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Quelle classification pour les discours des patients ?

L’apport de François Laplantine

François Laplantine (1986) propose une classification des étiologies de la maladie retrouvées dans les discours des patients selon quatre catégories, que nous retrouverons dans la phase d’analyse des discours des personnes interrogées dans le cadre de cette thèse :

• Le modèle ontologique/fonctionnel • Le modèle exogène/endogène • Le modèle additif/soustractif • Le modèle maléfique/bénéfique Le modèle ontologique

Il est basé sur un des courants de la médecine hippocratique qui considère que la maladie est une entité (« un être » (Laplantine, 1986 : 55). Ce mouvement a tenté de repérer et d’analyser les signes et les symptômes offerts par l’observation du malade, ceci, afin de laisser moins de

place à une pensée purement spéculative sur l’origine des maladies. De fait, elle représente les prémices d’une médecine savante, où la recherche prend une place importante. Elle sera confortée et développée par l’avènement du dualisme cartésien, séparant l’âme et le corps. Le développement de ce mode de pensée sera renforcé au fil du temps par les recherches en anatomie (par Morgagni, plus tard par Bichat), puis par la découverte du rôle des germes infectieux (par Pasteur). Ce modèle est encore très présent et il s’avère prééminent dans notre culture.

Laplantine, pour préciser les bases du modèle ontologique, distingue

« …trois approches qui sont étroitement imbriquées dans les faits : une médecine des espèces, une médecine des lésions, une médecine des spécificités. » (1986 : 56)

Les trois approches

La médecine des espèces ou essentialisme

Elle « (…) procède d’un isolement des maladies à partir des malades et d’une classification des maladies en espèces, c’est parce que les sciences naturelles et les sciences médicales ont, en fait, une même origine historique. Le savoir médical occidental, (…) est fondamentalement

biologique. » (1986 : 56)

Ce modèle va privilégier les classements, la nosologie. Nous remarquons que cette manière d’envisager l’étude des maladies est très présente dans l’enseignement de la médecine ainsi que dans la répartition et l’organisation des spécialités médicales.

La médecine des lésions

L’anatomisme (ou solidisme) et l’anatomopathologie représente un courant majeur de la base de la pratique médicale et ce, bien sûr, encore de nos jours.

« (…) il faudra néanmoins attendre les travaux de Morgagni qui commence à mettre en relation sur les bases expérimentales les symptômes cliniques et les lésions organiques, montrant qu’à chaque

altération fonctionnelle qui se traduit par une expression symptomatique, correspond nécessairement une altération organique. » (Laplantine, 1986 : 57)

Ce courant va être, au fil de ses développements un des piliers de la pratique médicale occidentale.

« Toute la pensée médicale du XIXème siècle sera animée par cette recherche qui est une recherche du siège des maladies. » (Laplantine,1986 : 57)

Nous verrons plus loin que cet aspect de la structuration de la pensée qui régit l’exercice de la médecine demeure dans le traitement de la maladie cancéreuse, tout comme le spécifisme étiologique.

La médecine des spécificités

« Le spécifisme étiologique, (…) nous est apparu comme l’un des piliers de la pensée médicale d’aujourd’hui : l’être de la maladie, provoquant des lésions et se traduisant par des symptômes, a toujours une cause précise. » (Laplantine, 1986 : 57)

La médecine des spécificités s’illustre par les premières recherches sur la diphtérie (Bretonneau, 1815), puis sur la typhoïde (Louis, 1818). Les cliniciens ont, à l’époque, réussi à classer les angines (dans le cas de la diphtérie), puis à repérer la spécificité de l’angine à fausses membranes. Celle-ci est reconnaissable par ses symptômes originaux, par des lésions qui lui sont propres, et qui peuvent ainsi, être rattachés à une cause unique.

