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La découverte

J’ai découvert que j’étais malade à partir d’une sorte d’autodiagnostic75. Je m’étais en effet rendu compte d’une évolution anormale d’une partie de mon corps. Je savais donc, avant d’aller consulter mon médecin traitant qu’il s’agissait très probablement d’une tumeur. Était- ce du fait de mon expérience professionnelle? En tout état de cause, ce premier autodiagnostic a été certainement influencé par mon expérience professionnelle et par mes études paramédicales. Pour autant, j’ai, durant mes années de pratique infirmière, constaté que la capacité à une forme d’autodiagnostic est présente chez bon nombre d’individus. Ce sixième sens qui fait ressentir avec les tripes plutôt qu’avec l’intellect permet aux gens de pressentir, souvent, la gravité de leur état. Il me semble en effet que lorsque l’être intime est en danger, les références intellectuelles (métier, études…) paraissent passer au second plan, du moins dans un premier temps. Ce qui se passe à ce moment serait de l’ordre d’un conflit interne entre le ressenti et l’analyse qui en est faite : celle-ci est forcément teintée par l’histoire de l’individu en fonction de qui il est socialement, moralement, professionnellement…

J’ai en outre pu remarquer dans ma vie professionnelle (et également sur le plan personnel) que les personnes qui se trouvent en situation d’attente de diagnostic ne sont pas naïves sur la situation qui est la leur, même si le non-dit est souvent présent, qu’il vienne de la famille ou de soignants.

En ce qui me concerne, le médecin consulté au tout début de ma maladie, n’a pas prononcé le mot de cancer, peut-être par prudence, la batterie d’examens venant confirmer ou infirmer le diagnostic qui n’en était qu’à son début. Puis, les choses se sont enchaînées dans un contexte de logique biomédicale : échographie, consultation chez le chirurgien et le cancérologue, bilan d’extension exploré par scanner. Je ne me souviens pas avoir entendu le mot cancer au cours de la phase de découverte et de diagnostic, le mot tumeur y a été substitué. Pour les amateurs des théories de Jacques Salomé, cela s’entend et se traduit souvent pour la personne malade par : « tu meurs ». Peu rassurant … Une fois la machine biomédicale lancée, je dois dire que mon stress a diminué, les médecins étant apaisants sur les risques liés à l’issue de ce type de cancer.

D’ailleurs lorsque j’ai rencontré le cancérologue, celui-ci a commencé la rencontre par ces mots : « Je suis content, car je sais que je vais vous guérir ! ». Effectivement, c’était plutôt rassurant.

Y a-t-il des métastases ?

Le questionnement autour de l’éventualité de la présence de métastases est présent dès lors que l’on parle de cancer. Je n’ai, malheureusement, pas été exonéré de cette pensée qui devenait presque obsessionnelle : suis-je porteur de métastases ? Autant dire que, dans le panthéon des représentations du cancer, la métastase occupe une place de choix… C’est une sourde angoisse qui occupe l’esprit du malade de manière ininterrompue.

Afin de lever le doute et de compléter le bilan, le médecin a prescrit un scanner. Cet examen fait partie de ce que l’on appelle « le bilan d’extension ». M’est alors revenue à l’esprit la maxime de Pierre Desproges, lui aussi victime du cancer. Sa maxime est la suivante, simple, efficace, drôle… ou pas : « Noël au scanner, Pâques au cimetière ! ». Cela me faisait bien rire avant d’être malade, un peu moins après. Mais alors que je suis en rémission depuis 20 ans, cela me fait de nouveau sourire. Cette phrase lapidaire, qui est en quelque sorte, absurde, rappelle à l’inconscient collectif une sorte de sentence fatale, dès lors qu’on vous dit que vous avez un cancer. Elle n’est, heureusement, pas la réalité pour la majorité des situations.

Les mots qui engendrent des maux

J’ai donc dû attendre d’avoir un rendez-vous pour cet examen d’extension, la première date qui m’a été proposée était quinze jours plus tard. L’attente m’est apparue comme insupportable. J’étais en proie à une angoisse extrêmement forte. D’un seul coup, j’avais mal partout : au dos, aux jambes, les douleurs se déplaçaient dans tout mon corps… S’ajoutait à ces douleurs physiques bien réelles pour moi, une souffrance morale : j’allais mourir, abandonner mes enfants, ma compagne, ma famille, bref, la vie. J’ai donc, honteusement sans doute, fait du lobbying auprès du service de radiologie afin que l’examen soit réalisé plus rapidement. Je suis parvenu à obtenir un rendez-vous une semaine plus tard. J’étais en grande partie soulagé, mentalement tout au moins, car mes douleurs persistaient.

