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La première approche des études rurales fait référence aux aspects ma-tériels (physiques) et « fonctionnels » (Cloke, 2006) du territoire. Jusqu’aux décen-nies 1960-1970, elle s’intéressait aux objets matériels de et les aspects physiques de l’espace de l’existence quotidienne, et considérait qu’à travers l’analyse détaillée de ceux-ci, on pourrait arriver à une compréhension globale de la ruralité. La pre-mière caractéristique des territoires ruraux sous cette approche était l’utilisation extensive des sols par les activités productives primaires (notamment l’agriculture).

Une autre caractéristique était les environnements peu denses, éléments que la plupart de ses habitants interpréteraient comme un aspect propre au rural. Der-nièrement, on peut compter « un mode de vie qui se caractérise par une identité cohésive fondée sur le respect des qualités environnementales et comportemen-tales de vivre en tant que partie intégrante d’un vaste paysage » (Cloke, p.20, ma traduction). Comme on peut le voir, depuis une description initialement matérielle et fonctionnelle, on arrivait à des conclusions dans les domaines de la représen-tation sociale et de modes de vie (qui sont justement les sujets d’intérêt des deux autres approches qu’on verra par la suite).

Cette position interprétative est commune aux écoles de la géographie culturelle dite Traditionnelle3 (l’école de Berkeley, née aux États-Unis après le pre-mier quart du XXe siècle), ou à la géographie culturelle Régionale (né en France au début du XXe siècle). Horton et Kraftl (2014) critiquent que ces deux écoles ont construit un regard de « romantisation quelque peu problématique ». La pre-mière utilisait en effet la notion de « cultures primitives », tandis que la seconde utilisait les notions de « paysans, de la culture folk, et des villages » comme « ex-pressions “authentiques” de l’identité régionale » (2014, pp. 9, 11). De plus, la pre-mière a considéré la notion de « cultural hearts », comme des lieux où les idées, technologies, normes et artefacts naîtraient, en irradiant et en influençant d’autres lieux, tout en constituant des aires ou des régions culturelles — conformément au modèle du continuum urbain-rural4.

3 Dans la période d’entre-deux guerres, l’école de Berkeley a construit une lecture du paysage qui le considérait comme un ensemble de traces ou d’effets que les cultures imprimaient sur leur environnement. Le paysage était pour ces théoriciens un artefact nettement matériel, et son analyse était donc morphologique. Cette conception reposait sur le binôme nature/culture, considérant cette dernière comme un « attribut collectif qui dispose d’une efficacité propre indépendante de la volonté des individus et des processus sociaux » (Debarbieux, 2001).

4 La notion de Continuum urbain-rural a été élaborée en 1929 par Pitrim Sorokin et Carle Zimmerman et a eu une grande répercussion. Elle propose une conception spatiale structurée par une centralité urbaine, autour de laquelle les éléments et infrastructures urbaines s’étalent dans un territoire. Ceux-ci perdent prépondérance dans l’espace ou disparaissent au fur et à mesure qu’on

25 Ces critères ont promu la dichotomie entre le rural et l’urbain, et se

ba-saient sur des recherches empiriques dans des endroits délimités, tout en utilisant des indicateurs arbitraires pour déterminer le degré de ruralité (par exemple, une limite d’habitants par mètre carré, ou seuil d’habitants travaillant dans des activités productives primaires ou la distance aux grandes villes, etc.). Des indicateurs qui servent à contribuer à l’élaboration des politiques publiques. L’utilisation de cri-tères tant démographiques que matériels amène à un réductionnisme de la réalité territoriale, et à « une compréhension limitée » à l’échelle individuelle (Horton et Kraftl, 2014) même si les variables se complexifient.

