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Du Togo… à la Franche-Comté

J’ai choisi de commencer le récit des résultats de la recherche menée en Franche-Comté par un détour… par le Togo. Ce flash back sur mon vécu de soignant et de futur apprenti- anthropologue m’a été inspiré par les travaux de Paul Rabinow. En effet, dans l’ouvrage intitulé Un ethnologue au Maroc (198880), Rabinow analyse l’origine de ce que les anthropologues nomment le travail de terrain. Il s’intéresse notamment à ceux qui sont à la source du savoir anthropologique et qui demeurent encore souvent, dans la littérature, qualifiés d’informateurs. Car c’est bien la rencontre avec ces Autres (auxquels d’ailleurs j’appartiens dans la recherche que je restitue ici) qui génère les données, par la manière dont les relations se nouent (et se dénouent parfois comme nous le verrons plus loin à propos de mes relations avec certains acteurs de cette étude), par la manière dont le contexte d’existence, la vie, la morale, les valeurs des personnes interrogées, observées, filmées, investiguées vont être, en quelque sorte, réécrites par l’anthropologue. Pour Sophie Caratini (2004), cette confrontation est même susceptible d’engendrer ce qu’elle nomme le « traumatisme du terrain ».

En tout état de cause, c’est cette première expérience de l’altérité qui m’a montrée toute l’importance des acteurs de la recherche, des hommes et des femmes qui, par leurs témoignages, par la synthèse effectuée à partir de visions particulières d’une question donnée, donnent ce que je pourrais qualifier de coloration, de connotation à une recherche. Ce sont les points communs présents dans leurs discours, dans leurs visions du monde (Good, 1994), qui structurent la présentation des résultats de la recherche.

Il m’a donc semblé important, avant de présenter les acteurs de ma recherche franc-comtoise, de revenir rapidement sur mon expérience primordiale du terrain, sur celle qui m’a montré que, quelle que soit la recherche concernée, les contextes généraux immédiatement visibles sont finalement générés par des humains singuliers. Cette première expérience au Togo m’a montré que si Byron Good considère, à juste titre, que les données de l’anthropologie résultent de l’analyse du monde, de l’univers propre à chaque personne interrogée, il faudrait en fait analyser - et nous en revenons au croisement des regards et à l’importance qu’il peut y avoir, pour comprendre un phénomène donné, à confronter les différents mondes des différentes acteurs d’une recherche donnée -, non l’univers propre à chacun, mais pour avoir une vision plus exhaustive d’un phénomène donné81 et en empruntant un terme à une autre discipline que l’anthropologie, en l’occurrence à la mécanique quantique, les multivers (pour reprendre un terme que nous devons au physicien américain Hugh Everett82) relatifs à une question donnée.

Car, comme nous le verrons plus loin dans mes données issues du terrain, les acteurs ne sont pas porteurs d’un seul monde, d’un seul univers. Ils sont eux-mêmes, souvent, simultanément insérés dans des mondes divers, dans des dimensions diverses de leurs existences en tant qu’aidants, soignants, thérapeutes non conventionnels, malades. Certains malades sont aussi aidants, certains soignants effectuent des soins non conventionnels et pour ma part, je suis à la fois ancien malade, j’ai été aidant et je demeure soignant.

La découverte de ces multivers peut se faire de différentes manières.

Dans mon cas, elle s’est tout d’abord effectuée à partir d’une vision assez globale de la situation sanitaire présente sur le lieu de mes interventions. Puis, j’ai très vite compris la nécessité d’aller au-delà de la situation sanitaire. Car afin d’avoir une compréhension globale des choses, il était indispensable que je puisse également étudier les institutions locales, les politiques de santé, la politique elle-même, les différentes personnes en interaction sur les sites, tant professionnels de santé que patients, aidants ou accompagnants avec, pour chacun, leurs visions singulières de la maladie, de sa prise en charge. Seule cette approche globale, l’examen du millefeuille constituant les dimensions multiples du contexte présent me semblait pouvoir permettre de mieux comprendre la complexité des situations.

