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Les évènements relatés dans le récit qui précède ont clairement influencé ma démarche. Aussi, afin d’être plus précis, d’éclairer et de rendre tangible le cadre méthodologique dans lequel je me suis inscrit pour cette thèse, je propose de l’illustrer par un second épisode montrant la manière dont ma démarche est influencée par l’approche réflexive.

Le choix de mes interlocuteurs s’est formé, comme je l’ai précédemment expliqué au début de ce chapitre, par association et cooptation de personnes qui avaient, à l’origine de mon travail, accepté de répondre à mes questions.

L’entretien dont je vais à présent faire le récit est un de ceux qui m’ont le plus marqué. J’ai été accueilli chez Ernestine. Le village où elle réside est un petit village de la campagne franc- comtoise qui compte environ 400 habitants, situé dans une zone forestière et vallonnée. La maison est au centre du village, quasiment au pied de l’église, au fond d’une impasse, appelée localement un treige77. Cette maison ne m’était pas inconnue, ses habitants non plus. Ernestine est la mère d’une amie proche, je la connais depuis de nombreuses années et je l’ai rencontrée à maintes reprises. Nous nous sommes toujours appréciés.

Extrait du carnet de terrain :

Il s’agit d’une maison modeste, bien tenue au sens où les choses s’entendent en Franche-Comté, c’est-à-dire qu’il y a un soin particulier apporté à l’esthétique, au ménage, à l’accueil des invités donc à la manière dont ils vont percevoir la maison et ses occupants. Ernestine a accepté ma demande d’entretien par le biais de sa fille et de son gendre. J’entre dans la maison. Nous nous saluons, nous embrassons. Je suis reçu dans la salle à manger, ce qui n’est pas neutre et renseigne sur le statut qui m’est donné. En effet, cette pièce sert pour les grandes occasions ou pour recevoir les hôtes de marque. La pièce est de taille modeste, éclairée par une seule fenêtre. Pour autant, elle est particulièrement lumineuse. Dans un coin trône une horloge comtoise, meuble ancien couleur miel, orné de motifs floraux peints, qui nous rappelle régulièrement, par ses sonneries, l’avancée du temps. En fond sonore, le tic-tac caractéristique égrène les secondes, meuble les silences. Ernestine m’invite à m’asseoir à la table, recouverte d’une toile cirée. Nous sommes face à face. Nous échangeons quelques phrases afin de prendre des nouvelles des uns et des autres. Elle semble contente de me voir et de pouvoir faire l’entretien. Et je crois que pour elle, c’est peut-être l’occasion d’évoquer sa maladie de manière libre ?

Nous sommes seuls, son mari n’est pas présent. Je tiens, lors de la présentation de mon travail, à la remercier d’avoir accepté de m’accorder ce temps d’échange. Elle répond que cela lui fait plaisir également, avec un franc sourire. Cela me réjouit aussi. Je suis un peu surpris par son humeur. En effet, j’ai une impression différente de celle que j’ai lors de nos rencontres habituelles. Généralement, Ernestine est une personne plutôt réservée, peu expansive, j’irais même jusqu’à dire un peu taciturne. Il est vrai que c’est la première fois que nous avons l’occasion d’avoir une rencontre en tête à tête, ordinairement nous nous voyons en « société », lors de rencontres au sein de groupes amicaux.

Avant d’entamer la discussion, elle me propose un café. Je suis conscient du fait qu’Ernestine me connait bien, qu’elle sait que je suis professionnel de santé, que j’ai trois enfants, que je suis divorcé, que je fais de la plongée sous-marine depuis plus de dix années avec sa fille et son gendre… Elle est informée également du fait que j’ai eu un cancer voici quelques années. Finalement, je pense qu’elle connait plus de choses sur moi que l’inverse !

