• Aucun résultat trouvé

STRUCTURES NATURELLES

5.3 Des pratiques quotidiennes

Afin de révéler les pratiques quotidiennes qui se tissent sur le territoire en relation avec le paysage, j’ai principalement utilisé deux techniques de collecte d’informations sur le terrain : l’entretien semi-structuré (en mettant l’accent sur les biographies des personnes) et l’observation directe. Je suis davantage intéressé par la détermination de ce qui peut être considéré comme pertinent lorsqu’on parle des pratiques quotidiennes des gens avec le paysage, plutôt que par une description exhaustive de celles-ci.

Comme il a été dit précédemment, la relation que les habitants entre-tiennent quotidiennement avec le milieu qui les entoure peut être dans la plu-part des cas mécanique ou relever plus simplement d’une conscience « pratique », tandis que d’autres peuvent, à leur tour, relever d’une conscience dite « discur-sive ». Qu’elles relèvent d’une conscience pratique ou discursive, ces pratiques de la vie quotidienne font partie de l’espace et du paysage, et peuvent en même temps lui donner une forme ; le produire. Et c’est à travers ces actes que se développe la sensibilité paysagère des habitants. Ayant vu quelques dynamiques de production de l’espace et du paysage inscrites dans les réseaux de production sociale et de consommation qui dépassent le local (économie, migrations, etc.) par la suite je vais me concentrer sur les pratiques qui constituent spécifiquement le paysage local et qui sont en même temps la base sur laquelle se développe la sensibilité paysagère.

Tout d’abord, en parlant de ces pratiques, je tiens à préciser le qualifica-tif « quotidien ». Si l’on se réfère aux pratiques quotidiennes des personnes, cela implique le parti pris de se référer aux activités réalisées quotidiennement par les personnes qui vivent ou qui sont déjà bien établies dans le secteur. Mais cela risque de laisser de côté certaines activités exceptionnelles dans la vie des indivi-dus ou des familles, qui, sans être des activités de tous les jours, constituent dans une large mesure le paysage rural. Par exemple, nous pouvons mentionner le dé-placement des citadins, qui viennent s’installer et construire une maison à la cam-pagne ; activité qui constitue l’un des principaux processus de transformation du paysage rural dans le secteur étudié. Ces types d’activités ne sont pas exactement des activités quotidiennes dans la vie des gens... mais des activités quotidiennes dans la production actuelle du paysage rural. En ce sens, pour moi, le quotidien fera désormais référence à ce que l’on peut voir au quotidien sur le territoire. C’est le quotidien du territoire, même s’il s’inscrit dans un processus de changement.

Toutes ces activités ne font cependant pas nécessairement partie du pay-sage ni le façonnent. Quelles sont par conséquent celles qui en font partie ? Est-ce que le simple fait de vivre à la campagne peut-il être considéré comme l’une de ces pratiques quotidiennes qui constituent le paysage et la sensibilité paysagère ?

On peut répondre par l’affirmative. C’est en effet le type de relation le plus fondamental entre les habitants et le paysage. Il ne s’agit pas nécessairement

111 d’une relation passive : au-delà de l’acte de déménagement et de construction

d’une maison là où il n’y en avait pas auparavant, habiter c’est la reproduction de la vie (tel que l’a mentionné Mme. C dans la section précédente). C’est l’entre-tien des logements et leur remplissage avec des contenus personnels individuels ou collectifs/familiaux (entretien d’un jardin, amélioration d’une façade, d’un toit, changement de clôtures, etc. Voire d’autres activités comme le séchage du linge à l’air libre, ou l’accumulation et le brûlage des ordures).

La dimension collective de l’habiter révèle certaines dynamiques ou forces de micro-échelle qui produisent le paysage. Dans le cadre de nouvelles parcelles ou de la construction de copropriétés fermées, des associations proac-tives sont créées pour construire ce paysage, à travers la délibération en groupe de tâches et d’activités collectives pour l’amélioration des services (eau potable, électricité, amélioration des accès et des circulations, clôtures et limites, etc.). Par ailleurs (surtout sur les parcelles de terre liées à une succession), des conflits sur-gissent entre les membres de la famille ou avec les nouveaux habitants : conflits sur le nombre de mètres carrés de surface de propriété dans la distribution entre les frères, sur la répartition de l’utilisation de l’eau entre des voisins, ou encore sur la légitimité d’un successeur à recevoir un héritage plus important pour être resté travailler sur la terre des parents, par rapport aux frères et sœurs qui sont partis en ville, « abandonnant » la campagne41. Ces associations, qu’elles soient proactives ou conflictuelles, rendent explicites les intérêts et les valeurs concernant le pay-sage résidentiel. Elles manifestent une « conscience discursive ».

