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Les techniques d’enquête : le choix de la théorisation ancrée

J’ai choisi d’aborder mon terrain et la construction de cette thèse selon les principes de la théorisation ancrée telle que la conçoivent Glaser et Strauss (1967). Dans son article

« L’analyse par théorisation ancrée », Pierre Paillé (1994) en décrit méticuleusement les

principes et la manière dont ils s’insèrent dans une approche de type qualitative :

« (…), l'analyse par théorisation ancrée (qui est une des nombreuses méthodes d'analyse qualitative) est une démarche itérative de théorisation progressive d'un phénomène, comme on pourra le constater, c'est -à-dire que son évolution n'est ni prévue ni liée au nombre de fois qu'un mot ou qu'une proposition apparaissent dans les données. Ainsi, elle ne correspond ni à la logique de l'application d'une grille thématique préconstruite ni à celle du comptage et de la corrélation de catégories exclusives les unes des autres. En fait, l'analyse par théorisation ancrée n'est pas

l'analyse d'un contenu ; elle équivaut beaucoup plus justement à un acte de conceptualisation. »

Je m’inscris donc dans les pas de ceux qui ont posé les bases de cette approche, qui en ont développé la méthodologie, laquelle s’est enrichie au fil des années.

Cette méthode de conduite de la recherche comporte six étapes principales :

• La codification initiale : grâce à l’outil informatique, chaque phrase des entretiens est passée au crible et se voit attribuer un code. On entend par code, l’attribution à un groupe de mots, une phrase, une synthèse lexicale qui rend compte du sens du propos évoqué.

Ce travail de fourmi doit être le plus fidèle et le plus précis possible afin de restituer au mieux le contenu des matériaux recueillis.

• La catégorisation : cette étape consiste à reprendre de manière exhaustive la codification initiale en opérant des regroupements, des catégorisations conceptuelles. L’objectif de cette étape est alors de dégager des éléments qui renvoient à des données plus larges que les éléments simplement juxtaposés.

• La construction et la consolidation des catégories : il s’agit lors de cette phase de la recherche de reprendre l’ensemble de la démarche et d’interroger la pertinence du classement, des clés de répartition. À ce stade, il est décidé des dimensions dans lesquelles seront analysés les éléments. Il conviendra pour cela de rechercher leurs attributs et propriétés. Il va sans dire qu’une infinité de dimensions sont potentiellement possibles : un choix pertinent doit être opéré.

• La mise en relation : le travail se poursuit en confrontant les différentes catégories, en les interrogeant les unes par rapport aux autres, en quelque sorte en continuant à interroger les différentes composantes pour en capter l’aspect multidimensionnel. • L’intégration : devant la difficulté représentée par l’ampleur du modèle d’analyse par

théorisation ancrée, il est indispensable de délimiter l’étude qui prend corps. Ceci est nécessaire en raison de l’infinité de combinaisons possibles pour l’analyse.

• La modélisation : l’objet de recherche étant circonscrit (du moins bien cerné), l’étape de modélisation consiste à objectiver le modèle de construction des relations structurelles et fonctionnelles représentant le phénomène observé.

• La théorisation : c’est l’étape finale durant laquelle on tente de vérifier la cohérence globale de l’analyse en interrogeant de nouveau les implications théoriques du modèle proposé.

La spécificité de mon approche (à la fois émic et étic, intérieure et extérieure au sujet) m’a fait choisir une méthodologie souple, basée sur la théorisation ancrée telle que la définissent Glaser et Strauss (1967), allers-retours entre terrain et théorie, avec une souplesse dans l’approche du terrain qui m’a permis de me laisser, en quelque sorte, porter par et dans la confrontation entre mon histoire singulière et ce que me racontaient les autres acteurs de ma recherche.

J’ai souhaité laisser la parole, le plus possible, à mes interlocuteurs. Après une courte présentation de mon parcours et de mon projet, j’ai laissé les personnes me raconter leur histoire avec la maladie. Conscient du fait que l’enquêteur n’est jamais neutre, il m’a semblé intéressant de ne pas trop influencer les acteurs de ma recherche quant aux chemins qu’ils voulaient emprunter.