L’échange s’est déroulé, comme je l’ai dit, en tête à tête, ce qui n’est pas habituel. Elle et son mari étant retraités, habituellement, son mari est toujours présent. Je pense que pour cet entretien, et même si le sujet n’a pas été clairement évoqué, que celui-ci s’est volontairement « éclipsé ». C’est une situation que j’ai très souvent rencontrée lors d’entretiens. Est-ce une demande implicite ou au contraire formulée par les personnes qui vont être interviewées ? Cela signifie peut-être que l’on ne peut pas dire les mêmes choses avec un témoin qui est un proche ? C’est d’ailleurs ce qu’a exprimé Ernestine lors de l’entretien que j’ai effectué avec elle. C’est un aspect des choses qui est arrivé en fin d’entretien et qui m’a quelque peu surpris :

« Cela ne fait pas de mal de parler avec des gens qui savent ! (Rires) »

Je pense qu’elle faisait plutôt référence au fait que je sois à la fois un ancien malade du cancer et un professionnel de santé.

En analysant la manière dont j’ai conduit cet entretien, je me rends compte que certes, j’ai essayé d’être respectueux de la liberté de parole de la personne, en veillant à ne pas employer de termes médicaux par exemple, mais également en laissant une liberté de ton et de choix des thèmes abordés. Cependant, je remarque également que j’ai construit mes questions de relance au fur et à mesure, au cours de la description du parcours de soins, en marquant le cheminement par des questions qui donnaient, en quelque sorte, les étapes chronologiques

d’une prise en charge type78. Ceci est clairement en lien avec mon passé professionnel de soignant et avec la manière dont j’ai été formé à l’analyse de la pratique infirmière.

Extrait de la retranscription de l’entretien :

« Ernestine : Donc quand on te dit ça, hé bien tu te dis, si je ne la fais pas, qu’est-ce qui va se passer ? on la fait quand même. Puis on te fait des rayons… Donc tu fais des séances puis voilà… - JF : Beaucoup de fatigue là autour ?

- Ernestine : Euh, je n’ai pas trop souffert de chimio… Moi je suis allée à Dijon, je ne suis pas allée à Besançon. D’ailleurs on m’avait recommandé d’aller à Dijon. À Dijon, ils ont des médicaments qui font que tu ne vomis pas…

- JF : Pas de nausées, de choses comme ça ?

- Ernestine : Mais ils m’ont prévenue tout de suite que j’avais les cheveux qui allaient tomber… Donc tu es prévenue, tu es au courant…

- JF : Après il faut voir les soins d’esthétique ? Une perruque ? »

Clairement, je m’aperçois aussi que j’ai fait appel à ma propre expérience de la maladie et notamment de la radiothérapie, ma question délibérément centrée sur les nausées fait référence à mes propres souvenirs de malade. J’ai, à plusieurs reprises, questionné Ernestine sur le ressenti physique (nausées, fatigue) et ce en lien avec mon propre vécu. En effet, ces effets physiques, bien qu’ils soient connus de tous, sont à la fois variables de personne à personne (ils font partie du illness) mais ils constituent aussi une part importante du vécu de la maladie, de ce que l’on en retient. Je l’ai aussi interrogée sur la période qui a suivi le traitement aigu de la maladie.

Extrait de l’entretien :

« JF : Et la maladie, on y pense longtemps ?

- Ernestine : (Silence) Ben, disons que moi, je n’y pense plus… Déjà quand ils m’ont dit : « vous êtes en rémission » Bon mon mari a compris « guérison » Il a fallu lui expliquer un peu, mais même pour moi, c’était comme guéri aussi! Mais je savais que j’avais un truc sur la tête… Mais on m’a dit : « non, ça ne risque pas de revenir dans le sein qui a été opéré… » Bon, on sait très bien que ça peut revenir dans l’autre, puisque l’autre n’a pas été opéré, ou ailleurs, puisque ça n’empêche pas d’avoir un cancer, bien qu’il y ait des gens qui ont été opérés et ça revient ! Ça dépend comment ils ont été opérés, à quel stade… »

78 Cependant, quand on est patient, il est tout de même possible d’acquérir ce type de savoir, d’autant qu’avec le

manque de moyens du système de santé, les patients sont de plus en plus souvent amenés à se prendre eux- mêmes en charge, à rechercher l’information par leurs propres moyens.

