• Aucun résultat trouvé

Sans être construite ou entretenue selon une intentionnalité discursive, mais plutôt pratique, le type et la qualité de l’utilisation du sol sont ce qui explique le plus le sens que la ruralité revêt pour chaque personne. Le paysage agricole reflète les significations et les valeurs que les gens attachent aux lieux. Ils sont les paysages de la vie quotidienne et, par leur matérialité, ils expriment également les processus ou les dynamiques sociales qui façonnent l’espace.

Parmi toutes les autres images d’utilisation du sol (agriculture, élevage, plantations et agriculture industrielle, friches, etc.), l’Image 28 est peut-être la seule qui soit porteuse d’un idéal ou d’une intentionnalité particulière de la part des personnes qui la construisent, et où les éléments physiques contiennent une volonté discursive. Au premier plan, nous voyons un projet en cours de création : une « forêt comestible » . C’est le contraire de l’agriculture industrielle (où une seule ressource est exploitée sur le terrain, à force d’injection d’engrais chimiques et de technologie) et même différente de l’agriculture traditionnelle (où la plantation se fait en grandes parcelles occupées par une seule espèce, ce qui épuise les nutri-ments du sol où elles se développent, et rend nécessaire la rotation saisonnière).

Dans ce projet, deux jeunes de 26 et 22 ans, originaires de Santiago, tentent depuis un an de promouvoir ce type de cultures et de créer un champ de démonstration et d’expérimentation. Mme. T (22 ans) explique que

« ces pratiques comme l’agriculture syntropique ou les forêts comestibles sont nées de pratiques super ancestrales et que les gens continuent à porter.

Par exemple, si tu vas dans un verger de fruits, entre tous les arbres les gens ont planté des artichauts, des framboises, des groseilles ; et c’est une forêt comestible, spontanée, faite avec la même idée de cultiver dans des petits espaces et y faire pousser le plus possible (…) nous voyons une forêt comestible, bien que la personne ne le voie pas comme tel, ni comme des pratiques régénératrices, mais ils ont la logique de la polyculture » (Mme. T, mars 2021).

Il existe différentes réactions à ce type de culture. Certaines personnes se concentrent justement sur le contenu ou l’idéal du projet lorsqu’elles regardent l’image. Il y a des personnes qui réagissent sur la reconnaissance de ce modèle agri-cole dans les pratiques agriagri-coles locales, à petite échelle et/ou familiales : « pour ces petites clôtures, les vieux mettent un peu de tout, car il y a un peu de tout. Comme, dans mon cas, c’est la même chose pour moi, je plante toujours, j’ai des oignons, des tomates, vous ne voyez pas qu’il y en a partout ? (…) avec un tout petit peu, j’ai assez pour moi. En tant que système, c’est bon, tout fonctionne ensemble » (M. R, 79 ans).

En revanche, certaines personnes ne partagent pas la méthode :

« C’est comme un fouillis de plantations. C’est comme n’importe quoi. C’est un désordre, car ils ont des types différents [de cultures ensemble]. Je crois qu’il y a même une fougère (...), mais je ne sais pas. Je me trompe peut-être, mais sur cette image, on peut voir beaucoup de mauvaises herbes ». (Mme. C, 65 ans).

D’autres réactions ne sont pas intéressées par le contenu de la réflexion, mais par le simple fait de planter : « tant qu’ils produisent, ce sera bon. Parce que de nos jours, les gens s’en soucient très peu. (...) l’agriculture traditionnelle est importante ; c’est important qu’elle ne se perde pas. Le maïs, les pommes de terre... les haricots (...) » (M. O, 58 ans).

101

Image 27: Le « paysage typique » (Mme. A, 32 ans) de l’agriculture locale traditionnelle. Paysage de l’or-dinaire, comme le mentionne J.B. Jackson (cité par Horton et Kraftl, 2014), est une source de valeurs symboliques pour les personnes qui le vivent. Le contenu est, pour ainsi dire, passif ; car le paysage suscite des interprétations et des valeurs chez les observateurs, sans être construit avec la volonté d’exprimer ces valeurs. En termes de Duncan et Duncan (1988), construit sans la volonté d’être lu comme un texte. Photo : parcelle M. H à San José, avril 2021.

