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La Nuit juste avant les forêts

1. Analyse de la forme théâtrale : qui parle à qui ?

1.1. Hybridation formelle ou violence au genre

1.1.1. Monologue dialogique

L’importance du monologue remonte à l’origine du théâtre : « Au commencement, dit la légende, était le chœur ; la cérémonie devint théâtre avec l’arrivée d’un acteur. Un seul, d’abord – Thespis, peut-être, sur son chariot […] Plusieurs mythes originels s’accordent à reconnaître dans le monologue l’origine du théâtre… »18. La première phrase de la citation peut permettre la paraphrase suivante : « Au commencement était le monologue ». Depuis lors, le dialogue s’est développé à partir du monologue. Ensuite, il ne serait pas illégitime de mettre en relief la place prépondérante que le monologue occupe dans le théâtre contemporain. Anne-Françoise Benhamou, en citant un passage de Bernard Dort, insiste sur la venue du temps des monologues. Selon elle, la nouvelle place donnée au monologue nous invite à faire attention au rapport entre la mise en scène et le spectateur.

Le temps du dialogue, avec sa rassurante illusion d’« imprimer à l’action un mouvement réel »19 est bel et bien passé. Celui des monologues est venu. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ces monologues ne nous transmettent pas seulement une parole solitaire ou autoritaire. Ils appellent des réponses de notre part. Le théâtre reste dialogue. Mais celui-ci s’est déplacé. Il se situe moins entre les personnages qu’entre

18 Anne-Françoise Benhamou, « Qui parle à qui quand je (tu, il) parle(s) tout seul ? »,

Alternatives Théâtrales, n° 45, juin, 1994, p. 24.

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l’auteur (et/ou l’acteur) et le spectateur. De la scène, il cherche à gagner la salle20.

Dans cette perspective, il est à noter que, dans le monologue, la communication interactive entre les personnages est remplacée par celle entre la scène et le spectateur, parce que ces monologues appellent des réponses de la part du spectateur. C’est pourquoi le théâtre reste toujours dialogique même dans le monologue qui tient à entretenir une communication avec le spectateur. À ce propos, Anne Ubersfeld constate aussi que « la tendance de l’écriture dramatique contemporaine est de se plaire à des modes d’échange non conformes. Il y a une extraordinaire prédominance du monologue et du faux monologue, avec de grandes phrases parlées entre personnages qui ne communiquent pas, la seule juxtaposition des monologues produisant le sens »21.

Certains monologues adressés au spectateur, soit directement, soit implicitement, peuvent remplacer les dialogues traditionnels entre les personnages sur scène. Le monologue de La Nuit juste avant les forêts en serait un bel exemple, parce que le personnage, à titre d’hypothèse, semble parler directement au spectateur, en prétendant s’adresser à l’allocutaire « tu » invisible sur le plateau. Par conséquent, la position passive du spectateur défini comme « récepteur additionnel »22, conquiert une position active en tant qu’allocutaire direct et réel du locuteur-personnage. À l’instar des trois monologues adressés au public23 dans Le Retour au désert, le monologue est essentiel à la dramaturgie koltésienne puisqu’il tient à établir une relation directe et immédiate avec ceux qui écoutent et regardent la scène. En bref, le

20 Bernard Dort, « Le temps des monologues », Le Monde, 25 mai 1980, cité par Anne-Françoise Benhamou, « Qui parle à qui quand je (tu, il) parle(s) tout seul ? », op. cit., 1994, p. 21.

21 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III : Le dialogue de théâtre, Belin, 1996, p. 42.

22 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », Pratiques, n° 41, mars, 1984, p. 49 : « un intrus, un voyeur, un "écouteur", qui "surprend" indiscrètement des conversations dans lesquelles il n'a en principe aucune place ».

23 Au début des monologues de Mathilde, d’Adrien, et d’Édouard s’inscrit la didascalie « au public ». Voir chapitre V. Fatum comique : Le Retour au désert, 2. Trois monologues adressés au public, p. 301.

55 personnage dans le monologue du drame moderne a tendance à s’adresser directement au spectateur de telle sorte que le monologue provoque l’effondrement du « quatrième mur », une des conventions théâtrales. Et il en résulte une distance réduite entre la scène et le spectateur.

