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La Nuit juste avant les forêts

1. Analyse de la forme théâtrale : qui parle à qui ?

1.1. Hybridation formelle ou violence au genre

1.1.2. Soliloque ou quasi-monologue

Malgré de nombreuses études sur ce sujet, la distinction entre monologue et soliloque reste toujours floue car aucun consensus théorique n’a été dégagé concernant leur véritable nature. Le soliloque, d’après Pavis, est « un discours qu’une personne ou un personnage se tient à soi-même. Le soliloque, plus

37 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 235.

38 Andrée Chauvin-Vileno et Mongi Maldini, « La Nuit juste avant les forêts, une parole sous tension », op. cit., p. 29.

39 Anne Ubersfeld, « Le quasi-monologue dans le théâtre contemporain : Yasmina Reza, Bernard-Marie Koltès », in Sieghild Bogumil et al. (éd.), Bernard-Marie Koltès au

carrefour des écritures contemporaines, Études Théâtrales, n° 19, Centre d’études

théâtrales, 2000, p. 89.

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encore que le monologue, se réfère à une situation où le personnage médite sur sa situation psychologique et morale, dévoilant ainsi, grâce à une convention théâtrale, ce qui resterait simple monologue intérieur. La technique du soliloque révèle au spectateur l’âme ou l’inconscient du personnage : d’où sa dimension épique et lyrique et son aptitude à devenir un morceau choisi détachable de la pièce et ayant valeur autonome (cf. le soliloque d’Hamlet sur l’existence) »41. En apparence, selon Pavis, le soliloque et le monologue sont pour ainsi dire identiques du fait qu’un personnage se parle à soi-même. Toutefois, la distinction pavisienne entre les deux, même si elle n’est pas toujours évidente, réside dans la nature de la parole du personnage : situation psychologique et morale, dévoilement de l’intimité, état d’âme, inconscient du personnage, etc.

En revanche, à en croire Ubersfeld, « on peut distinguer, un peu arbitrairement, le monologue du soliloque, ce dernier apparaissant pur discours autoréflexif, abolissant tout destinataire, même imaginaire, et limitant le rôle du spectateur à celui, justement, de “voyeur”. Mais peut-être n’y a-t-il jamais de vrai soliloque au théâtre »42. Ubersfeld, dans un autre article un peu plus récent, donne une définition légèrement modifiée du soliloque comme une parole adressée à son « interlocuteur invisible ou sourd »43. En bref, c’est une parole sans réponse. Pourtant, il est à remarquer que cette notion du soliloque présuppose l’existence d’un récepteur à qui le soliloque est adressé, même s’il n’est ni présent ni visible.

Il nous semble donc intéressant de tenir compte d’autres commentaires sur le soliloque koltésien. Christophe Bident par exemple remarque des traits spécifiques du monologue de La Nuit juste avant les forêts, proches de ceux que dégage Ubersfeld : « un monologue interrompu dans sa fonction de monologue, un monologue de partenaire invisible, un monologue qui exhibe ce

41 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 332-333

42 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III : Le dialogue de théâtre, op. cit., p. 22.

43 Anne Ubersfeld, « Le quasi-monologue dans le théâtre contemporain : Yasmina Reza, Bernard-Marie Koltès », op. cit., p. 88.

61 partenaire dans son invisibilité »44. Cyril Descles, dans sa thèse de doctorat, explique que le soliloque koltésien occupe une position intermédiaire « entre le monologue défini comme expression du repli de l’intériorité sur elle-même

reposant sur la seule expansion du moi et le dialogue supposant la réciprocité de la prise de parole lors de l’échange entre les interlocuteurs »45. Après avoir établi une distinction des langages théâtraux, Descles met en relief une caractéristique propre du soliloque koltésien qui « repose sur une parole fortement orientée vers un allocutaire, sans qu’il y ait nécessairement, de la part de ce dernier, une réponse à l’appel émis » 46, ce qui présente un point commun avec la notion d’Ubersfeld : « appel à l’autre qui ne répond pas ». Par ailleurs Christophe Triau, en adoptant cette perspective, caractérise le soliloque koltésien comme un « monologue de biais, puisqu’il s’inscrit sous le masque nécessaire de l’adresse et du rapport à l’autre – La Nuit juste avant les forêts était en cela fondatrice, qui instaurait déjà ce changement d’axe »47.