S’installer et vivre à la campagne est actuellement l’activité quotidienne la plus influente dans la production de l’espace et du paysage rural de la commune de Teno, et la seule qui soit transversale à tous les habitants de la zone d’étude.

En effet, pour toutes les personnes qui travaillent ou étudient à l’extérieur (dans la ville de Teno ou dans les villes de Curicó, Talca, etc.), la seule relation qui peut leur être attribuée avec le paysage rural est celle de vivre « à la campagne ». Au cours d’une conversation informelle, un homme a dit par rapport à ses fils qu’ils « tra-vaillent dehors » ; que leur travail « n’est pas propre à la campagne », et que « les jeunes n’ont jamais mis les mains dans la terre ». Ce type de commentaires corres-pond, comme mentionné précédemment, à la vision traditionnelle de la vie rurale et est récurrent chez les personnes âgées avec lesquelles j’ai discuté sur place. Et quand elles le disent, elles le font généralement avec une certaine dose de nostal-gie et de résignation face à un mode de vie qui « est en train de se perdre » ou qui

« s’est déjà perdu »... même si, d’un autre côté, elles reconnaissent la précarité du système du travail salarié du milieu et de la fin de siècle dernier.

Sur quoi se fonde la valorisation de ce passé ? Précisément sur la vie quotidienne d’un système de travail agricole traditionnel qui, contrairement à celui d’aujourd’hui, était le principal producteur du paysage rural, basé sur la force de travail des hommes, des femmes et des enfants, de leurs corps et des connais-sances traditionnelles qui ont façonné le monde, le local. Il y avait une relation

di-41 Alors que l’observation et la compréhension des conflits seraient une bonne source pour interpréter les relations et les activités qui construisent le paysage matériel, ce n’est qu’à la fin de la période d’observation sur place que j’ai réalisé l’implication des conflits dans la production et la valo-risation des éléments physiques qui construisent le paysage rural dans la zone d’étude. Qu’ils soient interpersonnels ou privés, les gens n’en parlaient généralement pas ouvertement. De plus, je ne l’avais pas perçu a priori comme un aspect probablement important pour l’analyse ; même si je l’avais lu dans la discussion entre Lewis et Redfield que Oliva (1995) présente.

112

recte entre la corporalité, la production, et la création du monde. Comme mention-né dans le cadre théorique, parler de performance revient à problématiser autour de ce que les gens font ou ne font pas dans l’espace et avec lui. Les corps n’étaient pas détachés du monde, et les pratiques qu’ils exerçaient produisaient l’espace, le paysage. Comme le soulignait Berque (2008) : « c’est le travail rural qui a façonné la terre pour la faire produire ». Tel est le désir, la nostalgie : créer le monde à partir de ses propres pratiques.

Mais je pourrais dire qu’aujourd’hui, en effet, les pratiques que les corps exercent font partie du paysage, mais ne le produisent pas directement, du moins pas dans le sens décrit précédemment… Aujourd’hui, habiter, vivre à la campagne, construire des maisons ou ouvrir des ruelles est davantage la manifestation d’un mode de vie ou d’aspirations, et non le produit d’un travail direct dans et avec l’espace physique. Et au-delà de l’échelle quotidienne de la vie et des maisons, aujourd’hui, c’est aussi la technologie façonnée par l’esprit développementaliste occidental ou le « paradigme occidental moderne classique » (Barthes, 2008, p.77) qui façonne largement le paysage (Marot, 2007) : l’agro-industrie, les routes gou-dronnées, les véhicules plus rapides, les pylônes à haute tension, les matériaux de construction artificiels dans les logements, etc.