Dans le Dictionnaire du théâtre, Patrice Pavis donne une définition du monologue aussi claire que simple : « un discours que le personnage se tient à lui-même »24. Selon lui, « l’absence d’échange verbal et la longueur importante d’une tirade détachable du contexte » semblent constituer les critères de distinction les plus déterminants entre monologue et dialogue. Après une brève explication du problème de l’« invraisemblance du monologue » dans le théâtre réaliste ou naturaliste, Pavis cite un passage des Problèmes de linguistique

générale II d’Émile Benveniste pour mettre en relief les traits dialogiques du

monologue.

À l’inverse, le « monologue » procède bien de l’énonciation. Il doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé en « langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent ; sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante l’énonciation du moi locuteur. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question, un doute, une insulte25.

Le monologue, pour reprendre la formule de Benveniste, est un dialogue intériorisé entre un « moi locuteur » et un « moi écouteur ». Le dédoublement du moi et l’existence du moi écouteur rendent signifiante l’énonciation du moi locuteur. Il est à remarquer qu’un énoncé, y compris le monologue, produit d’un acte d’énonciation, présuppose l’existence d’un destinataire, quel qu’il soit, le soi-même ou un autre être, qu’il soit présent ou absent, ce qui conduit au dédoublement du moi, physiquement unique, mais psychologiquement divisé.

24 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, 2014, p. 216.

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Dans cette optique, il semble intéressant de remarquer que les auteurs du

Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique ne manquent pas d’insister

sur l’aspect dialogique de la « délibération intime » qui se fait à l’intérieur de l’orateur :

Même sur le plan de la délibération intime il existe des conditions préalables à l’argumentation : il faut notamment se concevoir comme divisé en deux interlocuteurs, au moins, qui participent à la délibération. […] Elle paraît constituée sur le modèle de la délibération avec autrui26.

Notons d’abord que la délibération est, en général, une activité collective en vue d’une décision à prendre qui présuppose d’autres interlocuteurs que même, ou éventuellement une activité purement individuelle qui se fait en soi-même. Délibération « intime » qui exclut la collectivité, et peut donc être conçue comme une activité de discours adressé à soi-même, et non pas à un allocutaire susceptible de devenir, à son tour, locuteur. D’ailleurs, elle nécessite la division du locuteur en deux interlocuteurs, ce qui permet un dialogue en soi.

De fait, la délibération intime peut acquérir une grande puissance capable de faire sentir la sincérité de la parole du locuteur, ce qui constitue une bonne base de départ pour la persuasion, comme l’explique Chaïm Perelman : « la délibération avec soi-même fournirait le modèle d’un raisonnement sincère et honnête, où l’on ne chercherait à rien cacher, à ne tromper personne, à ne triompher que de ses propres incertitudes »27. Par conséquent, ce type de sincérité et d’honnêteté tient à former l’ethos du locuteur, l’image qu’il donne de lui-même à travers son discours. Bien que l’on puisse tromper soi-même, soit involontairement, soit intentionnellement, la délibération intime garantit l’ethos du locuteur pour capter l’attention et gagner la confiance de l’allocutaire, et ainsi se rendre crédible et sympathique.

26 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : la nouvelle

rhétorique, 6e éd., Éditions de l’Université de Bruxelles, 2008, p. 19.

57 La définition du monologue, donnée par Pavis, se fonde sur le critère de « se parler », c’est-à-dire « l’absence d’échange verbal », mais cette définition, d’une certaine façon, néglige certains traits dialogiques du monologue comme celui de La Nuit juste avant les forêts composé uniquement d’adresses à l’autre. Alors, est-ce la solitude du personnage ou le fait qu’il se parle à lui-même qui définit le critère du monologue ? Pour Anne Ubersfeld, le critère primordial de la définition du monologue est « l’absence de l’allocutaire »28, mais elle tient à préciser que « le monologue est rarement un véritable soliloque, le dialogisme ne lui est pas étranger »29. Il n’est donc pas surprenant de remarquer que le monologue ne s’oppose pas au dialogue théâtral, parce qu’« ils [monologue et soliloque] supposent, du fait qu’ils sont au théâtre, un allocutaire présent et muet, le spectateur »30.

Parmi les exemples qui démontrent les traits dialogiques du monologue, les quatre phrases citées ci-dessous peuvent apporter la preuve éloquente de l’existence de l’échange verbal entre le personnage et l’allocutaire invisible.

