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Combat de nègre et de chiens

2. Analyse de figures argumentatives

2.2. Paroles véhémentes

2.2.1. Accumulation et gradation

Koltès utilise de temps à autre l’énumération dans ses pièces théâtrales. Dans Combat de nègre et de chiens, on peut en trouver quelques exemples, comme dans les paroles de Cal citées ci-dessous.

CAL. – Pourtant j’ai voyagé ; et vous pouvez me croire. Vous avez voyagé ?

LÉONE. – Oh non, c’est la toute première fois.

CAL. – Moi, jeune comme vous me voyez, j’ai voyagé, croyez-moi, croyez-moi. Bangkok j’ai fait ; j’ai fait Ispahan, la mer Noire ; Marrakech, j’ai fait, Tanger, la Réunion, les Caraïbes, Honolulu, Vancouver, moi ; Chicoutimi ; le Brésil, la Colombie, la Patagonie, les Baléares, le Guatémala, moi ; et finalement cette saloperie d’Afrique-là, tiens, Dakar, Abidjan, Lomé, Léopoldville, Johannesburg, Lagos ; pire que tout, l’Afrique, moi je peux vous le dire.109

L’énumération est une « figure de rhétorique qui permet d’inventorier les diverses parties d’un tout »110. Dans ce paragraphe où il énumère des endroits du monde, Cal veut insister sur le fait qu’il a voyagé partout dans le monde devant Léone qui n’a voyagé qu’une seule fois à l’étranger. Pourtant, les parcours énumérés par le jeune ingénieur sont tellement longs qu’on ne peut le

109 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 39.

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croire sur parole. Bien que personne ne sache s’il ment ou pas, on peut deviner sans peine ce qu’il veut dire : « pire que tout, l’Afrique ». Pour l’affirmer, Cal s’appuie sur son expérience personnelle, que ce soit imaginaire ou exagérée, en tant que preuve convaincante. Cette énumération des endroits de voyage peut donc se révéler efficace pour persuader un interlocuteur qui manque d’expérience dans le domaine. Toutefois, cette stratégie discursive de Cal révèle la faiblesse de son argumentation contre son gré, parce que son voyage à travers toutes les villes et tous les pays énumérés n’est guère possible ni crédible vu son âge. En effet, c’est une des caractéristiques essentielles du discours de Cal que d’être très loin du raisonnement argumentatif, mais fortement enclin à l’expression exagérée.

Parallèlement, Horn emploie l’accumulation, une figure proche de l’énumération, quand il présente à Alboury son projet idéal du monde.

HORN. – Plus de conflits, plus de pays riche, plus de pays pauvre, tout le monde à la même enseigne, et les réserves pour tout le monde. […] La France me semble idéale : c’est un pays tempéré, bien arrosé, sans disproportion dans le climat, la flore, les animaux, les risques de maladie ; idéale, la France. […] Le mieux serait donc de la construire cette ville, en longueur, des Vosges aux Pyrénées, en longeant les Alpes ; les amoureux de l’hiver iraient dans la région de l’ancienne Strasbourg […] Marseille et Bayonne […] la Côte d’Azur. [..] Oui, la France serait belle, ouverte aux peuples du monde, tous les peuples mêlés déambulant dans ses rues ; et l’Afrique serait belle, vide, généreuse, sans souffrance, mamelle du monde ! (Un temps.) Mon projet vous fait rire ?111

L’accumulation est une « figure qui consiste à accumuler les mots pour rendre l’idée plus frappante »112. D’après Bernard Dupriez, « l’accumulation et l’énumération ne sont pas toujours nettement distinctes. […] Mais l’accumulation garde quelque chose de moins logique : elle saute d’un point de vue à l’autre »113. Comme nous pouvons le constater dans le paragraphe

111 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 35-36.

112 Nicole Ricalens-Pourchot, Dictionnaire des figures de style, Armand Colin, 2003, p. 19.

163 dessus, l’accumulation des éléments énumérés sert à renforcer l’idée de Horn que la France est un endroit idéal pour la construction de la ville de son rêve. C’est au moyen d’une accumulation de mots, qui embellissent son projet idéal, que Horn veut mettre en avant la fraternité et l’humanité pour gagner la confiance de son interlocuteur. Mais de telles exagérations hyperboliques ne parviennent pas à leur but et elles en deviennent ridicules.

À côté de l’énumération et de l’accumulation, nous avons une autre figure de rhétorique, la gradation, qui selon Henri Morier, est une « figure par laquelle on dispose les termes, au sein d’une énumération, en ordre progressif. La “gradation progressive” peut étager plusieurs espèces de valeurs »114. Et il y a deux ordres progressifs : la gradation ascendante et la gradation descendante. En voici les deux exemples tirés des soliloques de Léone face à Alboury qui ne lui répond pas.

LÉONE. – Ce qui compte, c’est un minimum de vocabulaire ; même pas : c’est le ton qui compte. D’ailleurs même pas, il suffit de se regarder tout court, sans parler.115

LÉONE. - O noir, couleur de tous mes rêves couleur de mon amour ! Je le jure : lorsque tu rentreras chez toi, j’irai avec toi, quand je te verrai dire : ma maison, je dirai : ma maison. À tes frères je dirai : frères, à ta mère : mère ! Ton village sera le mien, ta langue sera la mienne, ta terre sera ma terre, et jusque dans ton sommeil, je le jure, jusque dans la mort, je te suivrai encore.116

L’énumération dans cet extrait n’est pas une énumération habituelle au sens où tous les éléments énumérés ont le même niveau syntaxique ou sémantique. On peut constater sans difficulté que chaque élément énuméré

114 Henri Morier, op. cit., p. 509-510 : « elle [la gradation] peut être numérique. […] La gradation peut être intensive lorsqu’elle va des mots les plus faibles aux plus forts. […] Elle peut être pittoresque, allant du terme le moins coloré au plus expressif, ou du plus courant au plus baroque, du plus ordinaire au plus étrange. […] Elle peut être

régressive ( si bizarre que paraisse l’association des termes "gradation régressive", mais

nous manquons ici d’un terme propre, et "régression" veut dire, en rhétorique, autre chose !) ; en ce sens, les termes vont en diminuant de valeur. »

115 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 59.

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s’enchaîne et se développe en crescendo ou en decrescendo. Dans le premier paragraphe, la gradation se fait en decrescendo : « minimum de vocabulaire >

le ton > se regarder sans parler ». En revanche, dans le deuxième, la gradation

est en crescendo : « maison < village < terre ; sommeil < mort ».

En parallèle de l’énumération de Cal et de l’accumulation de Horn, la gradation dans le soliloque de Léone a un aspect autant hyperbolique qu’émotionnel. Elle trahit son amour à Alboury qui ne lui répond jamais. Face à la froideur d’Abouory, il lui est nécessaire d’insister d’une manière hyperbolique sur l’assimilation totale de son existence à celle de la tribu d’Alboury : la maison, la famille, le village, la langue, la terre, le sommeil et la mort. Pour les trois personnages, l’utilisation de l’énumération, de l’accumulation et de la gradation sert à amplifier ce qu’ils veulent dire. En particulier, la gradation, comme le remarque Olivier Reboul, « est un excellent moyen de présenter les arguments »117 et peut donc relever d’une figure de rhétorique, et non d’une figure de style.