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L’EXPÉRIENCE QUOTIDIENNE

2.2 Des processus de transformation dans les territoires ruraux au Chili et en Amérique

2.2.3. Des transformations dans l’espace et le paysage rural

L’urbanisation est couramment associée à la croissance de la popula-tion dans les grandes villes de la planète, mais aussi à l’étalement des villes elles-mêmes : la croissance de ladite « tache urbaine ». C’est cet aspect-ci qui m’inté-resse. L’étalement de l’urbain a nourri la difficulté de description de la ruralité à partir de critères quantitatifs, parce que, comme le souligne Marot, à la campagne

« la confusion n’a cessé de défaire la distinction qui réglait aussi l’appréhen-sion de ce monde [le rural] depuis l’extérieur que l’agencement visuel de sa scène intérieure. (…) Dans la transformation qui s’accomplit, ce sont les deux pôles de la distinction [l’urbain et le rural] qui se défont et s’effacent en même temps que leur équilibre, même s’il nous semble que c’est dans un cas plutôt par excès, et dans l’autre plutôt par défaut » (Marot, 1995, p.58).

L’éventuelle transformation d’un sol rural vers l’urbain se ferait à tra-vers une subdivision consécutive des terrains agricoles, tra-vers un lotissement de moindres dimensions, destinés à l’établissement de diverses activités de la popu-lation qui sont hébergées dans différents types architecturaux, dont leur

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ment sur le nouveau lotissement constitue un tissu où le construit prédomine sur l’espace libre (Soijet, 2005). Cela veut dire un contexte construit et d’infrastructures qui font référence à la ville en raison des matériaux, de l’esthétique, ou même de la proximité. Ces constructions et leur distribution spatiale sont nouvelles ou exogènes pour la campagne dans un domaine temporel et spatial vaste — ladite image de la ruralité construite socialement — : des « vastes nébuleuses résiden-tielles où la logique de leur implantation initiale et de leur rapport à la géographie est perdue » (Marot, 1995, p.57).

Les aires « intermédiaires » ou « en processus d’urbanisation », ne sont facilement identifiables ni comme urbaines ni comme rurales. Elles prennent de l’importance et sont définies de différentes manières. En faisant écho à l’idée du continuum, certains auteurs considèrent ces aires comme un espace en transi-tion vers l’urbanisatransi-tion. D’autres analyses considèrent ces espaces intermédiaires chaque fois plus comme des aires aux dynamiques internes propres, où « il se produit une avancée vers le “rurbain”, où à la forme discontinue, à la croissance extensive et dispersée, de structure réticulaire et de limites diffuses, s’ajoute cette appropriation spécifique de la ruralité (…) dans autant de paysage et d’environne-ment » (Rios et Rocca, 2014, traduit par l’auteur).

Le concept de rurbanisation a l’avantage d’émerger pour décrire les spé-cificités des changements démographiques, de la société et de l’habitat ruraux en tant que tels : circonscrites dans le monde rural lui-même et non comme des dy-namiques du processus de transformation des territoires ruraux vers urbains. Le mot21 a été proposé pour décrire le processus de peuplement des campagnes dans certaines zones en Angleterre, en France, et au Canada. Il s’agissait de popu-lations d’origine urbaine qui s’établissaient à la campagne, mais surtout dans des villages, en cherchant un meilleur milieu pour vivre.

Depuis les années 1970, l’activation productiviste du rural a conduit à ce mouvement de population marquant l’inversion de la tendance de dépeuplement de ces endroits, vers une valorisation de ces territoires (ses paysages, les mœurs des habitants, etc.) pour la société contemporaine, dans la mesure où les services et commodités urbains y ont été intégrés (Grammont, 2010). Les nouveaux habi-tants de la campagne venus de la ville ont commencé à influencer la prise de déci-sions politiques et de planification de ces nouveaux territoires qui se façonnaient.

Entre tous les acteurs du contexte « rurbain » résultant, il s’est constitué un nouveau système social avec des habitants qui répondraient à une double ap-partenance : rurale et urbaine. Mais en Europe et au Québec, cette approche s’in-téresse plutôt aux nouveaux habitants ; les « nouveaux ruraux » ou « néo-ruraux » (c’est ainsi qu’ils sont appelés dans la littérature francophone ; pendant que les habitants « historiques » sont des « ruraux de souche »). Les premières analyses se sont focalisées sur les valeurs esthétiques du paysage et la temporalité calme du

21 Venant de l’anglais Rurban, en espagnol et spécifiquement en Amérique latine le mot a été traduit autant comme Rurbanización, que Rururbanización, sans différence remarquable. En français, Gérard Bauer et Jean-Michel Roux l’ont utilisé en premier, en 1976 dans l’ouvrage « La Rurbanisation ou la ville éparpillée ». Les notions de Désurbanisation, Exurbation, Suburbanisation, Contre-urbani-sation (Jean, 1988) ou Néo-ruralité (Simard, 2012) ont été utilisées par des géographes pour décrire le même processus au Québec, en France ou en Angleterre. Pour ne pas devoir utiliser des concepts différents à chaque fois, je préfère dans la suite utiliser le concept de Rurbanisation, dû aussi à son application déjà faite dans le contexte sud-américain, des Caraïbes et au Mexique.

47 monde rural comme appât pour les citadins. Plus directement, les contestations de

mai 1968 en France ont renvoyé la qualification de « nouveaux ruraux » à une rup-ture formelle avec le mode de vie urbain et la société de consommation (Simard, 2012).