Les avantages du modèle ontologique

A propos des avantages du modèle ontologique, François Laplantine nous donne l’analyse suivante :

« (…) la différenciation des maladies (à laquelle correspond l’entreprise classificatoire de la nosologie), qu’elle s’effectue selon le critère des spécificités causales, des essences ou évidemment plus encore de l’étude topologique des diverses régions du corps, relève d’une pensée géographique et non pas historique. La médecine occidentale moderne est une pensée de l’étendue au sens cartésien, c’est-à-dire de l’espace, qui demeure encore aujourd’hui le cadre de référence de la connaissance médicale positive. » (1986 : 59)

Il conclut que ce mode d’interprétation ontologique présente, à ses yeux, deux avantages que l’on ne peut contester. Le premier est que « les maladies sont isolables ». De par sa méthodologie et ses techniques (anatomie, dissection, chirurgie, anatomopathologie, examens radiologiques, biologiques…), la médecine parvient à cerner la maladie, à la nommer. Dès lors, le praticien peut désigner le nom de son adversaire, (et c’est sans conteste l’une des attentes primordiales des malades), pour mieux le combattre.

Le second avantage est que « les représentations localisatrices rassurent » (1986 : 59). En effet, il paraît plus acceptable que le dysfonctionnement repéré s’adresse à un organe précis et non à l’individu réellement. Ainsi, la responsabilité du problème ne repose pas sur l’individu, ce qui du point de vue psychique est moins coûteux que la culpabilité permanente attachée à une responsabilité qui serait personnelle du déclenchement du mal.

C’est une stratégie « d’évitement » que nous relèverons plus loin lors de l’exposé et de l’analyse des données issues du terrain effectuée dans le cadre de cette thèse.

Le modèle fonctionnel

Il s’agit ici d’un changement de vision de ce que représente jusqu’alors le normal et le pathologique. Ainsi que l’écrit François Laplantine :

« Le normal et le pathologique ne sont plus pensés comme précédemment en termes d’être (« quelque chose quelque part »), mais en termes d’harmonie et de dysharmonie, d’équilibre et de déséquilibre, et la maladie n’est plus considérée comme une entité ennemie étrangère (germe, virus, microbe, effraction démoniaque, pénétration dans le corps d’une substance sorcellaire), mais comme un dérèglement soit par excès, soit par défaut. (…) À une compréhension lésionnelle se substitue une compréhension fonctionnelle, à une compréhension substantialiste, une compréhension relationnelle et à la notion d’espace enfin, celle de temporalité. » (Laplantine, 1986 : 63)

Cela se traduit par une maladie vécue comme une rupture d’équilibre entre l’homme et lui- même, avec les autres, avec son environnement, avec le cosmos. Il apparaît dans les solutions thérapeutiques des références à des traitements apportant un retour à l’équilibre (par analyse, thérapies systémiques, sacrifices…)

Le modèle exogène

La maladie est considérée comme un accident consécutif à l’irruption d’un élément extérieur, étranger à la personne, qu’il soit réel ou symbolique. Deux groupes étiologiques peuvent être retenus :

- Le premier est représenté par des causes surnaturelles nées du désir d’une volonté mauvaise, d’une entité humaine (sorcier) ou d’esprits tels que des djinns, des divinités, Dieu lui-même. Dans ce dernier cas, le sens donné par les patients est celui du destin, voire de la punition divine ou de l’épreuve.

- Le second groupe se rapporte à un agent causal naturel qui est nocif. C’est surtout l’environnement qui est incriminé, par une mauvaise conjonction des planètes, un climat délétère, des conditions sociales et environnementales proches considérées comme insalubres... Il est possible d’y ajouter tout ce qui a trait à l’environnement chimique et biochimique. Par exemple nous pouvons citer le rapport à la nourriture qui est souvent qualifiée de pas assez naturelle (avec comme élément correctif social du moment, le raz de marée du bio). Il s’agit d’un élément universellement partagé et qui est incontestablement exogène.

Le modèle endogène

Celui-ci est positionné à l’inverse du précédent : la maladie ne vient plus de l’extérieur du malade, mais trouve son origine dans ce qui le constitue intimement. Ici encore, nous avons un grand nombre d’étiologies internes, telles que l’héritage génétique (une constitution réputée plus ou moins solide, des capacités du système immunitaire présentant de supposées (ou avérées) fragilités, un tempérament de la personne qui est jugé propre à développer telle ou telle maladie, l’histoire du groupe familial). Du point de vue médical, apparaît la notion de terrain, dont il faudra tenir compte pour une proposition thérapeutique cohérente. Une des illustrations les plus répandues de ce modèle est bien sûr le cancer.