81 Et si tant est que l’exhaustivité ne soit pas une illusion, ce qui n’est pas certain du tout… 82 Cité par Aurélien Barrau, 2014.

L’apport des missions humanitaires

En effet, mes expériences de missions humanitaires83, notamment en Afrique de l’Ouest, m’ont permis d’être parfois confronté à la dure réalité de ce que représente la santé dans ses différentes dimensions, sociales, politiques, économiques.

Notes personnelles, retour du Togo, octobre 200584 :

Lors de mon premier séjour au Togo, après quelques jours passés dans le pays, je me souviens avoir eu très clairement la sensation d’appartenir à un autre système, un autre monde : mon ethnocentrisme m’apparaissait explicitement, s’imposait avec force même si je tentais de le combattre. Il était presque inutile de vouloir totalement y échapper. Même si c’est une tentation de l’anthropologue de croire cela possible, c’est plutôt une illusion de croire pouvoir revêtir les habits d’un observateur neutre. Mon référentiel était un système tellement différent de celui que je pouvais observer au Togo…

Les liens du contexte que je découvrais avec l’histoire, la politique, la géographie, les éléments sociologiques, me sont apparus de manière flagrante et puissante. Je faisais partie d’une équipe venue en mission de collaboration, afin d’accompagner la mise en place d’un bloc opératoire dans le cadre d’une coopération avec l’hôpital où je travaillais.

Je me suis rendu compte rapidement que cette action « humanitaire » comportait plusieurs niveaux de lecture. Je ne remets pas en cause la sincérité des promoteurs du projet, bien évidemment. Cependant, il est apparu que les liens avec l’AFD (Agence Française du Développement) et l’Ambassade de France n’étaient pas que de simples accords, les visites rendues à l’issue des missions n’étaient pas que des visites de courtoisie. Cette réalité sous-jacente n’échappait d’ailleurs pas à nos interlocuteurs togolais. L’un d’entre eux m’a gentiment fait remarquer que, par exemple, les billets d’avion étaient systématiquement pris chez Air France : « l’argent retourne en France » me disait-il., en souriant. J’ai eu la désagréable sensation que nous représentions une sorte de faire-valoir dans le jeu diplomatique entre les deux pays : la ligne de la politique étrangère française attache une grande importance à conserver ses zones d’influence dans le monde : nous faisions partie du dispositif, même si, je crois, c’était de manière quelque peu indirecte et limitée : nous étions des acteurs du soft power. Ceci n’est d’ailleurs pas une spécificité française.

Au contact des populations, j’ai pu mesurer l’écart existant entre un système politique qui offre une réelle protection sociale (et bien sûr, avec comme corollaire un bon niveau qualitatif de prise

83 Dans cette thèse, les parties faisant référence à mon vécu de soignant, de malade ou d’aidant sont identifiables

car en caractères 10 et en retrait par rapport au reste du texte.

84 Cette expérience humanitaire m’ayant, comme je l’ai déjà écrit plus haut, fortement marqué, j’ai eu l’idée, au

retour de ma première mission, de tenter de rassembler mes souvenirs et d’écrire des notes de terrain sans savoir, précisément dans quel objectif je le faisais. Lors de ma seconde mission, j’ai poursuivi cette écriture. Ceci préfigurait sans doute, à l’époque, une thèse dont je rêvais mais que je n’osais même pas envisager.

en charge sanitaire) construite, équitable, inscrite dans le pacte social d’une nation et les effets de son absence quasi-totale dans ce pays. Lors de mon expérience togolaise, j’ai mieux compris la dureté des propositions du système : des catégories de populations privilégiées, comme les militaires par exemple, qui bénéficient de prises en charge dignes de ce nom. Il s’agit, d’ailleurs d’une pratique qui n’est pas réservée aux seuls pays dits en développement. En France aussi, historiquement, les militaires ont un régime de prise en charge sanitaire qui leur est propre. Ce sont, par exemple, des établissements de soins qui bénéficient de moyens considérables (Hôpital du Val de Grâce). À Lomé, j’ai pu visiter le Centre Hospitalier Universitaire. Il manquait cruellement de moyens, les équipements souffraient de déficits de maintenance. Les soins dispensés faisaient l’objet souvent de paiements direct et indus aux soignants, en plus de ce qui était réclamé par l’institution. Car les soignants, d’après les témoignages recueillis auprès d’eux, étaient payés de manière parcimonieuse, quand l’État daignait les payer… La porte était donc grand ouverte pour que des dérives se mettent en place : les soignants se payaient eux-mêmes au détriment d’une population captive : les malades et leurs proches.