Ces expériences du paysage vécues par chaque personne conditionnent l’interprétation que les individus ont du monde dans lequel ils vivent, et jouent un rôle prépondérant dans les significations qui lui sont attribuées. Le travail agri-cole serait alors la pratique humaine primaire ou essentielle dans la production du paysage rural, à partir de laquelle est produite la construction sociale de l’image traditionnelle du monde rural. Il est le reflet des systèmes de valeurs de la commu-nauté d’interprètes. À travers les entretiens et les conversations sur le terrain, on constate que cette image traditionnelle est encore présente dans l’interprétation que les gens ont de leur espace de vie, du paysage local, bien que le poids de son importance dans le paysage actuel et/ou passé varie selon l’âge des personnes.

Toutefois, le travail agricole traditionnel est en net recul. Cet effacement, avec l’extension de l’agriculture industrialisée et l’installation d’un nombre crois-sant de nouveaux habitants dans les campagnes, constitue l’un des agents les plus forts et les plus évidents de la transformation du paysage rural. Le travail agricole a cessé d’être le point de référence à partir duquel les habitants comprennent leur espace de vie : la construction sociale traditionnelle du rural cesse d’être hé-gémonique avec la transformation de la société par la globalisation et les logiques productives néo-libérales.

Et qu’en est-il donc des autres types de travail ? Tous les autres emplois qui sont exercés dans le périmètre de la zone d’étude sont-ils propres au paysage rural ?

Selon moi, tant que ceux-ci produisent des effets perceptibles de ma-nière sensible dans les espaces physiques publics, je les considère comme des pratiques quotidiennes propres au paysage. La façade d’un atelier de mécanique ou d’un commerce, ainsi que d’autres installations commerciales dont les publi-cités sont exposées dans la rue font partie du paysage visuel. Il y a aussi le com-merce ambulant de rue, qui depuis des camionnettes annonce des messages de vente de pain, de légumes, de gallons d’essence ou d’autres produits : chacune avec sa musique, son message ou son rythme de klaxons fait partie du paysage

113

Image 37: Les pratiques du travail rural façonnant le paysage. Secteur Santa Adela, avril 2021.

Image 38: Les réseaux d’électricité façonnant le paysage. Secteur La Ventana del alto, avril 2021.

114

auditif. Même les camions, les transports publics et les voitures privées font partie du paysage. Contrairement aux travaux agricoles, ils font partie du paysage sans façonner l’espace physique, mais en créant ou modifiant son atmosphère.

Enfin, les activités de loisirs qui se déroulent à l’extérieur ne produisent ou ne font pas nécessairement partie du paysage, mais nombre d’entre elles se déroulent grâce à celui-ci : je fais référence à celles que Berque (2008) reconnaît comme contemplatives. D’autres, en revanche, génèrent des changements volon-taires ou involonvolon-taires dans le paysage. Par exemple, la délimitation de points de vue (image 40) ou la création de sentiers de randonnée dans les collines. Nous pourrions dire qu’ils sont réalisés avec une conscience « discursive » de contem-plation, de jouissance et même avec la volonté de valoriser le paysage pour sa protection. D’autres activités entraînent des transformations du paysage de façon conséquente ; c’est le cas de la pratique de descente des collines à vélo ou à moto, qui se font avec une conscience « pratique ».

Ces pratiques quotidiennes dans l’étude de cas de Teno correspondent à ce que Ruiz (2014) mentionne comme les forces diversifiées qui façonnent le pay-sage : si certaines répondent à la mondialisation (comme c’est le cas du passage d’une agriculture de régime humain, individuel ou collectif, vers une agriculture industrialisée) ; d’autres répondent à la « localisation »42 (comme l’essor de la « de-mande sociale de paysage » qui se traduit par la rurbanisation ou l’émergence de certaines activités de travail ou de loisir associées précisément au paysage rural et à son environnement naturel).

42 L’auteur ne parle pas de « localisation » : le mot est une interprétation proposée par moi, comme une contrepartie aux forces de la mondialisation. Cependant, comme on a vu, Halfacree (2006) distingue les « localités » comme les lieux où les forces de la production et la consommation ca-pitalistes ont lieux, avec une expression particulière selon le contexte social, historique, économique, etc.

115

Image 39: Un poste de vente de légumes à côté de la route, et une camionnette de vente ambulante, à gauche. Secteur de El Molino, avril 2021.

Image 40: Aménagement d’un point de vue sur les falaises pour regarder le paysage riveraine. Secteur San José, mars 2021.

6. Des communautés de