Il y a eu parfois de longs voyages hors de la maladie. J’ai par exemple, dans un des entretiens, voyagé jusqu’en Nouvelle Calédonie, avec un récit ethnographique très riche. Cette manière de se raconter parle aussi de la personne, de son énergie, de son attrait pour la communication et la relation aux autres, si bien que, dans le récit, la maladie passe parfois au second plan. Afin de « donner l’avantage » aux interviewés patients, il m’a semblé important de les rencontrer dans leur environnement familier, à leur domicile. Cela a permis en outre de me libérer du joug médical concernant les autorisations d’enquête. Car au départ, je projetais de faire des enquêtes en recrutant des patients issus d’un centre de traitement du cancer. C’est la rencontre avec le médecin responsable du centre qui m’en a dissuadé. Quand je lui ai présenté mon projet, il a tout de suite mis en cause ma méthode de recherche : pour lui, il n’y avait pas de salut hors des méthodes quantitatives. Il m’a dit, narquois : « vous allez faire une enquête auprès de tous les maçons portugais ! ». J’ai préféré garder le silence et ne pas répondre que j’ignorais qu’il dirigeait un établissement spécialisé dans le traitement des maçons portugais. Toujours est-il que j’ai toujours été très bien reçu par les patients. La plupart du temps, même s’il y avait d’autres personnes dans la maison, les conjoints très souvent, l’entretien se faisait en tête à tête. Il n’y a eu que deux ou trois exceptions sur l’ensemble des conversations. Je

pense que cet état de fait n’émanait pas d’une demande expresse des patients eux-mêmes, mais semblait être une convenance implicite. Peut-être inconsciemment, les proches voulaient-ils favoriser un contexte d’intimité au sein duquel la parole devait être libre ?

Les durées d’échanges ont été en moyenne d’une heure. L’entretien le plus court a duré une quarantaine de minutes et le plus long deux heures quinze. Dans tous les cas, les personnes interrogées ont très bien accepté l’enregistrement de la conversation et le dictaphone a été vite oublié.

Le corpus

Entretiens semi directifs et récits de vie

Le corpus central de ma recherche est donc formé principalement par les entretiens (semi- directifs et récits de vie) menés auprès de patients, d’aidants, de soignants biomédicaux et de tradithérapeutes. Les entretiens sont, le plus souvent possible, enregistrés et intégralement retranscrits.

En raison des sujets à caractère intime que je souhaitais aborder avec mes interlocuteurs, j’ai souhaité être le moins directif possible en les laissant libres, au cours de l’échange, d’aborder, à leur manière tout ce qui concernait leur relation à la maladie. Après une courte présentation de mon parcours et de mon projet, j’ai donc laissé les personnes me raconter l’histoire de leur relation au cancer. Je n’avais pas de grille d’entretiens à proprement parler, mais plutôt des questions de relance.

Les observations et l’usage de la caméra

A ces entretiens viennent s’ajouter diverses observations ethnographiques effectuées lors de séances de thérapies (reiki, magnétisme…), de cultes de guérison, de néo-chamanisme. Certaines de ces observations ethnographiques ont été filmées avec mon téléphone portable à la manière de notes de terrain (Pourchez, 2004) afin de pouvoir être visionnées à nouveau, voire retravaillées à partir du feedback des personnes filmées.

Le traitement des données

Certains auteurs comme Raymond Massé (2010) considèrent que l’anthropologie de la santé doit sortir de son repli parfois frileux pour s’ouvrir aux autres sciences et a fortiori aux autres méthodologies que celles employées de manière classique dans la discipline.

« (…) une fermeture aux méthodes d’analyse utilisées par les épidémiologistes, les professionnels de la santé, les psychologues ou les géographes de la santé risque de confirmer la marginalisation de l’anthropologue de la santé comme interlocuteur crédible. Les techniques de collecte de données et les méthodes d’analyse des données, textuelles ou quantitatives, sont plus que de simples outils méthodologiques. L’anthropologie de la santé doit les voir comme des éléments d’un vocabulaire de base qui permettent le dialogue interdisciplinaire. Les réticences de certains à se familiariser avec les rudiments de ce langage commun peuvent servir de prétexte à des partenaires pour justifier l’exclusion des anthropologues de projets multidisciplinaires voire de certains lieux de décisions. Si des méthodologies rigoureuses renforcent la validité des conclusions de recherche, elles constituent de même le socle fondamental de la crédibilité de la discipline et des chercheurs » (2010 : 15).

Ainsi, pour traiter les données issues des entretiens, j’ai fait le choix d’utiliser le logiciel MAXQDA® qui est conçu pour traiter des données de manière qualitative. L’utilisation d’un outil informatique tel que MAXQDA®, n’exonère en rien le travail d’adaptation de cet outil à ma recherche. En effet, le codage de chaque entretien représente un travail artisanal, qui m’est propre. La classification du codage est modifiée au fil du travail, d’entretiens en entretiens, ce qui répond bien aux exigences de la méthode par théorisation ancrée. Le logiciel n’est pas un algorithme qui permettrait un traitement automatisé des données selon un modèle préétabli : il s’agit bien d’une construction.

Deuxième partie