Cette question n’est pas neutre, car elle me renvoie à une difficulté majeure qui a suivi le diagnostic et le traitement aigu de ma propre maladie : quel va être l’avenir ? Rémission ? (Mot employé par les médecins, qui se veut plus prudent, et laisse la porte ouverte à la possibilité d’une éventuelle récidive) aggravation ? Guérison ? Ce terme de guérison renvoie pour moi aux pèlerinages, aux miracles, à Lourdes. Il prend une connotation, à mon sens, d’ordre religieux ou de l’ordre du sacré. Il est, généralement, soigneusement évité par les médecins qui traitent les cancers. Ceci est sans doute compréhensible par désir de prudence. Cependant, il majore l’effet « épée de Damoclès » qui demeure présent de toute manière, dans la tête du malade, même si le discours médical se veut très rassurant. L’expérience des personnes les renvoie très aisément à la notion de précarité fragile d’un équilibre retrouvé en matière de santé, mais qui peut se trouver balayé très facilement.

Quand j’analyse mon entretien, je remarque qu’également que je reprends ma blouse de soignant en donnant des informations correspondant à cette même casquette. Car lors de la discussion, je suis aussi parfois nettement dans le registre de l’information, du conseil en santé.

Extrait de l’entretien :

« Ernestine : Ma sœur, qui était sa grand-mère, elle n’en revenait pas, avec moi il parlait, qu’avec eux, il ne parlait pas du tout, il ne parlait pas de ce qu’il avait eu, qu’avec moi, il parlait, il me demandait ce qu’ils m’avaient fait, il me disait ce qu’ils avaient fait… Même avec sa grand-mère et son grand-père, il ne leur disait jamais rien…

- JF : Le partage de l’expérience…

- Ernestine : Je pense que c’était cela, et pourtant, il n’avait que 8 ans et c’est ce que je dis, il n’avait que 8 ans. On aurait dit un adulte, hein… Il employait des mots que moi-même je ne connaissais pas…

- JF : C’est dur pour les gamins, mais ils comprennent des tas de choses aussi. C’est vrai que dans des maladies chroniques comme le diabète, on fait de l’éducation aux patients pour qu’ils puissent gérer au mieux leur propre maladie, puisque c’est quelque chose de chronique qu’ils auront à gérer tout leur vie, c’est de faire intervenir des patients, qui ont déjà tout un parcours et une histoire. Et qui connaissent parfaitement le truc. Cela passe beaucoup mieux avec les autres patients que si on est professionnel et qu’on s’adresse aux patients.

- Ernestine : Oui parce que c’est quelqu’un qui l’a subi… »

Cette posture alterne, dans mon entretien, avec celle du chercheur en anthropologie. En effet, je ne dois pas perdre le fil de mon enquête. Aussi, dois-je relancer ou orienter le débat sur un

sujet qui n’est pas évoqué spontanément et qui me semble important : le recours à la spiritualité et la religion notamment.

Parmi les entretiens que j’ai pu faire, certains ont été plus marquants que d’autres. Je garde un souvenir particulier d’une rencontre avec Céline et son mari. L’échange a duré deux heures. Cette personne, qui a toute sa vie occupé un emploi modeste d’assistante de vie auprès de différents publics (de la garde d’enfants à l’accompagnement de personnes âgées) possède un réel talent en matière de communication et possède une énergie hors du commun. Bien que son cancer soit très avancé et que sa situation médicale soit particulièrement préoccupante, elle garde une foi inébranlable en la vie. Elle poursuit toujours sa « mission » (du moins celle que j’ai perçu) : s’enquérir des autres, déployer des trésors d’imagination afin de rompre la routine de personnes qui vivent en institution. A cette fin, à partir de petites choses, sans moyens particuliers, elle embellit la vie des autres. Elle organise une fête, décore une table qui va accueillir le repas dominical… Lors de cet entretien et comme cela s’est passé également lors d’autres rencontres, il m’a été impossible de rester à distance, de n’être qu’un observateur. Dans ces situations, ce qui est offert à l’enquêteur mérite, a minima, d’être dans le cadre de l’échange, du partage. Cette notion d’anthropologie participante, que j’ai évoquée dans mon introduction, me semble capitale, car ce type d’échange aura forcément un impact sur l’analyse des données.