J’ai rencontré des héros dans ce pays, beaucoup. Des soignants, infirmiers, sages-femmes, qui se voyaient confier la responsabilité d’un dispensaire de « brousse ». J’ai pu en rencontrer quelques- uns sur leurs lieux de travail. Notre mission du moment, (deux infirmiers et un médecin français), était d’effectuer un travail exploratoire dans des dispensaires afin d’évaluer la possibilité de mettre en place une organisation qui permettrait à un véhicule sanitaire mutualisé entre tous ces dispensaires, d’acheminer dans des conditions meilleures, des patients qui restaient jusque-là en souffrance dans les infirmeries de villages. En effet, la priorité, définie par les instances sanitaires gouvernementales togolaises, était principalement de réduire la mortalité fœto-maternelle précoce. Dans ces îlots sanitaires dispersés, au sein des villages, un soignant, une sentinelle, infirmier ou sage-femme, nommés par le ministère de la santé. Pas d’eau courante, pas d’électricité. Des moyens indigents, des lits ou plutôt des paillasses rouillées, quelquefois recouverts d’un matelas hors d’âge, sans draps, cela va sans dire. Au niveau de la présence de patients : personne, aucun malade. Le stock de médicaments et de dispositifs médicaux composant la pharmacie était réduit à la portion congrue. Chaque médicament ou pansement était vendu au requérant. On ne peut se permettre de donner gratuitement le moindre comprimé : pourquoi d’ailleurs donner un médicament gratuitement à cette personne plutôt qu’à une autre ? Cela générerait un appel d’air insoutenable pour ces fragiles organisations. Ayant donné à titre gratuit du matériel médical, comment se réapprovisionner sans argent ? Ce serait l’arrêt de mort de l’embryon qui existe en matière d’organisation sanitaire. Et les soignants-héros restent là, 24/24 et 7 jours sur 7. Dans les entretiens menés avec ces personnes, on retrouvait clairement l’essence d’une sorte de sacerdoce laïque. Ils semblaient comme naufragés dans un océan de difficultés, sans avoir beaucoup d’espoir que l’horizon ne s’éclaircisse avec le temps. Ou n’était-ce que l’illustration d’un choix de vie professionnel et personnel aux possibilités très limitées : prendre ce travail ou rien ? Lorsque j’ai interrogé le soignant dans le village où j’étais sur les situations sanitaires urgentes autour de la grossesse et de la naissance, dans un premier temps, il m’a répondu que tout allait bien, qu’il n’y

avait pas de problème. Et puis en creusant un peu, (cela a été fait par une collègue, Claire, qui avait une grande expérience de collaboration avec les pays en difficulté sanitaire puisque active au sein de Médecins sans Frontières depuis des années), il m’a finalement signalé une situation grave. Elle se déroulait tout à côté du dispensaire (à 150 mètres environ). Il s’agissait d’une femme qui avait accouché quelques jours auparavant. Elle avait subi une hémorragie importante durant l’accouchement. Ma collègue a insisté pour que nous nous rendions sur place, nous avions un véhicule 4X4 pour nous déplacer.

Arrivés devant la case de la femme en difficulté, nous nous rendons compte des conditions matérielles plus que précaires de cette personne. A l’intérieur de la maisonnette, une pièce unique, borgne, de petite taille. Dans la pièce sombre, une femme d’environ 35 ans qui en paraissait le double. Elle était visiblement en situation critique. Elle semblait épuisée suite à son hémorragie de l’accouchement. Elle était en charge de nombreux enfants.