ça va pour toi ? correct !31

ça colle pour toi ? o.k. !32

ça te va ? on y va !33

correct ? correct !34

Il apparaît que ces quatre phrases sont prononcées par un personnage qui, en apparence, pose les questions et y répond lui-même. Pourtant, nous pouvons supposer qu’entre les questions posées et les réaffirmations exclamatives (« correct ! », « o.k. ! », « on y va ! »), s’insère une courte pause ou une brève interruption qui devrait être, à titre d’hypothèse, des réponses positives, mais inaudibles par l’allocutaire ou peut-être des réponses gestuelles

28 Anne Ubersfeld, Les termes clés de l’analyse du théâtre, Éditions de Seuil, 1996, p. 56.

29 Ibid.

30 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III : Le dialogue de théâtre, op. cit., p. 21.

31 Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, op. cit., p. 39.

32 Ibid., p. 39.

33 Ibid.

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si l’allocutaire était présent sur scène. Cette pause invisible dans le texte peut être considérée comme une action fondamentale de la communication, parce qu’elle assure et montre l’alternance des énoncés, c’est-à-dire le tour de parole entre deux interlocuteurs, base fondamentale de la communication dialogale. Cette question-réponse n’est donc pas un simple jeu, mais plutôt une marque forte de l’existence de l’allocutaire. Nous pouvons tenter de l’expliquer par la notion d’« auto-dialogisme, tout aussi peu vraisemblable, entre une part du moi qui parle en son nom et une autre, qui se fait le porte-parole d’un partenaire absent »35. Étant donné que le spectateur et l’allocutaire absent n’ont pas le droit de répondre aux questions posées par le personnage, seules les réaffirmations du personnage peuvent laisser entendre les réponses inaudibles ou omises. D’ailleurs, du point de vue extrascénique, ces questions qui visent à obtenir le consentement de l’allocutaire sont adressées directement au spectateur, de telle sorte qu’elles favorisent et renforcent sa participation grâce à la distance réduite entre lui et la scène.

Koltès présente succinctement La Nuit juste avant les forêts dans une lettre où il parle de l’écriture d’un « one-man-show », un genre de spectacle, proche du monodrame qui est faussement monologique et proprement polyphonique :

Je répète actuellement une pièce avec Yves Ferry (un « one-man-show » que j’ai écrit spécialement pour lui, une heure et demie seul sans presque bouger ; sujet : les loubards de banlieue ; titre : La Nuit juste avant les

forêts du Nicaragua36.

Selon Pavis, « “le one-man (ou one-woman) show” est un spectacle interprété par une seule personne jouant un ou plusieurs personnages. C’est

35 Michèle Perret, « Aux origines du roman, le monologue », in Juan Manuel, Lopez Muñoz et al. (éd.), Le Discours rapporté dans tous ses états, Actes du colloque international Bruxelles (le 8-11 novembre 2001), L’Harmattan, 2004, p. 219.

36 Bernard-Marie Koltès, Lettres, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 288, Lettre adressée à Bichette juin 1977.

59 aussi un spectacle d’une longueur limitée, centré souvent sur un personnage »37. À ce propos, Andrée Chauvin-Vileno et Mongi Maldini disent qu’« un peu à la manière des spectacles de one-man-show, le protagoniste donne voix à plusieurs autres et plusieurs “lui-même” »38. Dans cette optique, on pourrait dire que cette pièce, bien que composée d’un seul monologue, manifeste un échange de parole, pour ainsi dire, un dialogue, où cohabitent des voix différentes. D’où vient une formule en quelque sorte oxymorique, le « monologue dialogique » qui s’oppose au monologue classique dont la fonction principale est de « donner à voir et à entendre le questionnement intérieur d’un personnage »39.

En bref, il ne faudrait pas réduire les dimensions du monologue à celles d’une parole solitaire. Certes, le personnage de Koltès parle seul sur scène, mais il « est tout entier porté vers l’autre et le rend présent par cet appel » 40 en prenant en charge les paroles des autres. Tout cela nous conduit à penser que le principal moteur du déroulement de cette pièce est un « appel à l’autre ». Dans ce même esprit, quelques chercheurs dénomment le monologue koltésien comme soliloque ou quasi-monologue comme nous le verrons par la suite.