Image 28: Projet de forêt comestible. Parcelle Mme. T et M. D, secteur San José, mars 2021.

102

LOGEMENTS

Parmi les éléments photographiés, les habitations sont ceux qui sus-citent le plus d’interprétation de la part des personnes interrogées.

En commentant les photographies des différents logements du secteur, les personnes ont aussi souvent évalué le degré d’appartenance ou de concor-dance que les constructions ont avec ce que chacun considère comme le paysage rural lui-même. Reconnaissant en arrière-plan qu’il existe bien un paysage propre à la campagne — préexistant, pourrait-on dire — et qu’il est constitué d’une certaine esthétique de maisons, de matériaux constructifs et à une certaine organisation ou disposition d’elles dans le territoire. Ainsi, les commentaires étaient enclins à évaluer comment les différentes habitations contribuent à la préservation ou à la transformation du paysage visuel traditionnel.

Les images 29 et 30 montrent deux points de référence du paysage bâti de la localité. La première correspond à l’image commune de l’habitat résidentiel populaire, qui trouve ses origines dans les établissements résidentiels (les asenta-mientos) de la réforme agraire de la décade de 1970 et qui a fini par constituer le paysage du lieu : c’est une « maison traditionnelle, plus “acampechaná”, plus pay-sanne », comme le dit Mme C, 65 ans. La maison est reconnaissable par toutes les personnes interrogées, car elle est située en face du poste de santé, et possède un petit magasin où les gens ont l’habitude de faire des petites courses en attendant leurs rendez-vous au poste. Ni la structure ni les matériaux de construction n’ont beaucoup changé par rapport à leur état d’origine il y a 50 ans. Le traitement de la façade, qui conserve les murs d’origine en blanc, met en valeur la structure du cou-loir ou de la terrasse donnant sur la rue en la peignant en bleu. En plus de fonction-ner comme un espace de conditionnement climatique de la maison (couvrant les fenêtres du soleil et de la pluie), ces couloirs fournissent un espace intermédiaire entre la sphère publique de la rue et la sphère privée de l’intérieur de la maison. Ils sont un élément typique de l’architecture résidentielle locale, que ce soit dans les logements plus modestes, ou dans les logements aisés. Dans la façade se détache également le petit local commercial peint en jaune pâle, qui donne une certaine animation visuelle à l’ensemble. Enfin, les jardins de cette maison, ainsi que ceux d’autres maisons de taille et origine similaires, sont des éléments qui expriment aussi une partie de l’identité ou des valeurs des habitants, qui veulent qu’ils soient bien rangés et beaux ; à la fois pour le bien-être des habitants eux-mêmes, et pour l’impression que les maisons provoquent sur les autres habitants : « Oui... on est pauvre, mais on essaie de vivre le plus proprement possible. À la portée de ce que l’on peut », dit la même Mme. C, au moment où j’ai évoqué la beauté des jardins de sa maison.

La deuxième montre, pourrait-on dire, son contraire. C’est aussi une maison que tous les enquetés ont reconnu, mais qui comporte plus clairement une volonté réflexive de manifester un statut ou un mode de vie. L’idée est préci-sément, pourrait-on dire, de se différencier des autres habitations du contexte par l’esthétique et la matérialité de leur construction. « Ce sont des gens qui veulent montrer qu’ils ne sont pas comme les autres, qu’ils sont différents... », m’a com-menté un habitant lors d’une conversation informelle, en ajoutant tout de suite que « cependant, à la fin, nous allons tous où nous allons ».

103

Image 29: Maison d’un établissement de la CORA. Secteur El Molino, mars 2021.

Image 30: Maison aux quatre 4x4. Secteur Ventana Alto, mars de 2021.

