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Stratégie destinée à rendre crédible le mensonge

Combat de nègre et de chiens

1. Parole argumentative : commerce de paroles

1.2. Horn et Cal : discours délibératif

1.2.1. Stratégie destinée à rendre crédible le mensonge

Dès le début de la pièce, Horn et Cal parlent de l’accident mortel survenu au chantier et discutent de la meilleure solution de le résoudre, en jouant aux cartes et en buvant du whisky, comme si c’était une chose banale et habituelle en quelque sorte. Au début, Horn déclare qu’il ne sait rien de cet accident et

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qu’il ne veut pas s’en mêler72. Face au refus pur et simple de Horn, Cal est obligé de protester contre ce refus, alléguant qu’il n’est pas coupable dans cet accident.

CAL (il pose cinquante francs. Cris des crapauds-buffles,73 tout près). – On regardait le ciel, les ouvriers et moi ; le chien avait senti

l’odeur de la tempête. Un gars traversait le chantier ; je le vois. À cet instant, un violent orage éclate. Je crie : viens Toubab, viens ! Le chien dresse le museau, dresse ses poils ; il sent l’odeur de la mort ; ça l’excite, pauvre bête. Puis je le vois courir vers le nègre, là-bas, sous les trombes d’eau. Viens, Toubab ! Je l’appelle ; pauvre bête. Alors, au milieu du vacarme, des éclairs déchaînés, je vois un grand trait de foudre. Toubab s’est arrêté ; tous on regarde. Et on voit le nègre tomber, au milieu des bruits de tonnerre ; touché, sous les tonnes de pluie ; il se couche dans la boue. Vers nous vient l’odeur du soufre ; puis, le bruit d’un camion, là-bas, qui fonce, vers nous. (Horn fait

tourner les dés.) […]

HORN (regardant les dés). – Douze. (Cal ramasse.)74.

Dans le paragraphe ci-dessus, Cal avance, pour la première fois, la thèse de l’accident mortel d’un ouvrier noir, en vérité, qu’il a tué. D’abord, il fait la description de l’accident, comme s’il était un simple observateur. Il n’y a pas de conjonctions causales, seulement des points-virgules qui servent à énumérer des événements selon l’ordre chronologique, sans conjonction de coordination, ce qui donne une impression aussi urgente que pressante.

Au début, Cal utilise l’imparfait employé en principe pour la description d’un événement passé. Tout de suite, le temps du verbe se transforme en « présent de narration »75 pour susciter une vive réaction chez l’interlocuteur. Cal utilise par ailleurs très fréquemment des expressions qui relèvent de la perception sensorielle : « voir, sentir l’odeur, regarder, bruits de tonnerre, bruit du camion ». Ce faisant, Cal essaie de démontrer que c’est une tempête, une

72 Ibid., p. 19 : « HORN. – Prépare-toi. Moi, je ne m’en mêle pas ; je n’ai pas la tête à cela ; je ne sais rien ; je ne te couvre pas ; je n’étais pas là ».

73 Ibid., p. 69 : « ALBOURY. – Le chant des crapauds-buffles : ils appellent la pluie. »

74 Ibid., p. 20. [C’est nous qui soulignons.]

75 Jean-Jacques Robrieux, Éléments de rhétorique et d’argumentation, op. cit., p. 71 : « Le présent dit de narration, forme de réactualisation temporelle destinée à rendre vivante une scène passée ».

145 violence de la nature, qui est entièrement responsable de l’accident. De plus, l’insertion imprévue du discours direct (« viens Toubab, viens ! », « Viens, Toubab ! ») renforce la vivacité et la crédibilité de son histoire fabriquée. Tous ses efforts pour donner une description pittoresque a pour but de garantir l’objectivité et de renforcer la crédibilité de sa parole. Ce faisant, il viser à insister sur son innocence dans cet accident.

Cependant, à la fin du paragraphe cité, qui décrit l’accident, Cal utilise un « nous » pour se désigner lui-même et pour désigner les ouvriers. Le déictique « nous » peut se comprendre comme une combinaison de « je » et de « non-je », lesquels se définissent en fonction de la situation d’énonciation. Pourtant, quand Cal raconte son histoire à Horn, le « non-je » de « nous » peut désigner à la fois les ouvriers et Horn selon l’instance de discours. En effet, Cal utilise délibérément « nous » à la place de « moi » pour impliquer Horn et lui faire partager la responsabilité de l’accident.

La description minutieuse, le présent de narration et le discours direct peuvent constituer une figure d’hypotypose, qui a pour but de rendre le plus fort le plus faible des arguments. À la lumière de l’explication de Jean-Jacques Robrieux sur le mécanisme de la figure hypotypose, on peut supposer que Cal essaie d’« actualiser »76 un passé qu’il a délibérément fabriqué afin de rendre sa parole vraisemblable et de « susciter l’implication directe du récepteur »77. Pourtant, l’effort de Cal ne réussit pas, parce que son interlocuteur Horn est déjà au courant de la vérité de l’accident et que la parole proférée de Cal, en état d’ivresse, lui fait perdre la confiance de Horn. Du point de vue rhétorique, la parole de l’ivrogne est dépourvue de preuve éthique qui est primordiale dans la persuasion de l’auditeur, non pas parce que Cal n’est pas sincère ni honnête, mais parce que sa parole n’est jamais argumentative en tant que telle. Comme l’a montré Gilles Declercq, « l'ethos doit donc se comprendre comme une

76 Jean-Jacques Robrieux, Les Figures de style et de rhétorique, op. cit., p. 83 : « Il faut que le locuteur ou le narrateur actualise l’objet ou la scène en les présentant comme appartenant à son propre présent (dans le cas du passé réel) ou comme la réalité (cas de faits irréels. »

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condition technique et intrinsèque du processus de persuasion, et non comme une qualité morale et extrinsèque issue de la nature de l'orateur. L'homme sincère et honnête ne fait pas nécessairement l'orateur efficace »78. Sous cet angle, le discours de Cal, aussi émotionnel et pittoresque qu’il soit perd sa puissance persuasive devant Horn qui connaît la vérité.

