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Combat de nègre et de chiens

1. Parole argumentative : commerce de paroles

1.1. Horn et Alboury : discours judiciaire

1.1.3. Argument de réciprocité et loi du talion

La tension entre les deux personnages monte au fur et à mesure que se déroule le drame pour aboutir à la fin catastrophique où éclate, en définitive, la violence physique. À ce stade, la voie d’une négociation par la parole est close à jamais. Il n’y a aucune solution à cette tension explosive autre que la mort de Cal, l’auteur de la mort de Nouofia, en d’autres termes, le châtiment d’un crime impuni. Cette violence meurtrière rappelle un des thèmes récurrents dans les tragédies anciennes et classiques : vengeance finale sanglante.

56 Ruth Amossy, op. cit., p. 85.

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Toutefois, il est intéressant de relever qu’il reste un seul protagoniste qui ne se livre pas à la violence physique, c’est Horn qui n’abandonne jamais ses tentatives de persuasion verbale pour résoudre ce conflit insoluble. Pourtant, Alboury, maintes fois déçu, accuse Horn d’avoir tout le temps menti.

ALBOURY. – La seule chose que j’ai apprise de vous, malgré vous, c’est qu’il n’y a pas assez de place dans votre tête et dans votre poche pour ranger tous vos mensonges ; on finit par les voir.

HORN. – Bravo ; mais ceci, par contre, n’est pas vrai. Essayez ; demandez-moi n’importe quoi, pour vous prouver que je ne vous trompe pas.

ALBOURY. – Donnez-moi une arme.

HORN. – Sauf une arme, ah non ; vous devenez tous fous, avec vos pétoires58 !

Contre l’accusation d’Alboury, Horn essaie de lui démontrer sa bonne volonté et son honnêteté. Cependant, ses propos sont toujours vides de sens, comme lorsqu’il dit « demandez-moi n’importe quoi, pour vous prouver que je ne vous trompe pas » ou « ce n’est pas un mensonge, croyez-moi. Je ne ruse pas, moi »59, ce sont des paroles qui ne sont que des masques trompeurs dans le seul but de gagner du temps pour retrouver le corps jeté dans l’égout. Face à ces paroles mensongères, ici comme ailleurs, Alboury frappe juste et fort par une seule phrase : « Donnez-moi une arme ». Perdu dans ce combat langagier, Horn a recours au changement de sujet et essaie à nouveau d’attirer la sympathie d’Alboury, en comparant Cal qu’il considère comme « un fou assassin » et lui-même, « un homme avec tout autre esprit ».

HORN. – Parce que, Alboury, en vingt ans, le monde a changé. Et ce qui a changé dans le monde, c’est la différence qu’il y a entre lui [Cal] et moi, entre un fou assassin, déchaîné, avide, et un homme qui est venu ici avec un tout autre esprit. […]

HORN. – Alboury, j’étais moi-même ouvrier. […] Lorsque je suis venu ici, je savais ce que c’était d’être un ouvrier ; et c’est pourquoi j’ai toujours

58 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 83.

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traité mes ouvriers, blancs ou noirs, sans distinction, comme l’ouvrier que j’étais a été traité. L’esprit dont je parle, c’est cela : savoir que si l’on traite l’ouvrier comme une bête, il se vengera comme une bête60.

En insistant sur sa propre expérience d’ouvrier, Horn prétend veiller sur la sécurité et le bien-être de ses employés noirs. Il est évident que cette parole peut démontrer sa bonne volonté. De plus, l’usage de cette sorte de maxime, « Si l’on traite l’ouvrier comme une bête, il se vengera comme une bête » peut être une preuve de son honnêteté. De ce point de vue, la parole de Horn peut avoir un effet persuasif. Sa parole, cependant, ne parvient pas à persuader Alboury et notre analyse s’ouvrira par cette phrase. Tout en focalisant notre étude sur la problématique de l’argumentation, nous nous proposons ici de démontrer pourquoi la parole de Horn n’a pas de force persuasive.

Notons d’abord que la parole de Horn s’appuie sur « l’argument de réciprocité » qui « vise à appliquer le même traitement à deux situations qui sont le pendant l’une de l’autre »61. Selon les auteurs de Traité de l’argumentation, l’argument de réciprocité exige l’intervention de la notion de symétrie. « Une relation est symétrique, en logique formelle, quand sa converse lui est identique, c’est-à-dire quand la même relation peut être affirmée entre b et a qu’entre a et

b »62. Sur ce point, l’argument de réciprocité diffère de la règle de justice qui « exige l’application d’un traitement identique à des êtres ou à des situations que l’on intègre à une même catégorie »63. Par ailleurs, il est à remarquer que certaines règles morales s’établissent en fonction de la réciprocité symétrique comme suit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».

Donc, à proprement parler, en s’appuyant sur l’argument de réciprocité, Horn veut mettre en relief sa moralité sans faille. Cependant, cet argument avancé par Horn ne peut résister à la réfutation d’Alboury, qui s’appuie pareillement sur la règle de réciprocité : « Qu’importent aux ouvriers les

60 Ibid., p. 85.

61 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 297.

62 Ibid.

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sentiments des maîtres et aux Noirs les sentiments des Blancs ? »64. On peut fortement supposer que cette déclaration vise à dévoiler la fausse symétrie entre les ouvriers et les maîtres, entre les Noirs et les Blancs, c’est-à-dire la relation asymétrique entre classes sociales et « races », impossible à intervertir. En conséquence, l’absence de la relation symétrique met en doute la validité de l’argument de réciprocité de Horn et déprécie la valeur argumentative de sa maxime. Toutefois, il est intéressant de relever que cette maxime de Horn, dépourvue de validité et de valeur argumentative, devient une parole prophétique au sens où elle s’applique au destin de Cal. D’un coup de feu il a tué Nouofia et il sera tué de la même manière par des gardes noirs conformément aux Écritures : « Tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée » (Mathieu 26 : 52). À ce propos, il se pourrait sembler qu’Alboury soit « animé d’un sentiment de vengeance qui ne saurait se satisfaire du dédommagement prévu par une loi aussi intraitable que celle du talion »65.

