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La Nuit juste avant les forêts

2. Argumentativité de la parole solitaire

2.2. Argumentativité des figures : voix argumentatives

2.2.4. Véhémence : envie de violence

Le personnage de La Nuit juste avant les forêts, comme nous venons de le voir, n’arrive jamais à mettre un point final à sa parole, parce qu’il se sent affreusement gêné par des circonstances inexplicables tout au long de son discours. L’opposition entre le désir de parler et des difficultés extérieures ou personnelles empêche le personnage de terminer ses phrases. Il en résulte que les mêmes paroles sont redites en boucle, d’où une répétition de plus en plus véhémente comme nous pouvons le constater dans le paragraphe ci-dessous.

alors, tout d’un coup, moi, j’en ai ma claque, cette fois ça y est, je ne me retiens plus, j’en ai ma claque, moi, de tout ce monde-là, de chacun avec sa petite histoire dans son petit coin, de leurs gueules à tous, j’en ai ma

claque de tous et j’ai envie de cogner, la bonne femme là-haut accrochée

à la rambarde, j’ai envie de la cogner, et l’Arabe qui se chante son truc pour lui tout seul, j’ai envie de le cogner, le raqué dans mon dos, au fin fond du couloir, la vieille givrée en face, j’en ai ma claque de leurs gueules et de tout ce fouillis, avec la fille en chemise de nuit, à l’autre bout de la station, qui continue de chialer, et moi, je vais cogner, j’ai

envie de taper, mec, les vieilles, les Arabes, les raqués, les murs de

carrelage, les rames de wagons, les contrôleurs, les flics, taper sur les

159 Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, op. cit., p. 51-52 : « je veux m’expliquer une bonne fois, […], je veux gueuler et pouvoir gueuler, […], si on n’est pas d’accord, si on ouvre sa gueule, il faut que l’on se planque au fond d’une forêt, et ils vous exterminent à coups de mitraillette dès qu’ils vous voient bouger, mais alors tant pis, je t’aurais dit au moins ce que j’avais à te dire, ici, je n’arrive pas, mais ailleurs,

dans une chambre où on passerait la nuit, une partie de la nuit, car je partirai avant

que ce soit le jour, avant que tu en aies marre, je partirai à temps ». [C’est nous qui soulignons en italique.]

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distributeurs, les affiches, les lumières, cette saloperie d’odeur, cette saloperie de bruit, je pense aux litres de bière que j’avais déjà bus et que j’aurais bus encore, jusqu’à ce que mon ventre ne puisse plus en contenir, je restais assis avec cette envie de cogner, mec, jusqu’à ce que tout finisse, jusqu’à ce que tout s’arrête, et alors, tout d’un coup, tout s’arrête pour de bon160.

Syntaxiquement, la composition du paragraphe résulte d’un mélange de répétitions et d’énumérations. D’abord, « j’en ai ma claque » et « j’ai envie de cogner » sont les deux éléments de la répétition, et « les vieilles, les Arabes, les raqués, les murs de carrelage, les rames de wagons, les contrôleurs, les flics, les distributeurs, les affiches, les lumières, cette saloperie d’odeur, cette saloperie de bruit » sont l’énumération des cibles d’attaques. La figure de répétition, en l’occurrence, exprime la colère furieuse et en quelque sorte un geste de violence, en se combinant avec l’énumération des cibles. Cette combinaison de la répétition et de l’énumération s’associe « à une rhétorique d’amplification »161 et à celle de véhémence dans le sens où le paragraphe est une représentation de l’émotion intense, voire paroxystique, et où l’image de la violence retarde toujours sa réalisation et manifeste à la fin son impuissance.

D’après Gilles Declercq, « la véhémence se définit donc comme intensité

oratoire non performative »162. Dans le cas qui nous concerne, ce sont la fureur et l’indignation du « je » qui expriment l’intensité émotionnelle. Et la fureur et l’indignation s’amplifient, en crescendo, à travers la répétition obsessionnelle et l’énumération qui assurent une unité profonde. Pourtant, la représentation de ces émotions intenses reste un simulacre de la violence, parce qu’elles ne mènent à aucune action sur ceux qu’elles apostrophent. Comme nous pouvons le remarquer dans la fin du paragraphe, le personnage admet que « je restais assis avec cette envie de cogner, mec, jusqu’à ce que tout finisse, jusqu’à ce que

160 Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, op. cit., p. 61-62.