104

Et ce que les habitants de cette maison (et d’autres, semblables) sou-haitent faire, c’est de montrer dans l’espace public leur puissance : certains élé-ments sont associés à l’architecture patronale traditionnelle, comme le portail et la porte à piliers en brique (à noter que dans ce cas, la porte en brique ne donne que sur la rue, car sur le côté c’est un simple mur de dalles de ciment) ; un grand espace entre elle et la maison (où dans ce cas il n’y a que de l’herbe, qui n’a pas d’autre sens qu’esthétique) ; et la maison elle-même, de grande dimension (dans ce cas avec un parking pour trois ou quatre camionnettes, intégré au volume prin-cipal) et avec un toit en tuiles. Mais dans ce cas, il n’y a pas de couloirs. Ce n’est pas une maison qui a besoin d’un espace intermédiaire, car les habitants ne font aucun travail à l’extérieur de la maison (agricole ou d’élevage).

« (...) tant de clôtures, et tant de sécurité... mais c’est la campagne, et rien ne se passe ici ! Hahaha. Je ne sais pas, une de mes amies me disait “Je pense que ce sont des narcos” [trafiquants de drogue] ha haha (...) Tu as remarqué ? Cette nouvelle maison, qu’est-ce qu’elle m’apporte ? C’est froid et impersonnel. Parce que je n’ai jamais vu d’enfants jouer devant (…), mais tu vas dans une autre maison, et tu vois plus de vie dans une maison plus modeste que dans cette énorme maison. En d’autres termes, tu donnes de la vie à une maison en fonction de ta façon d’être, et ce sont les gens qui lui donnent de la vie. Ou à la façade d’une maison. Cette maison ne provoque rien en moi... » (Mme. C, 65 ans).

Dès lors que l’on considère la lecture de Cloke, qui dit que « si les espaces géographiques de la ville et de la campagne se sont estompés, c’est dans la distinc-tion sociale de la ruralité que subsistent des différences significatives entre le rural et l’urbain » (Cloke, 2006, p.19), alors l’analyse du paysage bâti résidentiel peut en offrir des argumentations.

Car d’un point de vue formel ou fonctionnel du paysage, le développe-ment ou la prolifération de maisons construites à proximité les unes des autres

— qui subdivisent les parcelles agricoles et exigent d’augmenter les infrastructures routières et de services — produit ce que l’on entend par rurbanisation des cam-pagnes. Et c’est l’un des critères qui rend lesdites frontières entre ville et campagne floues ou inexistantes.

Et dans le domaine social du paysage, à mon avis ce seraient les traits des éléments construits que les habitants interprètent comme « ruraux » et qui constitue la distinction ontologique du rural. Prenons l’exemple des images 32 et 33. Bien que ces constructions soient situées dans la zone résidentielle que ces mêmes personnes reconnaissent comme la leur et à laquelle elles attribuent le sens ou le « signe » (Halfacree, 1993 dans Cloke, 2006) de rural, elles les recon-naissent comme exogènes à la nature du lieu. Il s’agit d’une interprétation pure-ment paysagère que les gens effectuent, et qui se base sur la construction sociale de l’image et la culture traditionnelle de la ruralité.

Les ensembles de logements sociaux et les maisons qui sont construites (légalement ou non) sur des lotissements d’anciennes parcelles agricoles consti-tuent, aux yeux des habitants la présence même de l’urbain dans le secteur.

D’autres éléments que j’ai mentionnés précédemment, comme la présence d’in-frastructures et de services de base, d’activités économiques secondaires et/

ou tertiaires, ou l’assimilation de goûts et d’aspirations personnelles provenant d’autres régions du pays et de la planète, etc.

