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Le soin au carrefour des expériences

Le soin

Le besoin de soins, le soin lui-même, constituent effectivement de vastes et fondamentaux aspects de la vie humaine, et d’ailleurs de la Vie, dans son acception la plus large, tout bonnement, comme l’écrit Walter Hesbeen :

« Le soin est nécessaire à la vie, à toute forme de vie – humaine, animale, végétale ainsi qu’à la vie symbolique que dans l’intimité́ voire le secret de sa conscience l’on souhaite donner à tel ou tel objet. Là où il y a du vivant, il faut que l’on en prenne soin pour que ce vivant puisse vivre, également, à la fois de manière plus subtile et exigeante en termes de relation, pour qu’il puisse exister, et ce jusqu’à son dernier souffle. » (2012 : 4)

Dans son ouvrage intitulé Les soignants, Hesbeen nous en démontre toute la complexité et l’importance. En effet, au-delà de la technicité réclamée par le soin (et qui doit être présente et de qualité), c’est toute « l’intentionnalité » qui semble le socle de cette attention à l’Autre dans sa singularité.

L’auteur insiste, à juste titre, sur le point suivant: chaque situation est particulière, elle réclame une véritable attention, une réelle volonté d’être dans le registre du soin à l’autre. Cette démarche n’a rien d’inné : elle nécessite d’être dans un état d’esprit particulier, elle procède de choix, d’efforts particuliers.

La formation en soins infirmiers, que j’ai connue comme étudiant, puis comme encadrant dans les services de soins (quand j’assurais le suivi des étudiants-infirmiers en stage), comme formateur puis comme directeur d’institut, est, je peux en attester, une formation professionnelle qui réclame beaucoup d’abnégation, de travail, d’énergie et de qualités humaines de la part des personnes en formation : le soin n’est pas une entité abstraite qui apparaîtrait de manière spontanée.

Le soin constitue, par conséquent, un objet anthropologique majeur, quel que soit le temps de l’histoire ou le lieu géographique. Il représente une des grandes questions anthropologiques contemporaines.

Les premières définitions anthropologiques que nous en avons sont en fait assez vagues. Ainsi, Marcel Mauss, en 1934, fait figurer le soin dans les techniques corporelles, qu’il décrit comme « les façons traditionnelles dont les hommes, société par société, savent se servir de leurs corps ».

Plus récemment, Doris Bonnet et Laurence Pourchez donnent à ce terme le sens suivant :

« Le soin pourrait se définir, en anthropologie sociale, comme l’unité minimale de contact ou d’interaction, orientée vers un but hygiénique, thérapeutique ou affectif » (Bonnet, Pourchez, 2007 : 23)

Francine Saillant et Éric Gagnon, pour leur part, le définissent ainsi :

« Les soins constituent au premier abord un ensemble de gestes et de paroles, répondant à des valeurs et visant le soutien, l'aide, l'accompagnement de personnes fragilisées dans leur corps et leur esprit, donc limitées de manière temporaire ou permanente dans leur capacité de vivre de manière « normale » ou « autonome » au sein de la collectivité (Saillant 1991, 1992). En plus de l'autodiagnostic et de l'entretien du corps au quotidien, on peut associer aux soins les tâches d'apprentissage et d'éducation (hygiène, alimentation, prévention), de médiation avec les autres soignants et les institutions, ainsi que les dimensions relationnelles et émotionnelles de l'accompagnement. Parce qu'ils sont rencontre et présence, par leur caractère essentiellement relationnel, ils se déploient en soulevant les questions d'identité́, de reconnaissance et d'altérité́.

Les soins s'étendent donc bien au-delà de cette dimension de « santé », à laquelle on les a souvent rattachés, (…). » (1999 : 6)

Il apparaît clairement que la notion de soin est centrale et universelle au cours de la vie humaine, du début à la fin, et qu’elle est fondamentale dès lors que l’on s’intéresse à la maladie chronique en général et au cancer en particulier.