Vint enfin le rendez-vous. Allongé, nu sur la table de radiologie, étant par ailleurs professionnel de santé, je connaissais la durée approximative de cet examen. Mais le temps me semblait plus long qu’à l’ordinaire… Les minutes qui passaient étaient génératrices d’angoisse : c’était forcément parce que les radiologues avaient repéré des éléments anormaux… Effectivement, tout ceci fut confirmé lorsque le radiologue m’annonça qu’il avait décidé d’effectuer un examen complémentaire dans la foulée : une échographie du foie… Mon sort était scellé : j’avais des métastases.

A ce moment, j’étais dans une semi-torpeur, ressassant mon mantra préféré : « j’en étais sûr, cela ne peut que m’arriver… ». Ce diagnostic qui n’était, par ailleurs absolument pas confirmé à la sortie des salles d’examens, fut repris par une manipulatrice en électroradiologie que je connaissais. Elle me prit par l’épaule et me dit : « il va falloir être courageux », ce que je compris comme, en sous-entendu : « tu as bien des métastases au foie »…Nouveau choc… Dans les minutes qui suivirent ces examens radiologiques, j’eu un entretien avec le médecin radiologue. Ses propos étaient heureusement nettement plus nuancés. Elle me dit que pour elle, il n’y avait pas de métastases mais des angiomes hépatiques76. Elle en était sûre à 99%, et allait demander, par sécurité, l’avis de confrères.

La suite montra qu’elle avait eu raison… Ma tumeur était « prise à temps » ; pas de métastases donc…

Je n’ai pas conservé de colère ou de rancune vis à vis de la personne qui m’avait annoncé un faux diagnostic. J’ai appris plus tard que son mari était mort d’un cancer quelques mois

auparavant. J’ai donc mis sa démarche sur le compte d’une sorte de transfert…L’essentiel était, que, dans mon cas, et quitte à parler comme le soignant que je suis (aussi) il n’y ait rien au niveau du bilan d’extension.

Un non itinéraire thérapeutique

Durant mon propre traitement, je n’ai pas eu recours à des thérapies parallèles, ni, autant que je me souvienne à des « recours » spirituels ou religieux. J’avais pourtant connaissance de la possibilité de ces recours alternatifs, mais j’étais, bien qu’angoissé, d’une part assez confiant dans les soins qui m’étaient prodigués et d’autre part, me sentant relativement loin de la religion, je ne ressentais pas le besoin d’un appui spirituel.

J’étais alors plus en demande de soutien social : de la part de ma famille, des amis. Cela n’a abouti qu’à une amère désillusion : je suis resté bien seul face à l’épreuve. Du moins, peut-être attendais-je une présence que les autres n’étaient pas en mesure de m’apporter. Car le cancer fait peur. Une peur que j’ai parfois comparée à celle de la peste au Moyen-Âge. Comme si le fait de fréquenter quelqu’un atteint du cancer induisait un risque de contagion. Comme si le cancer de l’un portait malheur aux autres. Autour de moi, un désert s’était constitué. Ou, tout au moins, c’est ainsi que je l’ai vécu. Avec le recul, je pense que, sans doute, les personnes de mon entourage ont privilégié une stratégie de défense. Car face à cette maladie, il semblerait que les personnes fassent, consciemment ou pas, une sorte de transfert. Tout le monde sait que le cancer ne connait ni âge, ni condition sociale (ce n’est d’ailleurs pas tout à fait vrai du point de vue des épidémiologistes). Cette grande loterie du malheur est ouverte à tous, on peut même gagner sans avoir pris de ticket. Dans les peurs que j’ai pu identifier chez les autres, on retrouve celle de se confronter potentiellement à un individu malade au corps dégradé, amaigri. Et que dire face à quelqu’un qui n’a peut-être pas le moral, qui risque de pleurer ? Certains craignent aussi de dire quelque chose qui n’est pas adapté à la circonstance. Inconsciemment, il est très probable que la confrontation à quelqu’un porteur de cette maladie ramène à la mort. Il y a un effet miroir indéniable vis-à-vis de sa propre mort. Et puis ce problème n’est pas rare, chacun est de près ou de loin touché par cette maladie, connaît quelqu’un qui a été malade du cancer ou en est mort. Cette période, le sentiment d’abandon, ont été pour moi très difficiles à vivre.