Nous avons proposé de la transférer au dispensaire où elle pourrait bénéficier d’une perfusion afin de restaurer un peu sa volémie85. Il a fallu négocier avec son mari. Non qu’il fût en soi opposé aux

soins, mais il montrait des signes de forte réticence, sachant pertinemment que cela allait lui coûter une fortune. Nous avons fait le choix de nous cotiser et de verser la somme qui permettrait la prise en charge de son épouse. Cela représentait une quinzaine d’euros. Nous avons été remerciés comme si nous leur avions sauvé la vie. Cela a été un moment d’intense émotion pour moi. J’ai trouvé cette situation insupportable d’injustice et ce souvenir est toujours aussi vivace et douloureux aujourd’hui. Je m’en souviendrai toute ma vie.

Vue d’Europe, la proposition de santé faite au Togo apparaissait comme un système extrêmement fragile, qui me semblait inhumain et pouvait se résumer ainsi : pas d’argent, pas de soins. C’était aussi simple que cela, et ce, quel que soit l’âge du patient. Une personne qui avait besoin de soins, ou (et) ses proches, devait réunir une somme d’argent pour payer les médicaments ou les soins. Il existait un embryon de fond de solidarité au niveau du village, mais qui n’était, semble-t-il, mobilisé que dans les situations extrêmes. Je ne sais pas quel en était le mécanisme d’attribution. Là aussi, les règles politiques à l’échelle du village allaient avoir des conséquences sur l’individu : son statut était-il suffisamment respectable ? Son problème de santé requérait-il l’effort de tous ?

C’est à ce moment, sans doute, que mon questionnement anthropologique s’est initié. Car ces questions, finalement, sont également posées dans nos propres sociétés :

« Certes, il ne suffit pas que la pathologie existe pour constituer un problème de santé : encore faut-il que la mobilisation des agents parvienne à lui donner une existence sociale. » (Fassin, 2000, 105)

C’est aussi au Togo, par les entretiens que j’ai pu mener, que j’ai compris que le surplomb supposé du chercheur (ou du soignant d’ailleurs aussi), n’est finalement qu’une forme d’illusion. Car le cœur des situations est constitué par les témoignages de ceux que je nomme dans mes notes personnelles, les héros. En anthropologie, on les qualifierait d’informateurs. Pour moi, ces héros sont les individus singuliers, ceux que j’ai rencontrés, qui se battent contre la maladie, contre des contextes sanitaires, économiques, politiques difficiles. Je pourrais par exemple citer comme la femme dont j’ai parlé plus haut, qui avait fait plusieurs dizaines de kilomètres sur une mobylette pour venir au dispensaire.

Il serait ici possible de m’objecter le fait qu’une recherche de terrain ne doit pas comporter de héros, qu’une nécessaire distance est requise entre un chercheur et son supposé objet de recherche. Personnellement, je n’en crois rien. Comme le soutient également Sophie Caratini (1997), je pense que c’est justement l’implication du chercheur, sa proximité avec les acteurs de sa recherche qui en font la richesse.

Car les individus singuliers dont il est question dans une recherche anthropologique sont non seulement les témoins mais aussi les acteurs fondamentaux de cette recherche.

Ce sont de ces acteurs, et de ma recherche en Franche-Comté, dont nous allons parler à présent. Au cœur de mon travail de terrain depuis près de six années, ils m’ont donné leur temps, leurs visions du monde, à des moments parfois difficiles de leurs vie, dans des contextes professionnels parfois compliqués. Il me semble indispensable d’en présenter quelques uns.

Pour autant, il m’est impossible, pour d’évidentes raisons de contraintes liées au volume attendu de cette thèse, de les décrire tous et le choix opéré dans les présentations est finalement purement subjectif. J’ai choisi les personnes que je connais le mieux, celles et ceux avec lesquelles des liens particuliers se sont créés. En outre, le caractère sensible de mon sujet de recherche et les contraintes liées à l’anonymat m’empêchent de faire figurer dans cette thèse la galerie de portraits que j’aurais souhaité ajouter, d’autant que certains des acteurs de cette recherche sont décédés avant la fin de ma rédaction.