Dès que Cal comprend que Horn est pleinement informé de l’accident, il invente un deuxième mensonge, mais cette fois, il emploie amplement le discours rapporté au style direct pour donner un aspect objectif à sa parole. La parole de Cal, citée ci-dessous, peut donc être considérée comme une sorte de reconstruction de dialogues inventés. En ce sens, Cal agit comme un scénariste ou comme un producteur de fictions.

CAL. – Le gars, Horn, je peux te le dire, ce n’était même pas un vrai ouvrier ; un simple journalier ; personne ne le connaît, personne n’en parlera. Alors il veut partir ; moi je dis : non, tu ne partiras pas. Quitter le chantier une heure avant ; c’est important, une heure ; si on laisse prendre une heure, il y a l’exemple que cela fait. Comme je te le dis, je dis donc : non. Alors il me crache aux pieds et il part. Il m’a craché aux pieds, et à deux centimètres c’était sur la chaussure. (Ils

misent.) Donc j’appelle les autres gars, je leur dis : vous le voyez, le

gars ? (Imitant l’accent nègre :) – Oui patron on le voit – il traverse le chantier sans attendre l’arrêt ? – Oui patron oui patron sans attendre l’arrêt – sans casque, les gars, est-ce qu’il a un casque ? – non patron on voit bien il ne porte pas son casque. Moi je dis : souvenez-vous-en : il est bien parti sans que je l’autorise – oui patron oh oui patron sans que tu l’autorises. Alors il est tombé ; le camion arrivait et je demande encore : mais qui conduit le camion ? mais à quelle vitesse il fonce ? il n’a pas vu le nègre ? Et alors, hop ! (Cal ramasse.)

HORN. – Tout le monde t’a vu tirer. Imbécile, tu ne supportes même pas ta foutue colère.

CAL. – C’est comme je te le dis : ce n’est pas moi ; c’est une chute.

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HORN. – Un coup de feu. Et tout le monde t’a vu monter dans le camion79.

De manière plus générale, cette deuxième explication de Cal, aussi trompeuse que la première, nous semble un peu plus convaincante, étant donné qu’il essaie d’argumenter son propos en s’appuyant sur des paroles de témoins de l’accident. Puisque ces témoins sont de la même tribu que la victime, leurs témoignages se révèlent relativement fiables et peuvent servir de preuve évidente et solide pour démontrer son innocence. C’est ainsi que Cal met en relief les fautes de la victime par la bouche des ouvriers noirs dans le but d’imputer à Nouofia, l’ouvrier noir, la responsabilité de sa propre mort. Par là, il veut rendre sa parole vraisemblable et crédible à travers le discours rapporté direct, comme l’a bien expliqué Laurence Rosier.

On peut considérer que le rapporteur peut être objectif dans la mesure où il se contente de rapporter un discours, et que les DR (discours rapporté) peuvent donc être plus ou moins objectifs selon le degré d’effacement énonciatif80.

Il est aussi intéressant de remarquer que Cal « imite l’accent nègre »81

quand il rapporte les paroles des ouvriers noirs, cela pour accentuer le réalisme du discours rapporté, ce mime vocal voulant prétendre que le discours rapporté de Cal est une parole authentique, et non fabriquée intentionnellement.

Dans l’optique qui nous intéresse, il est nécessaire de relever les définitions que propose Laurence Rosier pour le verbe « rapporter », parmi lesquelles nous avons « re-dire/reproduire », « représenter », « interpréter », « faire circuler », etc. Tout cela nous conduit à penser que le discours rapporté n’est pas la répétition exacte d’un énoncé initial d’autrui. Donc « rapporter » peut s’interpréter comme une sorte de représentation, de reproduction et

79 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 23-24. [Les phrases soulignées par nous sont des discours rapportés directs.]

80 Laurence Rosier, Le Discours rapporté en français, Éditions Ophrys, coll. « L’Essentiel français », 2008, p. 41.

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d’actualisation de l’énoncé du passé au moment de l’énonciation présente. Aussi, il se pourrait que l’intention de celui qui rapporte s’insinue dans le discours rapporté soit volontairement soit même involontairement au cours d’une transformation de l’énoncé original. Il en ressort que les discours directs rapportés par Cal ne doivent pas être considérés comme tels. En effet, ils relèvent plutôt d’une stratégie discursive et peuvent se comprendre comme une sorte de monodrame composé de mensonges et théâtralisé par l’énonciateur, en l’occurrence ici Cal. D’ailleurs, cette pitoyable excuse de Cal se focalise sur les fautes de Nouofia (ce n’est pas un vrai ouvrier, il a quitté le chantier une heure avant, sans permission, sans casque) et l’humiliation que ce dernier lui a infligée (Nouofia ayant craché sur ses chaussures). Il répète deux fois « il m’a craché aux pieds » afin de partager ce sentiment d’humiliation avec Horn et de se justifier. Ses efforts, cependant, n’atteignent pas leur but, puisque Horn est bien informé de tout ce qui s’est passé dans le chantier : « tout le monde t’a vu tirer », « tout le monde t’a vu monter dans le camion ». Devant la vérité, tout effort de mensonge est anéanti complètement. Mais Horn se servira de l’argument de Cal afin de se défendre contre l’accusation d’Alboury, c’est-à-dire « Pas de casque : cela nous enlève toute responsabilité »82, raisonnement fallacieux que nous avons analysé plus haut.