Care et cure

J’ai jusqu’à présent, évoqué le cure, l’aspect technique du soin. Cependant, les anglo-saxons distinguent deux acceptions pour le terme soin, tel que nous l’entendons en français : care et

cure. S’il est couramment admis que le care revêt tous les aspects du soin dits humains tels

que l’attention à soi, à l’autre, aux objets, aux animaux, à la planète… qu’il constitue une démarche d’entretien et de maintien d’une bonne qualité de vie, le cure serait consacré aux aspects techniques du soin, aux traitements, aux protocoles mis en place dans un cadre strictement biomédical.

Cette vision est utilisée par les détracteurs de l’excès de cure, qui lui reprochent un déficit d’humanité, comme s’il s’agissait du royaume d’une technicité déshumanisée.

Pour autant, tout n’est pas si simple, même si, comme le montre Marie-Christine Pouchelle (2007), l’arrivée de la robotique médicale fait peser un risque sur la relation médecin-patient qui risque de disparaître :

« Quoi qu’il en soit, non seulement la télé-chirurgie réduit le corps à corps de l’artisan principal avec son matériau vivant, mais aussi, si ces derniers devaient être régulièrement séparés par d’importantes distances, elle risquerait de supprimer l’interaction pré- et post- opératoire du chirurgien avec le patient. De plus, elle pourrait produire une hiérarchisation supplémentaire entre celui qui fait de loin le « temps important » de la procédure et celui qui fait « le reste » en travaillant directement sur le patient. Bien que le chirurgien cardiaque cité plus haut m’ait récemment affirmé qu’il se passait très bien de « mettre les mains dans le cambouis », tel autre s’est exclamé, à propos de sa divergence avec certains de ses confrères usagers de la robotique : « moi, j’aime mes patients ! », expression qu’il a immédiatement nuancée et qui mériterait d’amples commentaires » (2007 : 196-197)

D’autres chercheurs, tels Francine Saillant et Eric Gagnon (1999) pensent que la vision, plutôt manichéenne qui oppose le cure et le care est quelque peu dépassée :

« On admet généralement que la biomédecine ou médecine cosmopolite pourrait être caractérisée par une séparation entre le cure et le care, catégories que l'on traduit souvent par « traitements » et « soins ». On considère habituellement la biomédecine comme le royaume du traitement, de la technique et du corps-machine, c'est-à-dire du cure, royaume auquel il manquerait l'humain, la

globalité, le lien social, c'est-à-dire le care. Cette distinction entre le cure et le care, très largement répandue, est rarement remise en question, même par ceux et celles qui reconnaissent que la biomédecine est loin d'être aussi homogène qu'on ne la présente souvent. On accepte dorénavant qu'il n'y a pas, d'un côté, la biomédecine et, de l'autre, les médecines dites traditionnelles ; on admet l'idée « des médecines » (incluant la biomédecine) variables selon le contexte historique, culturel, économique ou technique, que ce contexte soit un paradigme, une institution ou un milieu culturel. Malgré cela, on ne va pas souvent au-delà des distinctions entre le cure et le care, utilisées pour parler « d'un trop de technique » et « d’un pas assez d'humain ». Comme s'il n'y avait pas de technique dans l'humain et comme si le trop technique se définissait en dehors de l'humain, en dehors de l'humanité. Mais aussi, comme s'il y avait d'un côté une médecine très technique, cosmopolite et universalisante, et de l'autre, des médecines gardiennes de l'humain, de l'humanité. L'expression « humanisation des soins » traduit cette idée » (Saillant, Gagnon, 1999 : 8)

J’en veux pour preuve ma propre expérience de professionnel lorsque j’occupais les fonctions d’infirmier anesthésiste (IADE) 22 . Vu de l’extérieur, mon travail ne paraissait qu’éminemment « technique ». Il faut dire que mon lieu d’exercice était très protégé. Le bloc opératoire, du fait du haut risque infectieux durant les interventions, est un secteur qui répond à un cahier des charges très strict. Marie-Christine Pouchelle décrit fort bien ce contexte particulier dans son article intitulé « Situations ethnographiques à l’hôpital. « Elle vient voir si on a un os dans le nez…» :

« Mais c’est ensuite, au sortir de l’hôpital, quand je me retrouvai moi-même physiquement dans l’autre monde, celui des gens ordinaires, que j’eus le sentiment de « revenir de loin » ... Je pris alors vraiment conscience de la spécificité́ du royaume des « taupes 23» dans lequel j’avais été

admise par hasard et dans lequel je m’étais paradoxalement coulée sans heurt. » (2010 : 6)