De ce point de vue, le soliloque ressemble à une « lettre ouverte » qui vise à être lue par le public, bien qu’elle soit adressée à une ou plusieurs personnes en particulier. En ce sens, La Nuit juste avant les forêts peut relever de l’écriture épistolaire où l’auteur s’adresse à son destinataire sans attendre une vraie réaction de sa part. Dans une lettre, ouverte ou pas, l’auteur peut se livrer plus intimement et assurer la sincérité de sa propre parole, d’où une connivence entre l’auteur et son récepteur. De plus, le ressort principal du genre épistolaire, qui le rapproche ainsi du genre théâtral, est de renforcer l’effet de réel en donnant au lecteur le sentiment de s’introduire dans l’intimité des personnages à leur insu.

44 Christophe Bident, Bernard-Marie Koltès, Généalogies, op. cit., p. 55.

45 Cyril Desclés, Le Langage dramatique de Bernard-Marie Koltès, thèse de doctorat, Université Paris IV – Sorbonne, 2007, p. 229. [C’est l’auteur qui souligne les mots.]

46 Ibid., p. 229.

47 Christophe Triau, « De la relativité. Dialogue et monologue dans la dramaturgie de Bernard-Marie Koltès », in Jean-Pierre Sarrazac et al. (éd.), Dialoguer. Un nouveau

partage des voix Volume II, Mutations, Études Théâtrales, n° 33, Centre d’études

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Dans la perspective qui nous intéresse, Ubersfeld nous fait remarquer qu’à partir de La Nuit juste avant les forêts, Koltès introduit une nouvelle forme de langage théâtral, le « quasi-monologue ». Selon elle, le quasi-monologue se situe entre le monologue classique qui présente les dilemmes intérieurs d’un héros et le soliloque, discours adressé à son interlocuteur invisible. Le quasi-monologue est ainsi « une forme particulière de soliloque, celle qui contient une

demande, explicite ou non, adressée à un interlocuteur muet »48 et « a pour caractéristique d’être fondé sur une plainte, une demande, un cri poussé vers un allocutaire absent dont on attend en vain une réponse»49. On peut constater ce type de quasi-monologue dans presque toutes les œuvres théâtrales de Koltès, et en particulier dans Roberto Zucco, où le protagoniste confie, de façon similaire, ses plaintes à un téléphone qui est hors service50 dans le tableau VIII intitulé « Juste avant de mourir ».

On voit comment cette forme du quasi-monologue, soliloque de demande dans le vide, est constitutive à la fois de la pensée de Koltès, de son pessimisme touchant les relations humaines et de son art, de la poétique de la solitude alliée à la demande d’amour, de sa manière d’approcher la sensibilité par des formes simples, une écriture directe et une extrême subtilité dans le fonctionnement 51.

Dans le paragraphe ci-dessus, Anne Ubersfeld met en lumière le fonctionnement autant dramaturgique que sémantique du quasi-monologue qui, selon elle, réussit à établir une parfaite correspondance entre la forme théâtrale et la vision du monde de l’auteur. En bref, le quasi-monologue koltésien parle en soi, pour soi, avec sa propre voix tremblante.

48 Anne Ubersfeld, « Le quasi-monologue dans le théâtre contemporain : Yasmina Reza, Bernard-Marie Koltès », op. cit., p. 88.

49 Alicja Paszkowska, « La Nuit juste avant les forêts : Une ouverture expressionniste pour Roberto Zucco » in André Petitjean (dir.), Bernard-Marie Koltès : Les registres

d’un style, coll. « Écritures », Éditions universitaires de Dijon, 2014, p. 90-91.

50 Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco suivi de Tabataba et Coco, Les Éditions de Minuit, 2001, p. 49 : « UNE PUTE (à la porte du bar). – Je vous l’avais dit que c’était un fou. Il parle à un téléphone qui ne marche pas ».

51 Anne Ubersfeld, « Le quasi-monologue dans le théâtre contemporain : Yasmina Reza, Bernard-Marie Koltès », op. cit., p. 95.

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