Outre les gens qui ont quitté définitivement la ville, le terme inclut aussi d’autres populations. Premièrement, celles et ceux qui ont trouvé dans les cam-pagnes ou villages un espace pour habiter, mais en gardant leur travail dans les grandes villes. Leurs dynamiques de déplacement quotidien ont donné lieu à l’ac-ception de « migration pendulaire » (Dugas, 1981, cité par Jean, 1988), qui mani-feste la mobilité des populations qui préféraient voyager régulièrement de leurs maisons à la campagne vers leur travail en ville, valorisant plus la vie privée que le travail (Jean, 1988). Deuxièmement, la villégiature : des classes moyennes qui construisent une deuxième résidence à la campagne, constituant un autre type de migration, plutôt saisonnière.

L’installation des nouvelles populations produit des changements socios-patiaux complexes et diversifiés, et des impacts qu’on pourrait interpréter comme positifs aussi bien que négatifs, dans des domaines économiques et démogra-phiques, sociaux, politiques, culturaux, paysagers et environnementaux (Simard, 2012).

Types d’espace: stades de croissance par expansion

Urbains Suburbains Rurbains

Subdivision Urbain Urbain : pâtés, blocs,

ali-gnement des groupes Caractéristiques

L’embourgeoisement rural est l’une des sources d’autres « effets per-vers », parce que l’arrivée des personnes « bien nanties, surtout retraitées » signifie une hausse des prix qui n’est pas supportée par des populations moins favorisées

Table 1 : Paramètres spatiaux pour la délimitation des stades de la croissance urbaine. Source : Rios et Rocca (2014).

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économiquement, avec la conséquence de l’expulsion de ces dernières, dont les jeunes (Simard, 2012). Cependant, Lorenzen (2014, cité par Parra, 2016) considère que les nouvelles populations génèrent aussi une augmentation d’équipement et de services, qui peuvent permettre « l’ancrage » ou la fixation de la population originaire.

La rurbanisation dans les campagnes renvoie facilement au concept de gentrification rurale. La gentrification décrit généralement les dynamiques d’occu-pation des centres des grandes villes, par des populations plus riches que celles déjà existantes, avec l’éventuelle expulsion de ces derniers. Toutefois, en Amérique latine on l’observe, en plus des centres-villes, « à la périphérie populaire, en chan-geant les schémas traditionnels de ségrégation, en libéralisant les marchés des sols, et en transformant les infrastructures urbaines telles que le transport et les services » (Sabatini, 2013, cité par Parra, 2016).

Plus spécifiquement, certains auteurs avancent la notion de gentrification rurbaine, dont Nates (2008) montre qu’elle est basée sur les éléments suivants :

1) le changement de la composition sociale dû à l’arrivée de résidents ayant un meilleur pouvoir d’achat dans un lieu, provoquant dans certains cas le déplacement des résidents natifs de manière symbolique ou matérielle ;

2) l’amélioration ou la rénovation de l’architecture, soit par des formes alternatives, soit par des modifications totales ;

3) les formes économiques qui sont établies dans les mêmes lieux que les établissements commerciaux « innovants » et qui entraînent souvent la ferme-ture d’autres établissements préexistants ;

4) la hausse des prix des terrains et des logements ;

5) l’augmentation disproportionnée des salaires ou des revenus et du niveau d’éducation par rapport à la population autochtone (du quartier, du village, du lieu rural dans notre cas).

Quoi qu’il en soit, Simard (2012) remarque qu’un clivage ou cloisonne-ment entre deux populations — les néo-ruraux et celles et ceux présents de longue date —, est souvent présenté par les auteurs comme un phénomène constitutif de cette « rurbanité ». Toutefois, pour Simard, prendre ces deux catégories (les néo ruraux et ceux de souche) a priori dans l’approche méthodologique d’étude, repré-sente une prise de position face aux deux défis considérés les plus importants du contexte rural d’aujourd’hui, à savoir : d’un côté la volonté de contrer les exclusions et les inégalités produites par l’embourgeoisement ; et de l’autre, la construction d’une nouvelle ruralité faite ensemble et par tous et toutes les ruraux, dans un regard qui s’intéresse à « la cohésion sociale dans une société hétérogène où les intérêts sont multiples » (Simard, 2012, p. 109).

La rurbanisation observe aussi le mouvement migratoire contraire. Selon Micheletti et Letelier (2017), l’interprétation d’une homogénéisation supposée des phénomènes urbains et ruraux implique la sous-estimation, voire absence de re-connaissance de l’ensemble des pratiques dans ces territoires, de ses subjectivités spatiales et de ses identités. Dans l’espoir de couvrir une plus vaste expression des interrelations sur le territoire, la rurbanisation a été étudiée aussi dans le sens contraire : les influences du monde rural vers l’urbain. Tel comme l’exprimait Lewis,

49 les habitants ruraux qui se déplacent vers les villes amènent avec eux des

pra-tiques, des savoirs identitaires, des façons d’habiter et de construire les rapports sociaux et spatiaux. Ainsi, pour Cimadevilla et Carniglia (2009, cités par Micheletti et Letelier, 2017), le rurbain est « une continuité qui s’éloigne des lectures polari-santes et cherche à s’appuyer sur l’hypothèse de pénétrations et d’articulations [entre le rural et l’urbain] qui modifient la dynamique et la logique des espaces sans annuler les précédents » (2017, p.4). Mais eux positionnent le focus sur les rapports à l’intérieur des villes ou leurs périphéries.