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Combat de nègre et de chiens

2. Analyse de figures argumentatives

2.1. Hypotypose mensongère

2.1.1. Hypotypose pittoresque

La figure de l’hypotypose est une « figure de style consistant à décrire une scène de manière si vive, si énergique et si bien observée qu’elle s’offre aux yeux avec la présence, le relief et les couleurs de la réalité »98. Cette figure pittoresque permet au destinataire ou au spectateur de visualiser les choses dans le discours comme s’il s’agissait d’un tableau, d’une scène vivante se déroulant sous ses yeux, d’où la fréquence du présent de narration dans cette figure.

Selon la logique de l’hypotypose, cette figure « opère en quelque sorte un changement de mode perceptif en produisant un déplacement du son vers

97 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 229.

157 l’image, tout à fait propre à stimuler l’imagination des auditeurs. L’hypotypose est une image des choses si bien représentées par la parole que l’auditeur s’imagine les voir plutôt que les entendre » 99. Cette translation de l’oralité à la visualité retient l’attention du récepteur et provoque des effets émotionnels qui peuvent remporter des preuves pathétiques. Gilles Declercq cite, à ce propos, un passage de Quintilien pour illustrer l’importance de l’image : « Seule émeut la présence de l’objet ou du spectacle générateurs d’émotion – leur présence réelle, ou leur image intérieure. L’émotion émane ainsi de l’image, directe ou représenté : elle est, somme toute, affaire de visualité et d’imagination (Institution oratoire, X, VII, § 14-15 ; Extr. p. 441-442). »100 En bref, l’image représentée stimule l’imagination des auditeurs et suscite une vive émotion, laquelle pourrait l’emporter sur le raisonnement juridique, comme Cal l’a entrepris délibérément.

CAL (il pose cinquante francs. Cris des crapauds-buffles,101 tout près). – On regardait le ciel, les ouvriers et moi ; le chien avait senti

l’odeur de la tempête. Un gars traversait le chantier ; je le vois. À cet instant, un violent orage éclate. Je crie : viens Toubab, viens ! Le chien dresse le museau, dresse ses poils ; il sent l’odeur de la mort ; ça l’excite, pauvre bête. Puis je le vois courir vers le nègre, là-bas, sous les trombes d’eau. Viens, Toubab ! Je l’appelle ; pauvre bête. Alors, au milieu du vacarme, des éclairs déchaînés, je vois un grand trait de foudre. Toubab s’est arrêté ; tous on regarde. Et on voit le nègre tomber, au milieu des bruits de tonnerre ; touché, sous les tonnes de pluie ; il se couche dans la boue. Vers nous vient l’odeur du soufre ; puis, le bruit d’un camion, là-bas, qui fonce, vers nous.102

Un des exemples réussis de l’hypotypose est le discours enflammé de Théramène qui raconte la mort d’Hippolyte, en amplifiant l’émotion douloureuse, autrement dit, la terreur et la pitié. Comme la description de

99 Michel Pougeoise, Dictionnaire de poétique, Éditions Belin, 2006, p. 252.

100 Gilles Declercq, « Schèmes argumentatifs et culture oratoire » in Marianne Doury & Sophie Moirand (éd.), L’Argumentation aujourd’hui. Positions théoriques en

confrontation, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 143.

101 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 69 : « ALBOURY. – Le chant des crapauds-buffles : ils appellent la pluie. »

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Théramène, le paragraphe ci-dessus, qui est la première excuse inventée par Cal dans la scène III est un exemple par excellence de l’hypotypose. D’abord, pour produire l’effet d’hypotypose, « certains détails doivent accrocher le regard ou frapper l’oreille »103, ce que démontre l’utilisation des expressions suivantes : « cris des crapauds-buffles », « vois », « sent », « regarde », « bruits de tonnerre », « l’odeur du soufre », « le bruit d’un camion », etc. En plus de cela, Cal mêle délibérément des expressions sensorielles et une narration chronologique pour rendre sa parole vraisemblable et accorder une crédibilité à sa parole. Ce type de discours relativement émotionnel peut aider à faire sentir et partager l’événement relaté avec son interlocuteur en le plongeant dans l’espace sensoriel où la pensée rationnelle souvent perd sa puissance.

