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La Nuit juste avant les forêts

2. Argumentativité de la parole solitaire

2.2. Argumentativité des figures : voix argumentatives

2.2.2. Parembole : voix entre parenthèses

L’interruption brutale est un autre trait saillant de l’apostrophe qui « consiste à interrompre un discours ou un récit pour s’adresser subitement à un destinataire en général absent ou fictif »122 et qui « généralement intervient lors d’une interruption ou, en tout cas, à l’intérieur d’un développement »123. Cette interruption se fait lors du changement abrupt de direction de l’adresse. Pourtant, dans La Nuit juste avant les forêts, il y a un autre type d’interruption qui se produit par l’intervention imprévue d’une autre voix dans le même discours. C’est la figure parembole au moyen de laquelle on fait intervenir d’autres voix qui commentent, démentent, et corrigent ce que le « je » vient de dire.

119 Jean-Jacques Robrieux, Éléments de rhétorique et d’argumentation, op. cit., p. 70.

120 Bernard Dupriez, Gradus : les procédés littéraires, Éditions 10/18, 1994, p. 67.

121 Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, op. cit., p. 7.

122 Michel Pougeoise, op.cit., p. 50.

95 La parembole, d’après Nicole Ricalens-Pourchot, se définit comme « une incise (proposition généralement courte, insérée dans une autre) dans le discours représentant le plus souvent une impression personnelle du locuteur et correspondant à l’aparté au théâtre »124. Il est à remarquer que la parembole est constituée de deux éléments essentiels : insertion d’une proposition et autre voix du même locuteur. La parembole coupe le discours en insérant une autre voix du locuteur, elle est donc proche de l’aparté au théâtre ou de la parenthèse dans le récit. En dehors des critères de longueur du segment inséré et de cohérence syntaxique avec les phrases hors parenthèses, la parembole, à proprement parler, n’est pas éloignée de la figure parenthèse. Les deux figures sont des formes de digression qui permettent à l’orateur d’interrompre le discours pour donner son avis ou son point de vue.

Autre figure de digression présente dans la pièce, la parabase. D’après Robrieux, « voisine de la parenthèse, la parabase était initialement un discours du coryphée dans la comédie grecque. On étend aujourd’hui cette figure à toute intrusion d’un auteur de fiction dans son récit, le but étant toujours pour lui de s’exprimer personnellement et directement devant le public (éventuellement sous la forme d’une apostrophe) »125. Les trois figures mentionnées, la parembole, la parenthèse et la parabase ont un point commun : l’intervention d’une autre voix du locuteur dans le même discours, comme dans les exemples suivants où diverses voix du « je » se mêlent, se coupent, se commentent, et souvent se contestent.

mais je n’ai pas de cigarette, ce n’est pas tant pour fumer que je disais : du feu, camarade, c’était, camarade, pour te dire : saloperie de quartier, saloperie d’habitude de tourner par ici (manière d’aborder les gens !), et toi aussi tu tournes, les fringues toutes trempées, […] cela ne te coûtera rien de t’être arrêté, ni feu, ni cigarette, camarade, ni argent (pour que tu

partes après !, je ne suis pas à cent francs près, ce soir), et d’ailleurs, j’ai

moi-même de quoi nous payer un café, je te le paie, camarade, plutôt que de tourner dans cette drôle de lumière, et pour que cela ne te coûte rien que je t’aie abordé – j’ai peut-être ma manière d’aborder les gens, mais

124 Nicole Ricalens-Pourchot, Dictionnaire des figures de style, op. cit., p. 98.

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finalement, cela ne leur coûte rien (je ne parle pas de chambre,

camarade, de chambre pour passer la nuit, car alors les mecs les plus corrects ont leur gueule qui se ferme, pour que tu partes après !, on ne parlera pas de chambre, camarade), mais j’ai une idée à te dire – viens, on ne reste pas ici, on tomberait malades, à coup sûr – pas d’argent, pas

de travail, cela n’arrange pas les choses (je n’en cherche pas vraiment, ce

n’est pas vraiment cela), c’est que j’ai cette idée, d’abord, qu’il faut que je

te dise, toi, moi, qui tournons dans cette drôle de ville sans un argent en poche (mais je te paie un café, camarade, j’ai de quoi, je ne dis pas le

contraire maintenant), car, au premier coup d’œil, ce n’est pas l’argent,

ni toi, ni moi, qui nous cloue au sol !126

cela me rend malade, à donner envie de boire (s’il n’y avait pas la

question de l’argent), de se barrer d’ici (si on savait où aller), d’être dans

une chambre, vieux, où je puisse parler, ici, je n’arrive pas à dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs, personne autour de soi127

