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L’ouvrage des épidémiologistes britanniques Richard Doll et Richard Peto, paru en 1981 a démontré que 80% des cancers étaient en lien étroit avec des habitudes de vie (y compris bien sûr, le tabagisme, qui est, au Royaume-Uni la cause principale de décès prématurés des sujets masculins de sa très gracieuse Majesté). Aussi, il est apparu important, dans certains contextes, de faire collaborer les épidémiologistes et les anthropologues afin d’en savoir plus sur les habitudes de vie susceptibles de provoquer des cancers.

C’est suite à la prise de conscience de la nécessité d’une collaboration pluridisciplinaire entre sciences dites dures et sciences sociales, qu’Annie Hubert, anthropologue de la santé et le professeur Guy de Thé ont publié, en 1988, l’ouvrage intitulé Modes de vie et cancer. Quand

la biologie et l’anthropologie s’associent pour traquer le cancer à travers la mosaïque génétique et sociale des groupes humains.

Mais cette collaboration entre sciences biologiques et sciences sociales était loin d’être une évidence partagée par tous :

« Si les biologistes ne sont pas préparés à analyser nos modes de vie, c'est, par contre, le rôle des ethnologues et des anthropologues. Mais les sciences de l'homme et de la société dont les observations sont largement qualitatives, sont mal, et parfois très mal, jugées par les sciences biologiques dites exactes pour lesquelles toute observation non quantifiable sort du domaine scientifique !... » (De Thé, Hubert, 1988 : 18)

De fait, si la collaboration s’avère difficile, c’est notamment en raison de la méthodologie employée en anthropologie. La méthodologie qualitative (et a fortiori la théorisation ancrée), n’est souvent pas reconnue par les spécialistes des sciences dites dures, ce qui rend les recherches pluridisciplinaires parfois particulièrement compliquées.

Ainsi que le raconte Guy de Thé,

« Ce livre raconte l'histoire d'une aventure scientifique née du hasard et de la nécessité entre un biologiste, spécialiste des relations entre virus et cancers, et une anthropologue, spécialiste des habitudes alimentaires. Depuis 1970, mon équipe étudiait, en Chine et en Afrique, un cancer de l'arrière-gorge (rhino-pharynx) étroitement associé à un virus provoquant des maladies différentes selon l'environnement où il sévit : mononucléose infectieuse de l'adolescent en régions tempérées, lymphome dit de Burkitt chez l'enfant africain. Nous nous trouvions dans une impasse, dans nos

recherches sur le cancer du rhino-pharynx. L'implication causale du virus dit d'Epstein- Barr dans le développement de cette tumeur était acceptée par tous les chercheurs, mais la distribution géographique de cette dernière très limitée (restreinte au réseau de la rivière des Perles en Chine du Sud, au Maghreb et au monde arctique) nécessitait l'intervention de facteurs autres que ce virus présent sous toutes les latitudes. En effet seuls quelques groupes étaient touchés par ce cancer. Les approches classiques d'analyses génétiques et d'enquêtes de cas comparés à des témoins n'avaient rien donné. (…) je me tournai alors, à l'occasion de cours au Collège de France, vers les ethnologues et anthropologues pour avoir leur réaction devant ce problème. Annie Hubert, qui avait étudié pendant douze ans les modes de vie alimentaires d'un groupe ethnique de la Thaïlande, groupe proche de certaines minorités de la Chine du Sud où ce cancer sévit, accepta le défi d'une approche interdisciplinaire et le risque d'un jugement sévère de la part de ses pairs » (1988 : 20).

Annie Hubert participe donc, en collaboration avec Guy de Thé, à une recherche sur l’interaction entre un virus et le cancer, entre le cancer du cavum54 et le virus d’Epstein-Barr.

« L'épidémiologie descriptive avait montré que trois populations au monde étaient à haut risque pour cette tumeur : les Chinois du sud, particulièrement du Guangxi et de la province de Canton, avec une incidence de trente-cinq cas pour cent mille par an, les Eskimo ou Inuit, avec une incidence à peu près identique, et, mais de manière moins importante, les Maghrébins, chez qui ce cancer représentait de loin le premier cancer ORL. Le virus étant ubiquitaire, sa présence n'expliquait pas cette répartition géographique, qui s'avère être en fait culturelle, tout à fait particulière. » (Annie Hubert, 2008 : 9)

Bien que ne bénéficiant paradoxalement pas du soutien des épidémiologistes (qui, comme Annie Hubert le dit elle-même plus haut, considèrent souvent que l’anthropologie, qui procède par méthodologie qualitative, n’est pas une vraie science), Annie Hubert a, durant quatre années de terrain, recueilli, au cœur des populations cibles, des éléments concernant, notamment, l’alimentation des trois groupes, en essayant de trouver des dénominateurs communs. Elle a pour cela prélevé des échantillons de nourriture qui ont été analysés, et au final, ont révélé des composés chimiques communs, qui servaient d’inducteurs au développement du virus, élément précurseur, dans cette situation de l’essor de ce cancer si spécifique.

La démonstration était faite, de l’apport, tout à fait décisif et complémentaire de l’anthropologie à l’élucidation de ce qui paraissait insoluble, illogique, vu uniquement du côté de la biomédecine :

« Malgré l'extraordinaire variété de nos manières de vivre, nous sommes tous des êtres de chair et de sang, dont les contraintes sont identiques. Nos comportements alimentaires et sexuels, nos

occupations, toutes les interactions avec la réalité physique, chimique ou biologique de notre environnement, vont affecter notre organisme, sans conséquences la plupart du temps. Mais, parfois, selon un enchaînement encore mal exploré d'événements dont le jeu du hasard n'est pas le moindre, notre mode de vie risque d'entraîner, à long terme, certains déséquilibres puis certaines maladies, dont les cancers. Entre nos gènes, le monde physique qui nous entoure et les manières que nous avons d'y conduire notre existence, il existe de très nombreuses interférences. Si nous connaissons bien aujourd'hui les mécanismes les plus secrets de la cellule et le fonctionnement de ce monde moléculaire de la vie, nous commençons à peine à entrevoir comment nos comportements affectent, dans la longue durée, ces gènes et ce corps par lequel nous vivons » (1988 : 264)

Comme le souligne Alice Desclaux, Annie Hubert, par ses travaux et son choix d’une collaboration avec les épidémiologistes et les professionnels de santé, a également apporté son concours dans le domaine de la prévention en santé :

« C'est notamment parce qu'ils n'ont pas abandonné l'exigence théorique et méthodologique en anthropologie que les travaux d'Annie Hubert ont été aussi productifs pour une démarche scientifique pluridisciplinaire. » (Alice Desclaux, 2008 : 8)