Dans un autre article, publié en 200824, elle montre la manière dont la culture hospitalière, le respect variable des protocoles par les uns et les autres sont susceptibles d’avoir une incidence sur le développement d’infections nosocomiales chez les malades. Ces données sont fondamentales. Pour autant, en 2013, et ceci montre peut être le peu de cas fait des études anthropologiques par l’administration hospitalière, l’article de synthèse publié sur la question des maladies nosocomiales par François Bourdillon et Agnès Petit25 dans les Tribunes de la

22 IADE : infirmier anesthésiste diplômé d’Etat.

21 Note de MC. Pouchelle : « C’est parfois ainsi que les infirmières du bloc disent être appelées par leurs

collègues des autres services.

24 Pouchelle, M.C., 2008, « Infections nosocomiales et culture hospitalière », Inter bloc, vol.27, n°3, pp.191-194. 25 Respectivement chef du pôle de santé publique, évaluation et produits de santé au sein du groupe hospitalier

Pitié-Salpêtrière-Charles-Foix et enseignant à la Chaire santé de Sciences Po et directrice de la qualité, de la gestion des risques et des relations avec les usagers au sein du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière-Charles-Foix.

Santé (2013) ne fait état d’aucun risque associé à la variabilité du respect des protocoles par

les soignants.

Une déshumanisation des soins ?

Pour autant, ces variations, j’ai, durant mes années d’activité en secteur hospitalier, largement eu l’occasion de les observer et elles sont bien réelles. Car théoriquement, dans les salles d’opérations, le nombre et la qualité des personnes admises sont contraints afin de limiter les risques de contamination par des germes pathogènes extérieurs. Cet isolement au sein d’une structure hospitalière, les fantasmes présents chez les personnes extérieures à la profession autour des gestes liés à l’intervention (anesthésie et chirurgie) pratiquée renforcent le sentiment d’un lieu hyper technicisé, sans humanité dans la prise en charge des malades. Ceci, pas uniquement pour les patients, mais également pour les autres professionnels de santé extérieurs au monde de l’anesthésie et du bloc opératoire en général. Il est vrai que dans les blocs opératoires beaucoup d’appareils sophistiqués sont employés tels que des respirateurs artificiels26, des électro-cardioscopes permettant la surveillance continue des paramètres vitaux (rythme cardiaque, tension artérielle, saturation du sang en oxygène, fréquence respiratoire…). Afin de permettre le déroulement optimal des interventions chirurgicales, le duo médecin-anesthésiste et IADE, met en œuvre des techniques d’anesthésie générale. Le public entretient toujours une appréhension face à ce coma artificiel qui est souvent vécu comme une petite mort par les patients. Ceci confère, à mon avis, un statut particulier à ceux qui le pratiquent, étant symboliquement les « maîtres » de la vie et de la mort, au travers de l’induction d’un sommeil artificiel et de la phase de réveil. Toutes ces techniques, ces appareillages, l’habillement spécifique des acteurs (uniformes de bloc opératoire) semblent déshumaniser les soins qui sont pratiqués.

Si, comme nous le verrons plus loin, certains patients peuvent craindre ou ressentir une déshumanisation des soins, et c’est là que le croisement des expériences et des regards est important, mon vécu de professionnel atteste qu’il n’en est rien, ni dans les salles de réveil, ni dans les services responsables de la chimiothérapie ou de la radiothérapie. C’est justement dans ces situations de haute technicité que l’importance de l’attention à l’Autre, qui est fragilisé, revêt toute son importance. Cela requiert des compétences relationnelles aigües, où

l’on doit être en mesure, dans un laps de temps parfois très réduit, de créer un lien relationnel de qualité avec la personne qui va être opérée.

Il convient également, à ce stade, de différencier les expériences et de faire une sorte d’inventaire des travaux anthropologiques existants selon les catégories de personnes enquêtées dans le cadre de cette thèse : les soignants biomédicaux, les tradipraticiens, les aidants et enfin les malades eux-mêmes.