161 Andrée Chauvin-Vileno et Mongi Maldini, « La Nuit juste avant les forêts, une parole sous tension », op. cit., p. 27 : « les répétitions lexicales s’associent à la syntaxe modulée de l’oral et à une rhétorique d’amplification ».

162 Gilles Declercq, « L’imprécation de Clytemnestre. Véhémence et performance sur la scène racinienne », Exercices de rhétorique [en ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 18 juin 2014, consulté le 3 mai 2015. URL : http://rhetorique.revues.org/99 ; DOI : 10.4000 /rhetorique.99, p. 6.

107 tout s’arrête, et alors, tout d’un coup, tout s’arrête pour de bon ». Il s’ensuit que le paroxysme du discours véhément, en fin de compte, met en scène une fureur impuissante et vaine du « je » qui n’arrive jamais à mettre un point final à sa parole.

Ainsi, la véhémence ne se contente pas d’une expression intense des émotions violentes, elle peut en revanche se comprendre comme une attitude provocante contre le monde extérieur, ce qui démontre la relation antagoniste entre le moi « je » et le monde.

En guise de conclusion de ce chapitre, il importe de remarquer que l’argumentativité dans La Nuit juste avant les forêts ne se trouve pas dans des arguments logiques qui sont très peu nombreux, mais dans les figures de rhétorique qui ont une force argumentative. Pour l’expliquer autrement, l’utilisation des figures de pensée comme un mode d’expression, assure l’argumentativité de cette pièce théâtrale. De ce point de vue, Reboul explique avec justesse les deux rapports que la figure entretient avec l’argumentation comme suit : « d'abord un rapport extrinsèque ; la figure facilite l'argumentation ; elle capte ou captive l'attention, imprime le souvenir, adapte le raisonnement à l'auditoire, etc. Ensuite, un rapport intrinsèque. La figure s'insère elle-même dans la trame de l'argumentation »163. Dans cette optique, les figures de rhétorique dans La Nuit juste avant les forêts ne se contentent pas d’embellir les phrases, mais elles permettent de rétablir la relation étroite avec le spectateur à travers leur argumentativité. Il se pourrait que le double rapport de la figure ressemble à la double énonciation théâtrale, c’est-à-dire une double dialogie interne et externe. Parallèlement, avec les notions théâtrales « intrascénique » et « extrascénique », Gilles Declercq met en relief la différence entre la dramaticité et la théâtralité :

Dramaticité s’entendra au sens aristotélicien du “système des faits”,

principe de concaténation causal des événements (sunthesis tôn

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pragmatôn) qui convertit la fable en drame. […] Théâtralité s’entendra

consécutivement par opposition à dramaticité. Celle-ci est relative à l’action ; celle-là, au regard. La dramaticité est une problématique structurale intrascénique. Inversement, la théâtralité est d’ordre extrascénique ; elle a pour fin et origine le spectateur tel que le dispositif

théâtral le constitue en déterminant l’étendue et la modalité de son

regard164.

Ainsi entendu, La Nuit juste avant les forêts, dépourvue d’action, au sens aristotélicien, ne relève manifestement pas de la dramaticité, mais plutôt de la théâtralité dans le sens où le quasi-monologue koltésien s’adresse directement au spectateur, ce qui permet d’établir une communication extrascénique entre la scène et le spectateur. Par ailleurs, les figures de rhétorique tiennent à impliquer le spectateur et donc, démontrent l’argumentativité et la théâtralité du monologue. L’apostrophe, par exemple, une des figures principales de cette pièce démontre clairement que la théâtralité est d’ordre extrascénique. L’apostrophe dans cette pièce se fait généralement à travers le « tu » et le « vous » et cette valeur déictique de l’interpellation in absentia n’est actualisée que par la présence du spectateur dans la salle de spectacle. Le spectateur est donc fortement impliqué dans l’interpellation du « je ».

