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Problème de spectateur : récepteur secondaire ou direct ?

La Nuit juste avant les forêts

2. Argumentativité de la parole solitaire

2.1. Rhétorique de déictique

2.1.2. Problème de spectateur : récepteur secondaire ou direct ?

En ce qui concerne le théâtre, il est bien évident que la relation entre la scène et le spectateur est intrinsèquement asymétrique, car la communication extrascénique, en principe, n’est ni équitable ni réciproque, mais plutôt unilatérale. En effet, le spectateur n’ayant pas le droit de monter sur le plateau ne fait rien d’autre que regarder et écouter les personnages qui se parlent et qui agissent. Le personnage sur scène tient à ignorer totalement l’existence du spectateur, considéré comme récepteur additionnel dont la « présence dans le circuit communicationnel échappe totalement à la conscience de l’émetteur »93. Pourtant, il est à noter qu’au cœur de cette réflexion se trouve la notion de « double énonciation », l’essence même de la communication théâtrale. Dans cette structure énonciative très particulière, les paroles proférées sur scène « sont adressées à deux destinataires distincts : l’interlocuteur sur scène et le public. Le même discours fonctionne simultanément sur deux plans, il doit agir

92 Ruth Amossy, La Présentation de soi : Ethos et identité verbale, op. cit., p. 130.

93 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », op. cit., p. 48.

85 sur l’interlocuteur immédiat et sur le destinataire indirect »94. Cependant, cette notion de double énonciation théâtrale aide à renforcer l’idée que le spectateur en tant que récepteur additionnel doit garder la passivité totale pendant la communication théâtrale qui comporte deux axes : la communication intrascénique (personnage – personnage) et extrascénique (scène – salle). À ce propos, il faut souligner, comme l’a montré Anne-Françoise Benhamou95, que le théâtre contemporain met particulièrement en tension ces deux axes. En effet, le théâtre contemporain remet souvent en question l’idée que la communication scénique garde son autonomie interne comme œuvre d’art, devant le public, et que la communication entre la scène et la salle n’est qu’une conséquence de la double énonciation théâtrale. En revanche, il importe de ne pas oublier que c’est la communication entre la scène et la salle qui a une valeur réelle, alors que celle entre les personnages sur scène est fictive. Il s’ensuit logiquement que le spectateur devient le destinataire réel du discours des personnages qui utilisent un autre personnage comme l’allocutaire fictif en vue de s’adresser

indirectement au spectateur. En ce sens, la position énonciative du spectateur

varie selon les divers points de vue intrascénique ou extrascénique.

D’un côté, le spectateur de La Nuit juste avant les forêts, peut prendre la position de destinataire direct, parce que le personnage « je » s’adresse sans cesse à un « tu » invisible qui est à l’extérieur de la scène, autrement dit, à la place du spectateur. À chaque appel sous forme d’un pronom personnel (« tu », « vous », et « nous »), le spectateur en tant que destinataire direct et réel se sent obligé de répondre, parce qu’il sait qu’il n’y a personne d’autre que lui dans la salle de théâtre.

D’un autre côté, Anne-Françoise Benhamou précise que le spectateur de

La Nuit juste avant les forêts « travaille », parce qu’il « doit supposer la

présence de l’autre, c’est à lui de reconstituer mentalement ses réactions,

94 Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 145.

95 Voir Anne-Françoise Benhamou, « Qui parle à qui quand je (tu, il) parle(s) tout seul ? », op. cit., p. 26-28.

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d’imaginer quelque chose comme le contre-champ de la scène »96. Dans le paragraphe ci-dessous se manifeste un appel qui invite le public à participer à la scène, d’une telle façon si pressante que cet appel semble adressé directement à chaque spectateur.

car ce sera notre heure pour ne plus nous retenir, camarades : faites-leur la peau, maintenant, bandez, jouissez, tout ce que vous pouvez, tout ce que vous avez retenu depuis si longtemps, foutez-leur-en partout, noyez leurs gueules de tueurs et leurs belles gueules de luxe, eux qui jouissaient entre eux et qui jouissaient de nous depuis si longtemps97.

L’attention se concentre tout d’abord sur l’usage des pronoms « nous » et « vous ». Le pronom « nous » désigne toutes les personnes concernées dans la situation d’énonciation. Il comporte donc le locuteur et l’allocutaire ou les allocutaires, une ou plusieurs tierces personnes, ou tous ensemble. Comme le dit Benveniste, « nous » n’est pas un véritable pluriel de « je ». Donc, ce n’est pas « une multiplication d’objets identiques, mais une jonction entre le “je” et le “non-je” » 98. Par ailleurs, le pronom « vous » désigne un ou plusieurs allocutaires et une ou plusieurs tierces personnes. Ainsi, c’est dans « nous » et « vous » que « je » mets « tu » et « l’autre » ensemble. Donc, le moment où « je » devient « nous » est le moment essentiel dans le sens où la parole de « je » franchit le quatrième mur.