Ces approches postulant l’homogénéité des populations rurales et la dé-termination des traits de personnalité des individus vivant à la campagne par le simple fait d’y vivre ont suscité des critiques. Dewey (1961, cité par Oliva, 1995), souligne l’impossibilité de déduire des traits de personnalité individuels à partir d’indicateurs simplement démographiques, ou de prendre ceux-ci comme base pour définir une organisation sociale. Les contributions de Lewis sont dans ce sens plus précises. Contre l’idée de l’homogénéité sociale interprétée en raison de l’isolement des populations ou de la présence d’un travail commun ou d’une façon commune d’habiter dans les communautés paysannes, Lewis (1966, et aussi cité par Oliva, 1995) a montré l’existence des différents groupes à l’intérieur des communautés rurales, définis par leurs intérêts de propriété et productivité de terre et de contrôle politique à niveau municipal, et qui entraînaient des rapports conflictuels, voire violents entre eux. Et contre l’idée de la disparition ou « déconfi-guration » des caractéristiques sociales propres des populations rurales produites par l’urbanisation, il a aussi montré la capacité des populations d’origine rurale de

« reconfigurer » des traits ou des rapports d’habiter propres à un contexte paysan, à travers la rencontre et la création des liens en espaces intimes ou publics, soit au sein des territoires ruraux en transition vers l’urbain, soit dans périphéries des grandes villes5.

Cloke (2006) identifie dans les études rurales une deuxième approche, qu’il nomme l’approche « systémique ». Cependant, afin de maintenir la cohérence narrative, je vais maintenant la présenter dans cette première catégorie de la ré-alité matérielle. En effet, les études sur l’espace rural et le paysage l’intègrent à l’approche matérialiste. Cette approche trait aux processus et dynamiques dans lesquels les éléments matériels sont produits, et elle envisage de comprendre la position du rural dans la « production sociale de l’existence » à travers des perspec-tives politico-économiques. Mais selon la perspective d’étude que chaque auteur prend et selon le contexte, on arrive à des interprétations très variées, même opposées.

s’éloigne du centre, en conformant des espaces à chaque fois moins urbains et plus ruraux, en arrivant à des extrêmes isolés nettement ruraux. On la représente couramment comme une série d’anneaux concentriques.

5 Les deux idées contraires à celles de Lewis appartiennent à Redfield (1941, cité par Oliva, 1995). Redfield a été formé au début à l’École de Chicago, qui se servait bien des communautés à Canada ou au Mexique, « pour y étudier in vivo ces fameuses folk societies, soit des sociétés rurales traditionnelles encore bien vivantes, ce qui n’était plus guère possible dans la société américaine qui avait achevé son destin historique de société urbaine, industrielle et moderne, aboutissement nécessaire de toute évolution sociale » (Jean, 1989). Ainsi, Redfield proposa son Continuum folk-urban à Tepoztlán en dessinant une homogène et harmonieuse vie campagnarde (Oliva, 1995), en écart aux villes développées. Et ç’a été à Tepoztlán aussi où Lewis étudia la construction des rapports sociaux actifs, conflictuels, hérités de la Révolution Mexicaine (Oliva, op.cit.).

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Une perspective est celle de la Théorie de l’Acteur-réseau (en anglais : Actor-Network Theory, ANT). Celle-ci offre également un regard matériel sur la ru-ralité, cependant moins déterministe que la susmentionnée. Elle prend aussi en compte les objets non-humains comme des acteurs jouant un rôle ensemble dans un grand système. Ces objets non-humains sont des éléments physiques, mais aussi des discours. Ils jouent un rôle important dans la création des lieux, et parmi eux, on peut compter des animaux, des végétaux, des objets technologiques ou des bâtiments. « La façon de penser le monde que ANT propose exige de se fo-caliser sur la relation entre les différents agents, en se concentrant plus sur les connexions que sur les choses elles-mêmes » (Horton et Kraftl, 2014).

