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Bienveillance : effort pour réduire la distance

Combat de nègre et de chiens

1. Parole argumentative : commerce de paroles

1.1. Horn et Alboury : discours judiciaire

1.1.1. Bienveillance : effort pour réduire la distance

Le paragraphe ci-dessous que l’on pourrait prendre comme l’exorde « qui prépare l’auditeur à écouter favorablement le sujet »18 est loin de l’exorde habituel, parce qu’il présente sans détour le sujet central de cette pièce, c’est-à-dire la réclamation du corps, ce qui, aux yeux de Patrice Chéreau, semble

121 transgresser les règles traditionnelles de la mise en scène19. L’absence de scène d’exposition qui en dramaturgie classique « doit instruire le spectateur du sujet et de ses principales circonstances, du lieu de la scène et même de l'heure où commence l'action, du nom, de l'état, du caractère et des intérêts de tous les principaux personnages »20. Elle doit être entière, courte, claire, intéressante et vraisemblable. À cet égard, on pourrait dire que cette scène relève plutôt un « exorde par attaque du point névralgique »21 qui touche directement le nœud du problème.

Derrière les bougainvillées22, au crépuscule.

HORN. – J’avais bien vu, de loin, quelqu’un derrière l’arbre.

ALBOURY. – Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mère était partie sur le chantier poser des branches sur le corps, monsieur, et rien, elle n’a rien trouvé ; et sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on ne lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra jamais dormir à cause des cris de la vieille ; c’est pour cela que je suis là.

HORN. – C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ?23

Combat de nègre et de chiens commence par une parole de Horn, dont le

verbe est au plus-que-parfait, temps utilisé en principe, soit pour insister sur la temporalité du passé, soit pour exprimer l’atténuation ou la politesse de l’énonciateur. Immédiatement après suit la présentation immédiate d’Alboury

19 Patrice Chéreau a avoué la difficulté rencontrée lors de la mise en scène : « On en a vraiment bavé, parce que ça ne répondait à aucune des règles de mise en scène que je respectais jusqu’alors. Pour chaque pièce, les règles varient. Avec Bernard, elles variaient radicalement. La scène du début, par exemple, c’était un vrai casse-tête. […] On obéit à des règles qui ne sont pas des règles de théâtre. Il y a une réalité du théâtre archifausse. C’est ça qui était difficile, et intéressant. » (Brigitte Salino, Bernard-Marie

Koltès, op. cit., p. 208.)

20 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, nouvelle éd., Librairie Nizet, 2001, p. 51.

21 Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 5e éd., PUF, 1998, p. 487.

22 Les bougainvilliers symbolisent un lieu autant mystérieux que tropical. Sous les bougainvilliers, les Blancs perdent la raison : « Les bougainvilliers avec toutes les nuances des mauves et des rouges et des orchidées, des frangipaniers, des flamboyants,

toutes ces fleurs à faire tourner la tête ! » (Bernard-Marie Koltès, Lettres, op. cit., p.

310). [Nous soulignerons les mots qui y renvoient.]

23 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Les Éditions de Minuit, 1989, p. 10.

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et sa raison de rencontrer Horn. Au moment du lever de rideau, l’information essentielle sur ce drame est fournie immédiatement aux spectateurs ou aux lecteurs : la réclamation du corps de Nouofia. Dès sa première rencontre avec Alboury, Horn semble déjà en connaître la raison. Horn, informé de l’accident qui a entraîné la mort de Nouofia, s’est préparé à la venue d’Alboury, indication donnée par l’utilisation du plus-que-parfait qui permet de supposer qu’il attend quelqu’un. C’est pourquoi Horn ne paraît pas surpris de cette venue pourtant imprévue d’Alboury. La seule chose qui l’intéresse, c’est de savoir qui l’envoie à lui : la police ou le village ?

Le conflit est déclenché dès le lever de rideau. Sans contexte, sans aucun renseignement supplémentaire, le spectateur est invité au cœur du conflit du drame. Il n’y aura donc pas d’effet de « surprise » pour le spectateur qui d’habitude attend un événement imprévu au cours du déroulement dramatique. Avec la connaissance immédiate du sujet du drame, le spectateur n’a plus qu’à observer et à suivre le combat langagier entre les personnages.

Selon Michel Vinaver, il importe de remarquer que la chaîne de la causalité prend un rôle prépondérant au début de Combat de nègre et de chiens.

D’une part, elle [Combat de nègres et de chiens] s’inscrit dans un système régi par le principe de causalité et se déroule par un enchaînement de causes et d’effets. D’autre part, et en même temps, l’action s’engendre et progresse par une poussée langagière de caractère aléatoire, par un mouvement apparemment désordonné de reptation, de juxtaposition, de chevauchement d’éléments composant le tissu des paroles échangées. La dualité de l’essence même de l’action – causalité et aléatoire –, la simultanéité en tout instant de ces deux « états » se relient avec la mixité du statut de la parole24.

