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Loin de n’être qu’un objet simple, le cancer s’adresse à l’intimité de l’individu. Dans sa rencontre avec celui-ci, Marie Ménoret (1999 : 143), s’inspirant des travaux de Strauss et Corbin (1988) a identifié qu’il y avait trois périodes distinctes lors de l’entrée dans la maladie. Elle distingue tout d’abord le pré-diagnostic, qui correspond à la période durant laquelle l’individu a en général repéré des signes d’alertes (douleur, modification anatomique suspecte, fatigue intense, amaigrissement…). Cette période a une durée éminemment variable en fonction des situations des personnes. Bien sûr, l’apparition du doute est inéluctable (est-ce une maladie grave ? est-ce un cancer ? ma vie est-elle compromise ?). Ce sentiment accompagnera l’individu tout au long de son parcours. Durant cette phase, les rendez-vous avec les spécialistes, la mise en œuvre de batteries d’examens qui concourront à établir un diagnostic vont entraîner la personne dans un moment de vie intense et extrêmement anxiogène.

Puis, dans un second temps, la personne ayant entrepris des démarches auprès de médecins, c’est la divulgation du diagnostic.Théoriquement, ceci est programmé lors d’une consultation

d’annonce55, mais force est de constater que, comme nous le verrons dans la partie consacrée au terrain dans cette thèse, la réalité est bien différente. En effet, cette recommandation du plan cancer n’est pas systématiquement mise en œuvre. L’annonce elle-même est souvent fragmentée, distillée, évoquée de manière graduelle dans le temps par différents professionnels de santé. Ce peut être fait par le médecin traitant, ou évoqué par le radiologue au moment de l’établissement du diagnostic ou lors de la consultation chez l’oncologue. L’individu se trouve confronté à la perte du doute quant à la réalité de la maladie dès lors que celle-ci est reconnue par les médecins. Ce changement produit également un changement de statut de la personne atteinte, puisqu’elle devient, par la perte de son identité d’être en bonne santé, un (ou une) « véritable » malade du cancer. Face à ce qui est souvent vécu comme un cataclysme, un flot de questionnements émerge chez la personne malade, sur son devenir, sur celui de la famille, sur son avenir, puisqu’au-delà de son être, c’est tout son environnement social qui va être lui aussi bouleversé.

Enfin, après le diagnostic et dans un troisième temps, alors que le patient n’est pas encore pleinement dans sa nouvelle réalité, il doit apprendre un nouveau métier, celui de malade du cancer (Good, 1998). Après la mort symbolique de l’être en bonne santé qu’il était, un travail de deuil doit s’accomplir, ainsi qu’une projection sur l’avenir, en attendant le commencement des traitements.

Nous pouvons remarquer que cette vision de l’entrée dans la maladie cancéreuse a été travaillée également par Fanny Soum-Pouyalet et Annie Hubert (2011 : 8). Ces deux auteures, ont quant à elles fait référence au modèle de Van Gennep (1909) pour évoquer le rite de passage qu’est l’entrée dans la maladie cancéreuse :

« La matérialisation d’une forme de morbidité (symbolique ou non) et la notion d’épreuve se retrouvent de manière quasi invariable dans les rites de passage (Van Gennep, 1981). Dans le contexte de la maladie cancéreuse, le danger de mort physique est bien réel et se double de la mort symbolique de celui que l’on était avant l’annonce de la maladie. » (Soum-Pouyalet et Hubert, 2011 : 8)

Il s’agit, lors de l’annonce de la maladie, de l’entrée dans une sorte de zone dangereuse dont l’issue est très incertaine, et qui, par conséquent projette le malade au-delà d’un seuil, dans un espace qui permet le passage d’un statut perdu (celui d’individu en bonne santé) à un nouveau

55 Le dispositif d’annonce est une mesure (n°40) du premier Plan cancer (2003-2007), mise en place à la

(celui de malade du cancer). Ceci n’est d’ailleurs pas sans danger : il y a risque de rupture brutale (refus de soins, dépression, rupture sociale). Fanny Soum-Pouyalet et Annie Hubert estiment que

« La mise en oeuvre d’un appareil rituel dans les rites de passage permet de garantir ce risque, en offrant un cadre à la rupture des normes. Ainsi, cette transition est accompagnée par des intervenants dont le rôle est en règle générale fondamentalement dédié à cette fonction précise, et qui sont censés garantir l’individu contre le danger de désocialisation » (Soum-Pouyalet et Hubert, 2011 : 9)

Cette représentation associée au changement de statut est également reliée à l’histoire de la pensée occidentale. Notre modèle de référence en matière de représentation de la structure interne de l’individu est en effet encore très marqué par le principe de la séparation corps/esprit, ceci en lien direct avec l’influence des religions judéo-chrétiennes. Nous retrouvons ce dualisme dans notre manière d’aborder des éléments explicatifs de notre physiologie intime. Ainsi, comme l’a montré Christine Durif (1994) les individus séparent souvent clairement ce qui relève du corps (les soins qui relèvent de la maladie somatique) et ce qui est de l’ordre de l’esprit ou du psychisme. Et cette séparation influence la manière d’envisager les soins.

On peut alors comprendre les raisons pour lesquelles la séparation corps/esprit possède une telle place dans les publications scientifiques qui permettent d’expliquer la survenue de la maladie et a fortiori du cancer. 81,2% des personnes interrogées attribuent en effet une influence de la sphère psychologique sur l’apparition de la maladie cancéreuse (Perreti-Watel, 2006).

Aline Sarradon-Eck (2009) réinterroge l’idée d’une psychogénèse du cancer, sujet qui avait déjà été abordé par Pierre Darmon en 1993. Celui-ci, en tant qu’historien de la médecine y voyait la croyance en un mythe qu’il dénonçait avec force. La sociologue Susan Sontag (1979), quant à elle, voit dans le principe d’une psychogénèse du cancer une forme de culpabilisation du malade, le rendant responsable de sa maladie. Ces approches sont d’ailleurs une manière de faire le lien entre, d’une part, une vision biomédicale de la maladie (le

disease) les représentations de l’étiologie de la maladie et les logiques de la société (le sickness). Ce lien se concrétise alors, notamment, au travers de la mise en œuvre des

politiques de santé publique, par exemple par des messages visant à responsabiliser les malades.

Aline Sarradon-Eck émet l’hypothèse selon laquelle l’idée d’une psychogénèse du cancer présente des avantages en matière de recherche de sens de la maladie puisqu’elle permettrait au malade de relier

« (…) le passé de l’individu, le présent et son avenir. Elle s’énonce dans des espaces de parole spécifiques, autorisés par les soignants et par l’institution, caractérisés par une approche centrée sur la personne et non sur sa maladie, par le temps d’écoute accordée au patient, par des dispositifs de soin favorisant une plus grande proximité avec le patient. » (Sarradon-Eck, 2009 : 10-11)

Pour elle, ceci constituerait, pour le malade, un moyen de garder une sorte de contrôle sur son histoire vécue ; le malade demeurerait acteur de sa propre vie, fusse-t-elle marquée par la maladie cancéreuse. Ceci lui permettrait, et Aline Sarradon-Eck se positionne ici dans le droit fil des travaux de Claudine Herzlich et Jeannine Pierret (1984), de légitimer un discours significatif sur l’origine de la maladie, avec pour corollaire, un renforcement de l’empowerment56 du malade sur les événements.

Ce discours sur l’origine de la maladie constitue, au moins symboliquement, une reprise de contrôle sur la situation ainsi qu’une tentative, par le malade, d’infléchir le cours néfaste d’évolution de la maladie.