Les constructions ou réalisations sociales et techniques y seraient des meilleures portes d’entrée, du fait que ceux-ci impliqueraient le déploiement des plusieurs pratiques technologiques, techniques, matérielles et de travail de divers acteurs (humains et non-humains). L’énorme tranche d’acteurs qui pourraient donc potentiellement figurer dans la production de l’espace, et la nature instable de certains d’entre eux, constituent nécessairement une nature changeante à ces espaces. Ainsi, la démarche et la pensée promue par la ANT considèrent le chan-gement, la fluidité et la mobilité des contextes ou réseaux en étude. Jones (2006) considère que la ANT offre une grande utilité pour les études rurales, parce que les acteurs topographiques et organiques sont importants dans la construction maté-rielle et sociale, et difficiles à ignorer dans le domaine du rural (comme on disait, la composante matérielle est toujours présente dans les différentes lectures).

Cependant, d’autres perspectives d’étude se sont centrées sur les dyna-miques éconodyna-miques et politiques nationales et/ou internationales qui intègrent les territoires ruraux et qui opèrent sans bases spatiales (parce que globales).

Dans cette perspective, la ruralité en tant que catégorie analytique a été méprisée dans bon nombre de ces discussions. Les chercheurs ruraux ont été même invités à « se débarrasser du rural » (Hoggart, 1990) en tant que contenant intellectuel, et à rechercher des recherches sectorielles qui s’étendent au-delà des distinctions rurales-urbaines antérieures » (Cloke, p.20).

Cela, parce que prédéfinir une entité territoriale comme rurale avant de l’étudier, conduirait à une tergiversation des structures économiques présentes aux localités. Certains auteurs ont relativisé, voir nié la pertinence du terme « rura-lité » en tant que cadre descriptif d’une quelconque entité territoriale, dû à la diffi-culté de le définir, et au risque de manque de scientificité (où et comment placer la limite de densité, de la proportion de travailleurs agricoles, de distance aux centres urbains pour définir une localité comme rurale ?), ou même en raison de l’inutilité de le faire. Ainsi, la supposée impossibilité de définir la ruralité serait signe aussi de la fin du rural lui-même.

Influencés par la pensée de l’École de Chicago dès la moitié du siècle dernier, différents auteurs d’Amérique du Nord et d’Europe — notamment des sociologues — (Miner, 1952, Fortin, 1971, Association des Ruralistes Français, ARF, 1988, Mills, 2000, entre d’autres) ont interprété l’arrivée des populations d’origine urbaine à la campagne et la massification des services et « valeurs de vie urbaine » comme un signe de la fin des régimes ruraux. Même plus ; en 1972, devant un congrès de la Société de sociologie rurale aux États-Unis, James Coop a affirmé qu’« il n’y a pas de ruralité et il n’y a pas d’économie rurale. Il s’agit simplement de notre distinction analytique, de notre dispositif rhétorique. Nous avons tendance

27 à ignorer l’importance de ce qui se passe dans l’ensemble de l’économie et de la

société et qui affecte le secteur rural. Nous avons tendance à considérer le secteur rural comme une entité distincte » (Coop, 1972, cité par Halfacree, 2006).

Cependant, une perspective plus politique d’idéologie marxiste, s’intéres-sant aux dynamiques de production de l’espace, attribue un intérêt spécial aux en-droits où se développent les pratiques quotidiennes de ces dynamiques globales.

C’est une perspective des « localités » (Halfacree. 2006) qui émerge contre l’idée de l’effacement des frontières et spécificités locales de la mainmise du capitalisme global. Les localités seraient à la fois « inscrites et utilisées par les processus so-ciaux ; produit et moyens de production ».

Ce qui les distinguerait sont les pratiques propres aux lieux, qui peuvent refléter les contradictions de forces et d’aspirations dans la production sociale de l’existence. De même, elles supportent des représentations quotidiennes de l’es-pace chez les habitants et la société en générale, tracées par des règles institution-nelles et/ou normes culturelles.

LA CONSTRUCTION SOCIALE ET LES SIGNIFICATIONS DE LA