La première argumentation d’Alboury pour la revendication du corps en est un bel exemple. Il expose la raison de sa venue en cinq phrases, sans aucune conjonction causale. Si l’on résumait ces cinq phrases en une seule pour démontrer la chaîne de causalité, ce serait comme suit: l’absence du corps fait

123 hurler de douleur la mère dont les cris importunent toutes les nuits les villageois. Selon cette logique, il faut nécessairement retrouver le corps du fils pour redonner la paix au village. Cette chaîne de causalité, un des raisonnements quasi-logiques fournit une raison invincible et irréfutable de la venue d’Alboury. En vue de répondre à la réclamation d’Alboury et à ses arguments imparables, Horn promet d’emblée un dédommagement financier à la famille de la victime. Contrairement aux prévisions de Horn, Alboury refuse carrément sa proposition, parce qu’il sait bien que la compensation financière ne peut pas résoudre le problème des villageois et que la récupération du corps est indispensable pour la cérémonie tribale des funérailles et pour rétablir la paix du village. Horn reconnaît déjà l’impossibilité de retrouver le corps de Nouofia jeté dans l’égout et à jamais disparu. S’il en est ainsi, comment Horn va-t-il faire pour résoudre cet épineux problème, autrement formulé, pour dissuader Alboury de réclamer le corps ? En tentant d’y répondre, et nous nous proposons ici d’examiner le discours de Horn et sa stratégie discursive.

HORN. – Une terrible affaire, oui ; une malheureuse chute, un malheureux camion qui roulait à toute allure ; le conducteur sera puni. […] Demain, vous aurez le corps ; on a dû l’emmener à l’infirmerie, l’arranger un peu pour une présentation plus correcte à la famille.

[…]

HORN. – Vous, je ne vous avais jamais vu par ici. Venez boire un whisky, ne restez pas derrière cet arbre, je vous vois à peine25.

En premier lieu, Horn admet immédiatement la faute du conducteur de camion. Mais, en fait, Horn ment car il connaît la vérité de l’accident, c’est-à-dire le meurtre commis par Cal. Toutefois, la parole mensongère de Horn peut avoir pour effet une atténuation de la tension entre les personnages, vu qu’il a promis la punition du conducteur et qu’il promet tout de suite à Alboury le retour du corps, un deuxième mensonge. Après avoir créé une atmosphère paisible, Horn invite d’emblée Alboury à boire un whisky afin de réduire la distance physique et mentale entre eux. Mais pourquoi du whisky ? Cette

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question suggère le besoin de revoir le but de l’argumentation et la notion de bienveillance en rhétorique.

Comme le but d’une argumentation n’est pas de déduire les conséquences de certaines prémisses, mais de provoquer ou d’accroître

l’adhésion d’un auditoire aux thèses qu’on présente à son assentiment,

elle ne se déroule jamais dans le vide. Elle présuppose, en effet, un contact des esprits entre l’orateur et son auditoire26.

Chaïm Perelman a bien souligné le rôle de « contact des esprits » en tant que condition préalable de l’argumentation. Pour attirer l’attention de l’allocutaire, le premier contact témoignant de bienveillance prend un rôle essentiel27. L’invitation à boire en est ici l’exemple par excellence. Le whisky, alcool fort fabriqué dans les pays anglo-saxons, peut servir à calmer l’esprit d’Alboury et à atténuer la vigilance de l’interlocuteur tout en créant une ambiance sympathique. Dans l’intention de dissuader Alboury armé d’arguments quasi-logiques et invincibles, Horn veut accueillir son partenaire avec une chaleureuse et généreuse hospitalité pour lui faire bonne impression, première étape de l’argumentation rhétorique en quelque sorte. Dans cette perspective, l’invitation de Horn peut être considérée comme un exorde, la première des cinq parties canoniques du discours, le but de l’exorde, d’après Chaïm Perelman, étant de « susciter la bienveillance et l’intérêt de l’auditoire, de bien le disposer à l’égard de l’orateur »28. En ce sens, cette invitation est indispensable pour assurer la réussite de l’argumentation.

D’ailleurs, il est à remarquer que le whisky prend des rôles divers d’un point de vue dramaturgique. Premièrement, comme nous venons de le voir, le

26 Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique, 2e éd., J. Vrin, 2009, p. 28.

27 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : La nouvelle

rhétorique, 6e éd., Éditions de l’Université de Bruxelles, 2008, p. 22 : « Faire partie d’un même milieu, se fréquenter, entretenir des relations sociales, tout cela félicite la réalisation des conditions préalables au contact des esprits. Les discussions frivoles et sans intérêt apparent ne sont pas toujours dénuées d’importance en ce qu’elles contribuent au bon fonctionnement d’un mécanisme social indispensable. »

125 whisky sert à faire preuve de bonne volonté et à créer une ambiance amicale pour la négociation. Deuxièmement, le whisky, dans le dénouement du drame, est un piège en vue d’abattre Alboury. Après avoir compris que la persuasion ne réussirait pas, Horn change de sa stratégie et décide d’enivrer Alboury pour l’abattre sans difficulté29. Cette ruse, cependant, échoue à la fin, parce que l’esprit d’Alboury est mystérieusement invincible et imbattable. Le dernier rôle du whisky concerne Léone qui se scarifie le visage avec un tesson d’une bouteille de whisky30, comme nous le verrons ultérieurement.