Le traitement

Puis le traitement à proprement parler a été mis en place : chirurgie, puis radiothérapie. La chirurgie a été rapidement décidée et programmée. Le sentiment de mutilation était permanent et assez obsédant. Il m’a poursuivi pendant des années. Même si aujourd’hui, tout ceci commence à me sembler lointain, je ne l’ai pas oublié.

Le « marquage » ou phase préparatoire à la radiothérapie a été réalisé dans des conditions très inconfortables : me voici « installé », nu sur une table de radiologie très étroite, sans bouger. Cela a duré des heures, au moins deux, sans être couvert, aucun respect de la pudeur, aucune prise en compte du fait que j’avais froid, bref, un horrible souvenir. Il serait d’ailleurs possible de se questionner sur les raisons qui justifient l’obligation de nudité pour bon nombre d’examens radiologiques alors que celle-ci ne s’impose pas. Ce manque de respect de la pudeur des patients ajoute souvent un élément de stress supplémentaire à l’angoisse déjà présente.

Que dire, que faire dans cette situation? Le sentiment de vulnérabilité prend tout son sens ici. Ce qui est surprenant, c’est que nous nous trouvons dans des lieux de prise en charge hyper spécialisés. Par conséquent, il est étrange que ces questions « basiques » en matière de confort et de respect des patients ne soient pas mieux prises en compte. Et en effet, ces éléments de prise en charge sont enseignés dès les premiers jours de la formation infirmière de base. Routine? Usure des tâches répétitives? Pression de la productivité?

En tant que patient-soignant, je n’ai pas pu, ou su demander qu’il en soit autrement. La radiothérapie elle-même a été réalisée dans un cadre très codifié : des séances de courte durée, stéréotypées, où l’on fait partie d’une chaîne des soins que l’on sent bien huilée.

Le temps d’exposition aux rayons est très bref (quelques dizaines de secondes), la salle de traitement (pour des raisons évidentes) est construite comme un bunker, le patient y est installé seul du fait de la toxicité des rayonnements.

Alors que les professionnels communiquaient avec moi par le biais d’interphones, j’ai ressenti un manque d’humanité, une sorte de sentiment de solitude face à la machine, face à la maladie, même si le temps du traitement était bref.

Lors des soins, le statut de malade chronique est validé par une prise en charge pour les trajets avec des VSL (Véhicules sanitaires légers), qui vous emmènent, attendent durant l’examen, et

vous déposent à domicile au retour. Validé par l’institution médicale comme malade, j’en avais donc le statut et j’en endossais le rôle (Renaud, 1985). En bon petit soldat, je me comportais comme tel. J’étais juste devenu un malade lambda car j’ai rarement eu l’occasion de dire que j’étais, moi aussi, professionnel de santé, sauf peut être lors de la radiothérapie quand la collègue que j’avais rencontrée m’a conseillé d’être courageux.

Après le traitement, le chemin inverse avec l’ambulancier se fait de manière un peu mécanique. Et puis, il y a les nausées qui apparaissent après la radiothérapie, la fatigue, les questions sur la suite du traitement qui tournent en boucle dans la tête…

Lors de la phase de traitement (chimiothérapie et radiothérapie), les rendez-vous avec le cancérologue reviennent de manière itérative. Une rencontre très codifiée, de courte durée, assez peu personnalisée, peu humaine en fait. Je sentais très bien, au comportement du praticien que j’étais juste un malade parmi d’autres, qu’il avait quantité de patients à rencontrer. Aussi il lui fallait être efficace : même entrée en matière, même examen des analyses, même discours lors de chaque consultation.

J’ai ressenti une grande lassitude chez celui qui me suivait en consultation. Je n’ai pas osé le formuler au cancérologue, mais j’en avais très envie. Il est très probable, que chez les professionnels exposés à la gestion de la maladie cancéreuse au long cours, l’on puisse observer à minima, des stratégies de défense. Celles-ci permettent sans doute d’affronter la dureté des situations.

Au terme du traitement par radiothérapie, les consultations se sont espacées ; je crois même qu’à la dernière, le cancérologue a dit : « vous êtes guéri ».

J’ai donc rencontré ces médecins spécialistes tous les six mois durant les deux années qui ont suivi. Le traitement avait été efficace puisque par cette courte phrase, on m’a signifié que la prise en charge médicale était terminée. Mais quid du vide que j’ai ressenti ensuite ? Des conséquences socio-psychologiques de la maladie et du traitement ? Il n’en a jamais été question, aucun appui psychologique ne m’a jamais été proposé.