Ici, le « je » demande vivement au spectateur « vous », parce que ce « vous » a une forme plurielle, de « leur faire la peau », « bander », « jouir », etc., sur le mode impératif qui n’est pas forcément un ordre formel, mais, en la circonstance, une sorte d’invitation. D’ailleurs, l’illusion que le « je » s’adresse directement au spectateur est renforcé par l’emploi du déictique « maintenant » qui signifie un moment partagé avec à la fois l’allocutaire fictif comme

96 Anne-Françoise Benhamou, « Territoires de l’œuvre », Combats avec la scène,

Théâtre aujourd’hui, n° 5 : Koltès, dossier coordonné par Anne-Françoise Benhamou,

Samra Bonvoisin et Jean-Claude Lallias, ministère de la Culture/CNDP, 1995, p. 18.

97 Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, op. cit., p. 27.

87 personnage et l’allocutaire direct comme spectateur. Nous pouvons donc y percevoir clairement la mise en scène de deux interactions imbriquées : l’une entre le personnage et son allocutaire invisible, et l’autre entre le personnage et le spectateur directement interpellé par lui. L’identification entre le « tu » absent et le spectateur dans le dernier passage de la pièce cité ci-dessous nous montre l’entremêlement du « tu », « mama » et le spectateur, ensemble réunis dans l’appel désespéré du « je ».

camarades, je te trouve et je te tiens le bras, j’ai tant envie d’une chambre et je suis tout mouillé, mama mama mama, ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade, moi, j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime, et le reste, de la bière, de la bière, et je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire, quel fouillis, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie99.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’expression purement déictique, « tu es là » tient à impliquer l’allocutaire dans l’instance d’énonciation du locuteur, ce qui rappelle le « maintenant qu’on est là » en ouverture de la pièce : « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu […], mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là »100. Depuis le début, le personnage emploie des expressions déictiques dont le sens n’est saisi qu’à travers les références contextuelles de l’énonciation. Ici, les deux déictiques spatio-temporels « maintenant » et « là » signifient respectivement « un moment précis du spectacle », et « dans une salle de théâtre », pour le spectateur, c’est-à-dire le destinataire réel et direct. Par conséquent le déictique personnel « tu » peut désigner à la fois l’allocutaire invisible et le spectateur. Tout cela nous conduit à supposer que l’écriture déictique de Koltès invite le spectateur à fabriquer un tout, ce qui crée en quelque sorte une intimité entre le personnage et le spectateur qui peut être donc un confident moderne.

99 Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, op. cit., p. 63.

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Sous cet angle, « au théâtre, la scène entière apparaît comme le partenaire discursif du monologuant. Le monologue s’adresse en définitive directement au spectateur, interpellé comme complice et voyeur-“auditeur” »101. Par ailleurs, dans le monodrame, comme La Nuit juste avant les forêts, « c’est le public qui est censé devenir le partenaire du protagoniste »102. En particulier, l’appel direct au spectateur et l’emploi des déictiques invitent le spectateur à participer à la scène, même d’une manière implicite. Tout sert à permettre l’unification du « tu » et du spectateur, en même temps qu’à faciliter l’identification du spectateur au personnage.

Pascal Vacher met en relief les caractéristiques propres de cette pièce, en parlant de la transgression extrême du genre théâtral dans le sens où, du début à la fin, le spectateur est interpellé et invité à abattre le quatrième mur du théâtre. Selon lui, « le personnage cherche quelqu’un en s’adressant à nous, mais est-ce encore un personnage ? On pourrait arguer que c’est toujours à nous que s’est adressé le personnage de théâtre. […] Mais la spécificité de La Nuit

juste avant les forêts est l’adresse directe à chacun de nous, en tant qu’être

humain. […] En somme, il n’y a pas d’action, il n’y a plus ni spectateur ni personnage, mais des personnes de part et d’autre »103. Ce monologue est donc un « combat avec la scène »104 au niveau de la structure générique. Il en résulte qu’il est difficile de ramener cette pièce à une catégorie ou à un genre d’ores et déjà connu ou préétabli.

101 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 217.

102 Ibid., p. 216.

103 Pascal Vacher, « La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès : Violence du genre, genre de violence ? », in Marc Dambre & Monique Gosselin-Noat (éd.),

L’Éclatement des genres au XXe siècle, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 300. 104 Revue Théâtre aujourd'hui, n°5, 1996, consacrée exclusivement à Koltès.

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