HORN. – (Il sort brusquement une liasse de billets de sa poche et la

tend à Alboury.) Voilà mon gars. Je vous l’avais promis. Il y a cinq cents

dollars. C’est le plus que je puisse faire.

ALBOURY. – Vous m’aviez promis le corps de Nouofia66.

Face à l’intransigeance d’Alboury, Horn fait sa dernière proposition en lui donnant de l’argent et en disant : « Je vous l’avais promis », mais Alboury refuse en corrigeant sa parole : « Vous m’aviez promis le corps de Nouafia ». Les deux disent « avoir promis », mais les compléments d’objet de ce verbe ne sont pas les mêmes. Horn essaie de se montrer fidèle à sa parole à travers l’utilisation « avoir promis », alors qu’Alboury, s’apercevant du piège rhétorique, corrige immédiatement le complément d’objet de « avoir promis » et remet en cause leur problème initial. Ainsi, se termine en quelque sorte le débat argumentatif et judiciaire entre Alboury et Horn. En fin de parcours, ce dernier réalise qu’il ne lui reste plus aucun moyen de dissuader Alboury de réclamer le corps.

64 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 86.

65 François Poujardieu, op. cit., p. 37.

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HORN. – (À Alboury :) Sachez donc que le corps de cet ouvrier est introuvable. Il vogue quelque part, cela doit faire un bout de temps qu’il est bouffé par les poissons et les éperviers. Renoncez une bonne fois à le récupérer.

[…]

ALBOURY. – Si j’ai pour toujours perdu Nouofia, alors, j’aurai la mort de son meurtrier67.

En fin de compte, Horn avoue à Alboury la vérité, c’est-à-dire l’impossibilité de retrouver le corps perdu, en le suppliant de renoncer à sa revendication, ce qui manifeste l’échec de son projet de négociation. À la suite de cet échec du langage, en tant que force de persuasion, il ne lui reste plus comme unique solution, que la violence physique qui entraîne la mort d’une manière nécessaire, dans son sens étymologique « qui ne peut pas ne pas être », d’où inéluctable. Inévitable donc ce combat physique qui demeure latent tout au long de l’affrontement langagier.

La réponse d’Alboury « Si j’ai pour toujours perdu Nouofia, alors, j’aurai la mort de son meurtrier » peut s’interpréter comme « si l’on ne pouvait lui remettre le corps de son frère assassiné, ce serait le corps de son assassin qui servirait de monnaie d’échange »68. Cette proposition de l’échange des corps, ce « matérialisme » d’Alboury pose la question du théâtre, c’est-à-dire qu’il faut que le corps paraisse sur scène, au-delà de toute parole, pour que le théâtre naisse. Ainsi, Aloury aura un autre corps à la fin de la pièce.

Cette scène nous rappelle la « loi du talion », principe, basé sur la règle de justice et l’argument de réciprocité, « applique aux châtiments la même règle de justice que la règle d’or applique à la conduite morale »69. Pour l’exprimer autrement, la loi du talion « consiste en la juste réciprocité du crime et la peine. Cette loi est souvent symbolisée par l’expression « œil pour œil, dent pour dent ». Du point de vue juridique, le droit moderne n’applique plus la loi du talion en matière criminelle, parce qu’elle est considérée comme relevant d’une vengeance personnelle plutôt que de la justice. Il faut cependant noter que le

67 Ibid., p. 90.

68 Michel Bertrand, op. cit., p. 65.

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but ultime de la loi du talion est à l’origine un rétablissement rapide de la paix communautaire, rompue par la transgression des règles. En ce qui concerne

Combat de nègre et de chiens, ce principe est immédiatement rappelé après la

mort de Cal, comme le montre la didascalie ci-dessous :

Cal est touché au ventre, puis à la tête ; il tombe. Alboury a disparu. Noir.

Le jour se lève, doucement. Cris d’éperviers dans le ciel. A la surface d’égouts à ciel ouvert, des bouteilles de whisky vides se heurtent. Klaxon d’une camionnette. Les fleurs de bougainvillées balancent ; toutes reflètent l’aube70.

Dans cette scène finale, on voit « des bouteilles de whisky vides » qui se heurtent dans les égouts. Le whisky, boisson des Blancs, hautement symbolique sert à témoigner d’un sentiment d’hospitalité, à enivrer Alboury et à le désarmer pour l’abattre. Ainsi entendu, on peut constater divers rôles de whisky qui correspondent à chaque stratégie déployée par Horn. Toutefois, les bouteilles de whisky dans les égouts représentent symboliquement l’échec de la ruse de Horn.

D’ailleurs, cette scène finale évoque le temps d’après la catastrophe en tragédie, le temps de la restauration de l’ordre du monde, ce qui est symbolisé par « l’aube » qui est la première lueur annonçant la fin de la nuit et qui commence à blanchir l’horizon. En ce sens, cette « aube » nous rappelle les dernières phrases de Èlectre de Jean Giraudoux.

ÉLECTRE. – Où nous en sommes ?

LA FEMME NARSÈS. – Oui, explique ! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu’il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

ÉLECTRE. – Demande au mendiant. Il le sait.

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LE MENDIANT. – Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore71.