D’autres procédés renforcent l’effet de l’hypotypose. On peut remarquer le présent de narration qui se substitue aux temps du passé, ce qui fait revivre le passé au moment de l’énonciation et ce qui invite et implique l’interlocuteur dans cette action du passé. Au moyen de l’utilisation du présent à la place du passé, Cal donne à son récepteur direct ou indirect l’illusion d’assister à une scène d’une effroyable catastrophe alors que tout n’est qu’un mensonge. À ce croisement du temps se mêlent des marquages temporels et des localisations à l’aide de locutions adverbiales comme « à cet instant », « alors », « là-bas », « vers nous ». Ce type de localisation peut faire authentique et engage la parole dans le réel. En effet, tous les exemples de ce paragraphe visent à créer des images vivantes et réalistes afin de faire croire au récepteur que le locuteur Cal a vécu réellement l’événement, en suscitant ces images partagées par l’expérience vécue des récepteurs. De plus, on peut constater une sorte d’autopersuasion dans cette fiction mensongère où devient floue la frontière le vrai est le faux, ce qui dénonce ironiquement la faiblesse mentale de Cal.

Par ailleurs, il faut se rappeler qu’une des fonctions de l’hypotypose est qu’« elle s’attache, dans un autre esprit, à la description minutieuse des détails, parce qu’elle veut faire vrai, et que c’est le détail qui rend souvent le mensonge

159 vraisemblable ; elle pactise alors avec le réalisme »104. À la lumière de cette remarque, on peut dévoiler la stratégie discursive de Cal, c’est-à-dire faire croire son mensonge et transférer la responsabilité de la mort de l’ouvrier noir à une catastrophe naturelle. Ignorant cet accident, le spectateur risque de croire à tort que Cal dit la vérité, puisqu’il n’était pas présent au moment de l’événement et qu’il n’a pas d’autres sources de renseignements que la parole de Cal.

2.1.2. Hypotypose dans le discours rapporté

Il est intéressant de relever un autre type d’hypotypose dans Combat de

nègre et de chiens. « L’hypotypose, remarque Michel Pougeoise, se rencontre le

plus souvent dans certains types d’énoncés comme le discours judiciaire ou encore dans les descriptions, le récit rapporté »105. Dans le cas de discours rapporté, en particulier, « le discours indirect doit le céder au discours direct, ou, à la rigueur, au style indirect libre » 106. Par là, la vivacité des échanges verbaux permet d’offrir une bonne visualité des actions dans le passé.

CAL. – Tout d’un coup, j’ai vu Toubab en face de moi, qui me regardait de ses petits yeux penseurs. Toubab, mon petit chien ! je dis : qu’as-tu à rêver, à quoi penses-tu ? il grogne, hérisse le poil, longe l’égout doucement. Je le suis. Toubab, mon petit chien, qu’tu à réfléchir ? as-tu senti quelqu’un ? Il hérisse le poil, aboie un petit coup et saute dans l’égout. Je me dis : il a senti quelqu’un. Je le suis. Mais je n’ai rien trouvé, patron ; que la merde, patron.107

Dans ce paragraphe, Cal essaie de mettre en avant ses efforts de récupération du corps en racontant son parcours avec son chien. En effet, ce parcours pourrait être relaté en récit narratif sans les paroles adressées à son chien qui ne lui répond que par de gestes simples. Cal construit, en revanche,

104 Ibid., p. 542.

105 Michel Pougeoise, Dictionnaire de rhétorique, Armand Colin, 2001, p. 143.

106 Henri Morier, op. cit., p. 546.

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des dialogues fictifs comme s’il parlait avec son chien. Comme un récit habituel, le début du discours de Cal commence au passé composé et imparfait « j’ai vu Toubab en face de moi, qui me regardait… ». Tout de suite après cette narration, se poursuivent en s’entremêlant les discours directs des paroles adressées au chien et les réponses gestuelles du chien, le tout relaté au présent de narration. Tout ce procédé rhétorique de Cal sert à démontrer la sincérité de son effort, mais on peut en douter vu qu’il n’y a personne autour de lui à ce moment-là. Cal étant la seule source de renseignements du passé pour le spectateur ou le lecteur, il peut modifier et manipuler la vérité en utilisant la figure de l’hypotypose à son profit, c’est-à-dire pour atténuer la responsabilité de son propre crime.

En somme, la figure de l’hypotypose, comme nous l’avons remarqué, dépasse les frontières de la phrase et ne se contente pas d’embellir les phrases. L’hypotypose est un procédé complexe qui permet de rendre le discours vraisemblable et de le faire accepter par le récepteur.