Le modèle additif

La maladie a pour origine un élément extérieur : un corps étranger faisant irruption (par exemple un virus) ou l’absorption d’un élément nocif (comme de la drogue). Ce peut-être un excès imposé par l’environnement culturel : le surmenage dû au travail, une consommation culturelle outrancière (de nourriture, d’alcool…).

Le schéma thérapeutique proposé pour traiter ce problème est l’élimination de la cause. Cette élimination peut être représentée dans la biomédecine par une exérèse chirurgicale. Sur le plan surnaturel, l’extraction de l’agent causal peut être pratiquée par un religieux.

Le modèle soustractif

A l’opposé du modèle précédent, la maladie est vécue comme une perte, un manque, un défaut (de force, de raison, de puissance…). L’attente du patient est donc l’apport d’un élément de compensation par le biais de médicaments par exemple.

Le modèle maléfique

Dans ce cas la maladie, c’est le Mal. Cela se traduit par une déviance physique et/ ou psychique. Son expression peut se faire au travers de douleurs, de maladies graves comme le cancer, le sida.

La solution thérapeutique peut relever de l’exclusion ou de l’exorcisme. Le modèle bénéfique

Ce modèle peut être interprété comme étant une sorte de contre-pied, de stratégie de défense, d’aménagement psychique, construit par le malade afin de redonner du sens, de la valeur à l’épreuve infligée par la maladie. Les symptômes ne sont plus considérés comme révélateurs

de malheur, mais comme des signes à interpréter, un message à écouter et à décrypter. Ce modèle fait également référence à la notion de bénéfice secondaire de la maladie, qui peut être vécu comme une pause bienfaisante avec les contraintes du milieu du travail par exemple. Ce peut être aussi une sorte de maladie exploit, où le patient est gratifié d’un statut de vedette de par l’aspect exceptionnel de sa maladie et des traitements qui ont été pratiqués. Un exemple emblématique me semble être celui d’Emmanuel Vitria, un des premiers français à bénéficier d’une greffe cardiaque (1968). En effet, celui-ci a eu la chance de recevoir un greffon parfaitement compatible avec son organisme, ce qui lui a permis de vivre 19 années après sa greffe, un record pour l’époque. Il est devenu une sorte d’icône et a été le promoteur du don d’organes en vue de greffes.

Des constructions polymorphes

Tous ces modèles ont été élaborés à partir de discours de patients et ont le mérite d’en clarifier les particularités. Cependant, comme tout outil de classification, et surtout dans les sciences sociales, il donne l’impression parfois, de se limiter à une vue tranchée, voire quelque peu simplificatrice. Il est certain que lors de l’étude de discours de patients, et comme nous le verrons plus loin dans les analyses contenues dans cette thèse, il apparait que les constructions psychiques des patients, élaborées pour donner du sens aux événements qu’ils vivent personnellement et socialement, sont polymorphes et font par conséquent appel à plusieurs modèles simultanément.

Quelques outils sont susceptibles de mieux comprendre le sens donné à la maladie par les personnes qui en sont atteintes. Ainsi, afin d’opérationnaliser la démarche de questionnement des malades, dans le but de mieux comprendre leurs représentations et de mieux les aider, Arthur Kleinman (1980)48 a élaboré une grille de neuf questions qui permettent aux professionnels de santé (et à d’autres personnes comme les anthropologues…) de mieux appréhender le sujet.

48 Ce questionnaire comprend les 9 questions suivantes :

- « 1. Quel est votre problème ? Quel nom lui donnez vous ? - 2. Quelles sont les causes de votre problème, d’après vous ?

- 3. Pour quelles raisons votre problème a t-il débuté à ce moment précis ? - 4. Que vous fait votre maladie ? Quelles en sont les manifestations ?

- 5. Votre maladie est-elle très grave ? Croyez vous qu’elle va durer longtemps ? - 6. Que craignez-vous le plus de cette maladie ?

- 7. Quels sont les problèmes les plus importants que vous crée votre maladie ? - 8. Quelles sortes de traitements croyez-vous devoir recevoir ?

- 9. Quels sont les résultats les plus importants que vous attendez de ces traitements ? » (Kleinman, 1995 : 290)