105

Image 31: Des portails dans le secteur de Santa Laura. La construction des portails de ce genre, qui font référence aux entrées des anciens domaines patronaux est très répandue. À gauche, un vestige d’un « vrai » portail à l’entrée d’un domaine : celui de la famille Ortuzar, aujourd’hui Santa Laura. Entre parenthèses, il est étonnant de voir encore écrites la propagande politique des élections présiden-tielles de l’année 1958 où Jorge Alessandri a été élu, et celle des élections de 1964, où Eduardo Frei a gagné contre Salvador Allende et Julio Durán. À droite, l’une des répliques qui cherchent à montrer une certaine distinction sociale en copiant ce type de portail, même avant que la maison soit finie (et évidemment sans beaucoup d’efficacité de sécurité en voyant la grille du reste de la clôture). Photos du secteur Santa Laura, mars de 2021.

Image 32: Les deux mêmes complexes de logement social montrés dans l’Image 18 : à gauche, le vil-lage ou aldea San José et à droite le vilvil-lage ou población Santa Rebeca. À noter que l’appellation locale de aldea fait simplement référence à un petit village à faible population, avec des traits campagnards, alors que población fait référence plutôt à l’habitat urbain. Je crois que cette distinction est due à la densité et à la distribution interne de chaque complexe de logements sociaux, ce qui donne l’impres-sion chez les gens locaux d’être plutôt à la campagne, plutôt à la ville. Mars 2021.

106

Une distinction importante est l’homogénéité et la régularité constructive des ensembles de logements sociaux (Image 32), par rapport à l’hétérogénéité et l’irrégularité des logements auto-construits (Image 33). En général, l’uniformité des logements sociaux donne à l’ensemble une plus grande apparence de qualité de vie, et fait même ressortir chez les personnes interrogées certaines valeurs comme l’organisation groupale que ses habitants ont dû coordonner pour aboutir à la demande et l’acquisition de ces logements. Elles apprécient également les com-plexes de logement offrant plus d’espace entre les maisons, des espaces verts et un moindre vis-à-vis des façades (ce qui donne plus d’intimité).

Mais pour certaines personnes, ce type d’habitat présente également l’avantage de concentrer les maisons en utilisant moins de terres, ce qui est une bonne chose lorsque l’utilisation agricole est valorisée, et c’est également un atout lorsqu’il s’agit de distribuer des services :

« C’est pour la population vulnérable, ils les regroupent pour qu’ils n’occupent pas beaucoup de terrain par là et par là (...) Et bon, ça me semble bien que les gens optent pour des maisons plus dignes, parce que si ces gens-là n’avaient pas pu opter pour ce type de logement, peut-être qu’ils auraient été dans un camp... ou je ne sais pas. [Mais] là où il n’y a pas de réglemen-tation foncière, où ils n’ont pas d’égouts, où ils déversent les eaux usées partout... soudainement, quand vous ne formez pas quelques citoyens dans une maison, vous créez des problèmes de collecte des ordures, d’infections, toutes ces choses » (M. O, 56 ans, mars 2021).

Parfois la qualité d’« étrangère » que certaines personnes entretenues perçoivent de quelques constructions est claire dans leurs discours. Tel est le cas des quinchos (image 34), qui sont des petites constructions légères pour faire des grillades. Ils constituent une façon temporaire d’utiliser un terrain avant de com-mencer la construction d’une maison définitive, ou bien parfois ils sont des uti-lisations permanentes de petites parcelles (quelques sortes de poolhouses). Les commentaires ont considéré le plus souvent que ces constructions appartiennent soit aux personnes locales aisées, soit venant de Santiago.

« Ce sont des constructions dont les gens n’avaient pas conscience ou aux-quelles ils n’avaient pas accès. Mais à travers les médias, les réseaux so-ciaux, les feuilletons ou la télévision, les gens ont pu y accéder (...) Et c’est parce que, dans une large mesure, si les gens ne sortent pas d’ici, ils ne connaissent que ce qu’il y a ici. Je vois une nécessité [chez les gens locaux]

de sortir, de voir de nouvelles choses, de les copier et de les ramener ici » (Mme. V, 25 ans, avril 2021).

107

Image 33: Maisons sur une parcelle subdivisée. Secteur El Molino, mars de 2021.

Image 34: Un travailleur qui entretient un quincho. Secteur San José, mars 2021.

108