Nous constatons dans ce passage deux discours de niveaux différents : le discours principal qui est hors parenthèses et celui entre parenthèses. Il est évident que les deux types de discours sont proférés par le même « je » en tant que personnage et locuteur à la fois. Pourtant, dans ces paragraphes, les phrases mises entre parenthèses ou entre tirets, n’ont pas la même valeur énonciative que les phrases hors parenthèses, parce qu’elles ont d’autres voix que celle du « je » personnage-locuteur. Dans les phrases entre parenthèses, nous pouvons constater la présence récurrente des points d’exclamation qui « marque[nt] l’expressivité du personnage et tranche[nt] avec sa relative impuissance à dire » 128. De plus, l’appellation fréquente de « camarade » a une force argumentative parce qu’elle oriente l’attention de l’allocutaire vers le locuteur. D’ailleurs la conjonction « mais » et l’adverbe « maintenant » montrent implicitement un changement brusque dans l’attitude du locuteur. Tout cela nous conduit à supposer qu’une rupture narrative se produit d’une manière brutale et nous invite à être attentifs à ce que disent les autres voix.

126 Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, op. cit., p. 12-14. [C’est nuos qui soulignons.]

127 Ibid., p. 47.

128 Sabine Pétillon, « Monologue, Ponctuation et Dialogisme dans La Nuit juste avant

97 Au cours de l’explication de la structure de communication, Émile Benveniste met en évidence la structure dialogique du monologue, fondée sur la division entre le « moi-locuteur » et le « moi-écouteur » que nous avons évoquée plus haut. Pourtant, il est à noter que le moi-écouteur ne se contente pas de rester présent, il « intervient par une objection, une question, un doute, une insulte » en devenant un autre moi-locuteur.

Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent ; sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante l’énonciation du moi locuteur. Parfois aussi le moi écouteur

intervient par une objection, une question, un doute, une insulte. […]

Tantôt le moi écouteur se substitue au moi locuteur et s’énonce donc comme « première personne » ; ainsi en français où le « monologue » sera coupé de remarques ou d’injonctions telles que : « Non, je suis idiot, j’ai oublié de lui dire que… ». Tantôt le moi écouteur interpelle à la « deuxième personne » le moi locuteur : « Non, tu n’aurais pas dû lui dire que… » 129.

Dans La Nuit juste avant les forêts, le « je » entre parenthèses commente les phrases précédentes ou réfute ce qu’il vient de dire lui-même, comme suit : (manière d’aborder les gens !) ; (je n’en cherche pas vraiment, ce n’est pas vraiment cela) ; (je ne parle pas de chambre, camarade, de chambre pour passer la nuit) ; (je ne dis pas le contraire maintenant) ; (s’il n’y avait pas la question de l’argent). On pourrait dire que les phrases entre parenthèses sont, en quelque sorte, une autocorrection de ses propres paroles déjà proférées. Toutefois, elles révèlent aussi d’une manière implicite le vrai motif de la « parlerie » du locuteur, puisque la répétition incessante de demande d’une chambre n’est pas pour y passer une nuit, mais bien pour garder son allocutaire à ses côtés.

Les tirets, comme les parenthèses, permettent d’entendre d’autres voix du « je » : « – j’ai peut-être ma manière d’aborder les gens » ; « – viens, on ne reste pas ici, on tomberait malades, à coup sûr – ». Contrairement aux parenthèses, les phrases entre tirets ne récusent pas les paroles du

129 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, op. cit., p. 85-86. [C’est nous qui soulignons.]

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locuteur, mais plutôt, elles les expliquent ou y ajoutent une sorte de commentaire. Dans le cas de « – viens, on ne reste pas ici, on tomberait malades, à coup sûr – », l’emploi de l’impératif qui exige ou demande une action de l’allocutaire, sert à retenir l’attention du spectateur, parce que cet impératif s’impose à l’allocutaire fictif, mais aussi au spectateur en tant que récepteur secondaire mais néanmoins récepteur direct et réel.

C’est à travers l’emploi de la parembole que nous pouvons analyser la question de la polyphonie et son fonctionnement dans le monologue. La parembole peut expliquer le « brouillage syntaxique »130 où s’entremêlent les différentes voix du « je » en une seule voix réelle du personnage.

Cependant, le rôle essentiel de cette figure de rhétorique dans La Nuit

juste avant les forêts est de couper la parole du locuteur « je » et de l’empêcher

de parler. Du début à la fin, le personnage ne dévoile pas son projet et hésite à exprimer ses pensées. Il essaie de retenir auprès de lui son allocutaire en prétendant lui expliquer son idée mais n’y parvient pas, et personne ne comprend pas ses hésitations. Est-ce une conséquence du caractère schizophrénique du personnage ou celle de sa propre volonté de se taire ou encore un empêchement intériorisé ? Ce type d’hésitation à parler peut s’associer à une figure de réticence « qui est une interruption brusque dans un discours destiné à marquer une hésitation, une émotion ou une menace»131.