Chaque témoignage a été l’occasion de partager l’intimité des personnes qui ont accepté de parler de leurs rapports avec la maladie cancéreuse. J’ai eu souvent le sentiment que je devais me dévoiler aussi, je devais parler de moi, de mes doutes, de mes souffrances, comme pour rétablir une sorte d’équilibre. Cette situation, je l’avais déjà vécue en tant que professionnel, avec certains patients, mais pas de manière aussi intense. Ici, je n’étais plus professionnel de santé. Malgré le fait qu’au début de chaque entretien, j’aie pris l’habitude d’expliquer qui je suis et ce que je fais, je me suis bien souvent simplement senti parmi mes frères de misère. Car il est vrai que si mon cancer est considéré comme guéri, je sais aussi, que, pour autant, il est possible de gagner deux fois au loto…

Le hasard a mené sur ma route des professionnels de santé eux-mêmes malades du cancer. J’ai en mémoire la rencontre avec une infirmière qui était en cure de traitement chimiothérapique pour un cancer du sein. Dans ces situations, comme le dit Francine Saillant dans son ouvrage Cancer et culture79, le coût social pour les personnes touchées (et pour leur

entourage) est très conséquent. C’est le cas pour cette personne qui travaille dans le secteur libéral. De par son histoire de vie, elle se voit, alors qu’elle est malade, privée du soutien de son conjoint qui a demandé le divorce et il lui incombe la responsabilité morale et financière d’adolescents. Ces éléments contextuels sont nettement ressortis de son témoignage.

Mes recherches m’ont permis également, de découvrir des traits de personnalité que j’ignorais concernant des personnes que je pensais bien connaître. Cela a été le cas avec Jean, ancien voisin, avec qui j’ai pu évoquer son travail et son goût pour l’encadrement de nouvelles recrues au sein de son entreprise. Il me semblait un peu « bourru », quoique toujours très agréable à chaque fois que je l’ai rencontré ; le cœur sur la main ! Cet entretien a été l’occasion de mieux se connaitre, dans un registre sans fard. D’ailleurs son épouse m’a dit les jours suivants qu’il avait vraiment apprécié ce moment d’échange. J’ai pu remarquer tout au long des entretiens, que ce climat authentique est une constante. Il n’y a pas de rôle à jouer quand on parle de son cancer.

Finalement être anthropologue, et pour paraphraser Michel Foucault, est-ce que ça ne serait pas prendre conscience de la singularité de l’être humain (l’anthropologue lui-même y compris) qui implique le caractère unique de chaque recherche ?

Il ne s’agit en aucun cas de dire ici que finalement, la recherche anthropologique est inutile, mais d’affirmer la nécessité d’une poly-lecture de chaque sujet de recherche : car si chaque recherche est bien singulière, elle apporte une part de contribution à la compréhension et à l’analyse du sujet traité. Et la compréhension globale d’un sujet donné ne devrait pouvoir se faire que par la lecture des différentes contributions scientifiques publiées sur ce même sujet. L’anthropologie, qui est fréquemment vue comme une science dite « molle » (douce serait plus juste), en opposition aux sciences de la nature, dites « dures », serait alors plutôt à considérer comme une science de l’extrême. En effet, si en biologie, les molécules répondent globalement toutes aux mêmes règles, le rôle de l’anthropologue, lui-même individu unique, porteur d’une histoire singulière et porté par cette histoire, à laquelle il ne peut que se soumettre qui influence ses analyses, est de comprendre des humains tous différents appartenant à des sociétés plurielles. C’est sur la base de ces différences répétées, qu’il doit être capable d’identifier les dénominateurs communs qui constituent ce que Claude Levi- Strauss, nommait les écarts significatifs constitutifs de la culture :

« Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l’enquête, présente, par rapport à d’autres, des écarts significatifs (…) le terme de culture est employé pour désigner un

ensemble d’écarts significatifs dont les limites coïncident approximativement » (Levi-Strauss,

1958 : 32)

Chapitre IX