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Combat de nègre et de chiens

2. Analyse de figures argumentatives

2.3. Confrontation des deux mondes opposés

2.3.2. Paradoxe d’Alboury

L’alliance de mots contradictoires ou incompatibles mis en œuvre au sein du discours frappe l’intelligence de l’auditoire et suscite de fortes émotions, c’est pourquoi l’antithèse est oratoire en ce qu’elle contribue à émouvoir, mais elle est aussi argumentative en ce qu’elle exprime un argument en le rendant plus frappant. En parallèle de l’antithèse, il y a une figure argumentative, le paradoxe qui est « une opinion contraire à l’opinion commune ; affirmation qui, au premier abord, paraît choquante ou absurde, mais qui, à la réflexion, est conforme à la réalité »133. Si l’antithèse se compose des deux polarités opposées en soi, le paradoxe s’oppose à l’opinion commune, la doxa.

Comme le démontre l’étymologie, le paradoxe vise en principe à renverser l’opinion commune. Et cet aspect provocateur du paradoxe vise à

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frapper l’imagination, à créer une émotion et finalement à susciter les réactions de l’auditoire. Pour Jean-Jacques Robrieux, « renverser la pensée commune est un jeu d’autant plus attrayant qu’il conduit à des vérités très profondes. Il faut réfléchir et faire réfléchir avec le sourire, sourire souvent narquois et ironique »134. En bref, l’absurdité apparente du paradoxe se révèle vraie au fond et le plus souvent, le paradoxe vise à éveiller la réflexion ou l’esprit critique de l’auditoire en créant un effet de surprise, voire en choquant. Le paragraphe ci-dessous en est un bel exemple.

HORN. – Je vous fais part de mes regrets. Quelle malheureuse histoire ! ALBOURY. – Malheureuse oui, malheureuse non. S’il n’avait pas été ouvrier, monsieur, la famille aurait enterré la calebasse dans la terre et dit : une bouche de moins à nourrir. C’est quand même une bouche de moins à nourrir, puisque le chantier va fermer et que, dans peu de temps, il n’aurait plus été ouvrier, monsieur ; donc ç’aurait été bientôt une bouche de plus à nourrir, donc c’est un malheur pour peu de temps, monsieur.135

En réponse à l’expression des regrets de Horn, Alboury approuve et réfute en même temps le propos de Horn en disant « malheureuse oui, malheureuse non ». Après quoi, il explique son propos apparemment contradictoire au sens où il y a une opposition entre une affirmation et sa négation pure dans la même proposition par exemple : « cet objet existe et n’existe pas ». Cette contradiction permet de choquer l’auditoire et d’attirer son attention. La première partie de la phrase, « malheureuse oui » semble s’expliquer clairement, parce que la mort d’un membre d’une famille et d’une communauté est universellement considérée comme un grand malheur, ce qui relève d’une doxa.

Cependant la deuxième partie « malheureuse non » pose un problème. Après avoir admis la parole de Horn, Alboury subitement la réfute d’une manière contradictoire. Selon le principe de non-contradiction, un terme entre les deux opposés doit être vrai et l’autre faux. En l’occurrence, c’est la deuxième

134 Jean-Jacques Robrieux, Éléments de rhétorique et d’argumentation, op. cit., p. 175.

173 partie qu’Alboury considère comme vraie et qu’il veut mettre en avant. Si on résume l’explication d’Alboury, la mort d’un ouvrier noir n’est pas malheureuse pour la famille qui, en fin de compte, a une personne de moins à nourrir. Le paradoxe provient de cette vérité d’une pauvreté insoutenable qui se cache derrière la parole contradictoire.

Par ailleurs, il est à remarquer qu’en parallèle de l’antithèse de Horn, le paradoxe d’Alboury s’appuie sur la logique de disjonction. Les deux procédés discursifs de « c’est grave, c’est normal » et « malheureuse oui, malheureuse non » représentent une confrontation de deux mondes opposés et de deux idées contraires sur le même malheur. Pourtant, dans l’optique qui nous intéresse, l’antithèse de Horn et le paradoxe d’Alboury dévoilent le même sujet, c’est-à-dire la cruauté des Blancs qui causent la pauvreté des Noirs. C’est au moyen de deux figures rhétoriques que Koltès accuse la réalité cruelle d’une manière esthétique.

Pour clore ce chapitre, il ne serait pas illégitime de dire que Combat de

nègre et de chiens est une arène d’affrontement, comme l’indique le titre. C’est

une pièce sur un combat au pied de la lettre, mais un combat verbal entre celui qui réclame et celui qui l’en dissuade. Pourtant, « la stratégie de conciliation tentée par Horn va s’avérer totalement vaine car elle ne peut s’établir que sur la base d’un compromis ou d’un moyen terme qui ne pourra jamais satisfaire la demande d’Alboury »136. C’est pourquoi les figures rhétoriques argumentatives employées par Horn n’aboutissent à aucun résultat, et que paradoxalement elles révèlent l’inhumanité et la cruauté des Blancs.

Tout au long du texte, on peut constater un mouvement en spirale de cette confrontation, c’est-à-dire la répétition et la variation qui convergent progressivement vers la fin tragique. Dans Combat de nègre et de chiens, le caractère des personnages ne change pas, ce qui va à l’encontre de la dramaturgie moderne. Néanmoins, chacun des caractères se dévoile, s’amplifie

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progressivement, jusqu’à éclater à la fin, d’une manière nécessaire, illustrant ainsi métaphoriquement la dramaturgie de la fatalité chez Koltès.