Du fait de la mise en panne de l’action aristotélicienne, l’attention du spectateur se focalise sur la parole du personnage « je ». Donc, dans La Nuit

juste avant les forêts, c’est la parole qui provoque une action et reste le seul

moyen d’action. Pour le « je », « parler est l’unique moyen de rester en contact »165 avec le « tu » et le spectateur, ce qui nous rappelle la célèbre formule de de l’abbé d’Aubignac : « Car là parler, c’est agir ». La théâtralité de la parole est dans l’argumentativité de la parole et cette théâtralité de la parole se poursuit dans les œuvres koltésiennes ultérieures.

D’après Gilles Declercq, la théâtralité intègre une notion d’intentionnalité qui fait « s’apparenter la théâtralité au pouvoir de la rhétorique sur

164 Gilles Declercq, « L’imprécation de Clytemnestre. Véhémence et performance sur la scène racinienne », op. cit., p. 2.

109 l’auditeur »166. Dans le cas de La Nuit juste avant les forêts, l’intentionnalité se manifeste implicitement dans les paroles du « je », qui s’orientent tout au long du texte vers le spectateur, tout en feignant de s’adresser à un « tu » invisible. De même, les figures de rhétorique sont mises en place d’une manière si minutieuse que La Nuit juste avant les forêts se trouve au carrefour de la rhétorique intrascénique et extrascénique. D’ailleurs, l’absence d’indication scénique et l’usage des déictiques spatio-temporels, « ici » et « maintenant », font de l’espace théâtral un lieu symbolique, mais partagé avec le spectateur qui actualise le sens des déictiques. Ainsi cette pièce tient-elle à abattre le quatrième mur théâtral, en diminuant la distance entre la scène et la salle.

Tout au long du texte, la parole du « je » oscille entre vocifération et retenue, autrement dit, entre crier et oser dire. C’est pourquoi le monologue koltésien se coupe et se reprend sans cesse dans un flux verbal où s’insèrent et se croisent diverses autres voix : le locuteur « je », le moi-écouteur, l’allocutaire « tu », une fille nommée « mama », des voyous banlieusards, des putes, et des loulous, etc. Le discours rapporté direct facilite cette prise en charge de la parole des autres et fait entendre leur voix dans la parole du « je ».

Comme Montaigne l’écrit dans ses Essais, « la parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui écoute. » (III, 13, De l’expérience). Dans la communication, l’intention du locuteur ne suffit pas pour la constituer. L’allocutaire est tout aussi indispensable. C’est l’allocutaire qui réalise par l’écoute le sens de la parole que le locuteur veut imprimer en lui. La parole, donc, n’a de sens que par l’acte commun du locuteur et de son partenaire. Autrement formulé, le sens de la parole n’est pas dans la signification des mots, ni dans l’intention du locuteur, ni dans celle de l’interprétation de l’allocutaire, mais bien dans le perpétuel va-et-vient de la parole même. Ainsi, aucune parole, en principe, ne peut être attribuée au seul locuteur, parce qu’elle est le produit de l’interaction des interlocuteurs. La Nuit juste avant les forêts en est un bel exemple, parce que le quasi-monologue koltésien est une parole solitaire

166 Gilles Declercq, « L’imprécation de Clytemnestre. Véhémence et performance sur la scène racinienne », op. cit., p. 3.

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littéralement, mais aussi une « parole partagée »167. D’où le titre de ce chapitre. De plus, l’apostrophe en tant que figure principale dans cette pièce crée « la mise en présence de son spectateur »168 en sollicitant constamment son active collaboration169.

167 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III – Le dialogue de théâtre, op. cit., p.197.

168 Anne-Françoise Benhamou, « Qui parle à qui quand je (tu, il) parle(s) tout seul ? »,

op. cit., p. 24.

169 La fréquence de l’expression qui comporte « syndicat » démontre aussi ce type de rappel à une coopération : « comme les syndicats qui savent tout (p. 15) ; les syndicats qu’il y a maintenant (p. 17) ; l’idée que je te dis, c’est : un syndicat à l’échelle international (p. 17) ; mon syndicat international pour la défense des loulous pas bien forts (p. 17-18) ; mon idée, c’est un syndicat à l’échelle internationale (p. 19) ; mon idée de syndicat (p. 20) ; camarade, voilà qui je suis, étranger moi-même, membre du syndicat international (p. 24) ; la principale idée, dans mon idée de syndicat (p. 26) ; jusqu’à ce que mon idée de syndicat international ait fini par gagner (p. 26) ; j’ai parlé de mon idée de syndicat international (p. 50) ».