peut-être proche des principes divins. Confronté à l’ampleur du récit, à sa complexité et aux détails qui en font sa richesse, l’artiste plasti- cien, à la différence du conteur, n’a pu faire mieux que de «signi- fier l’objet » de sa représentation, ainsi que l’a enseigné Claude Lévi-Strauss40. Tous ces éléments, reconnus et dénommés avec des possibilités presque infinies de combinaisons, sont autant de récepteurs potentiels de symboles et de vecteurs de sens. À l’archéologie, soumise au devoir de décrire mais forte de ses interrogations, revient donc la charge de rechercher et de mettre en évidence cette complexité. Au-delà d’une apparente simplicité, Timalaïne-Timélouline offre plusieurs particularités qui incitent à ne pas s’en tenir à une approche superficielle. Contribuent à cette impression la composition et le mode insolite de regroupement des figures, le « jeu » contradictoire des valeurs sombres et claires, l’agencement des figures au sein de l’ensemble, les relations entre elles appréciées au travers des contacts, juxtapositions, imbrica- tions, superpositions, proximités et évitements, de la diversité des cornages et de l’arabesque des cornes, la présence fort curieuse d’animaux monstrueux placés dans la partie basse de la compo- sition et, enfin, l’usage des contrastes de couleurs. Par amusement ou par souci esthétique, ou encore par codification porteuse de sens, l’auteur a volontairement introduit des discontinuités et des

39. Muzzolini, 1995a. Le résultat de cette pression est assimilable au concept des « écoles » d’Alfred Muzzolini.

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juxtapositions contrariant la représentation figurative comme pour bien exprimer le caractère métaphorique de la composition. En ce sens et sans vouloir aller au-delà du simple exemple hypothétique, il serait possible d’y voir une transposition imagée d’un groupe humain avec ses différentes catégories sociales (familles, clans…), réalisant ainsi de fait une intégration réussie de la composante animale – que nous savons essentielle – et de la dimension hu- maine du récit qui est, bien sûr, fondamentale. Leur évocation graphique simultanée aurait ainsi permis de concentrer la subs- tance du mythe, celui-ci étant intelligible dans sa totalité pour les spectateurs avertis de son contenu (et sens) par les récits et contes de la tradition orale. Cette dimension nous est ici, pour autant qu’elle puisse être imaginée, parfaitement inaccessible.

Ainsi considérée, la composition qui intègre des éléments em- pruntés au réel n’est pas réaliste. Le détail de cette énumération rend en fait possible la constitution de cette fresque en allégorie intégrant allusions, symboles et métaphores, dont la portée et le sens profond, à jamais perdus, pouvaient autoriser, en fonction du niveau de connaissance du spectateur, une lecture plus ou moins élaborée. Elle procéderait par associations volontaires et, par hypothèse, significatives. Dans le vivant, nul bovin placé au sein d’un troupeau homogène ne se positionne spontanément, tant au repos qu’en déplacement, selon les particularités de co- loration de sa robe, comme s’il recherchait des congénères qui lui ressemblent. La place est une affaire de hiérarchie animale et non d’apparence individuelle, d’ailleurs inconnue de chaque bête. Une conjonction peut bien sûr s’établir, mais sa fréquence obéit aux lois du hasard qui sont contredites ici. Invoquer une fai- blesse de la représentation ne paraît guère plus convaincant tant la composition est élaborée. Il s’agit certes d’un détail, mais il faut l’inscrire soit comme une maladresse répétée à quatre reprises au moins au sein d’un ensemble qui fait preuve par ailleurs d’une belle maîtrise artistique, soit comme une distribution volontaire s’affranchissant d’une réalité observée. Selon la plus grande pro- babilité, les regroupements dépendent de facteurs « culturels » dont la nature exacte est inconnue. Des détails moins évidents et relevés ici à titre d’exemple pourront servir à renforcer l’idée de l’existence de liens parcourant l’ensemble.

Le premier de ces éléments de réflexion est assurément le bœuf central, le plus grand, affublé du majestueux attribut cépha- lique et le seul dont les membres antérieurs ont été clairement représentés. Il doit son existence sur la paroi à la présence de ses congénères qui l’entourent, du moins d’après ce qu’il est possible d’en juger dans l’état actuel de la peinture.

Le problème est, dès ce moment au moins, de déterminer jusqu’où il est raisonnable de pousser la systématisation de l’observation et de la description. En d’autres termes, comment l’archéologie pourrait-elle différencier la disposition intention- nelle, liée à la recherche de sens et simple artifice plastique, la relation ordonnée et la disposition de hasard ? La tête de l’homme adulte est bien située et met en évidence le person- nage armé, mais le chien sombre est juxtaposé à une tache fon- cée avec laquelle il se confond. Habileté puis faiblesse formelle, ou exigences opposées de l’esthétique essentielle ?

Répondre à ces questions en privilégiant l’option maximaliste suppose que l’on admette le caractère cohérent, structuré et dis- cursif de l’ensemble peint. Cela suppose également d’admettre que les auteurs ont été capables d’exprimer et d’utiliser une pensée élaborée mettant en œuvre un niveau d’abstraction très élevé, intégrant un « appareil » symbolique coordonné fait de graphismes figuratifs qu’ils ont été capables, en définitive, de penser par l’intermédiaire de formes dans des formes. Nous ne serions pas loin, si tel était bien le cas, d’une sorte de système de notation de la pensée, c’est-à-dire d’une sorte d’écriture idéographique, sacrée selon toute vraisemblance.

Aller au-delà de la seule présomption et dépasser le doute qui s’impose suppose que soient satisfaites deux exigences complé- mentaires. La première est que les arguments fondant les inter- relations – c’est-à-dire les éléments de la syntaxe spécifique sup- posée – aient été rigoureusement établis par un relevé attentif suivi de vérifications scrupuleuses et systématiques. La seconde est qu’une récurrence des faits puisse donner naissance à un modèle en tout ou partie applicable à des œuvres analogues.

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Iheren (Tassili-n-Ajjer, Algérie). Le mythe

reconstruit : thèmes principaux, ornements et

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